La croissance économique infinie, une nécessité absolue ! Vraiment ? 5ième partie

Après avoir décrit en quoi consiste la décroissance en tant que stratégie de transition et comment elle pourrait être mise en œuvre, Timothée Parrique clarifie le système économique qui viendrait remplacer l’économie de croissance que l’on connaît aujourd’hui. Nous en rapportons ici les grandes lignes tout en précisant qu’un changement du système économique actuel entraîne aussi des changements majeurs concernant le rôle de l’individu qui, encore considéré comme un producteur – consommateur – électeur, deviendrait un citoyen doté d’un réel pouvoir de déterminer la finalité de ce nouveau système économique dans lequel il vivra et s’épanouira avec les autres. Timothée Parrique propose également des idéaux, des valeurs, des principes, des modèles et des mécanismes sur lesquels cette nouvelle structure socio-économique pourrait s’organiser et fonctionner pour favoriser à la fois le bien-être humain et celui de la planète. Il s’agit donc d’un projet de société qui change radicalement le cadre actuel des rapports au travail, aux autres, à la société et à la nature et qui s’impose vue la situation climatique et environnementale catastrophique à laquelle nous devons faire face en toute urgence, car le temps nous est compté avant que cela ne devienne hors de contrôle.

Un projet de société.  

Timothée Parrique nomme cette 2ième phase la “ post-croissance ”, mot que l’on peut associer aux mêmes idées que celles des chercheurs qui parlent d’une société de décroissance, c’est-à-dire une économie qui fonctionnerait selon les valeurs associées à la décroissance. C’est une “ économie stationnaire ” en relation harmonieuse avec la nature où les décisions sont prises ensemble et où les richesses sont équitablement partagées afin de prospérer sans croissance. Nous retrouvons ici les 4 points cardinaux : soutenabilité, démocratie, justice, bien-être, non plus comme critères d’une transition temporaire, mais comme principes de fonctionnement d’une économie pérenne.  

Une économie stationnaire.

Une économie en croissance produit et consomme de plus en plus et une économie en décroissance produit et consomme de moins en moins. Comme son nom l’indique, une économie stationnaire est “ stable ”. L’activité économique peut légèrement fluctuer à la hausse et à la baisse en fonction des besoins et de la productivité, mais elle ne change pas fondamentalement de taille. Une économie stationnaire post-croissance aurait un PIB stable, au même titre que ce que les économistes appellent une stagnation séculaire, le ralentissement ou l’annulation des taux de croissance, comme on l’observe au Japon depuis le milieu des années 1990. À la différence du Japon, une économie de croissance qui n’arrive pas à croître, la taille d’une économie de la post-croissance ne serait pas choisie au hasard. Comme un régime qui ciblerait un poids spécifique pour favoriser la santé et le bien-être, la décroissance est une stratégie qui garantit le bien-être et la justice sociale (les planchers sociaux) sans dépasser la capacité de charge des écosystèmes (le plafond écologique).

Timothée Parrique revient donc à cette double question fondamentale qui l’a guidé tout au long de son ouvrage : “ De quoi avons-nous vraiment besoin pour être heureux ? ” et “ Que pouvons-nous vraiment nous permettre de produire pour préserver l’habitabilité de notre planète ? ” Voilà qui devrait être l’objectif de toute économie. Pourtant nous associons aujourd’hui “ la production à l’accumulation ” (de plus en plus), alors que nous devrions l’associer à un “ processus de contentement ” (assez). Une “ économie du contentement ” produit ce dont nous avons vraiment besoin – pas plus, les besoins humains étant fondamentalement finis. Bien sûr, de nouveaux besoins peuvent apparaître, ce qui nécessite un surcroît de production, de la même manière que d’autres peuvent disparaître, ce qui s’accompagne d’un déclin de la production. L’économie dans son ensemble fait l’expérience de phases de (légère) croissance et de (légère) décroissance, dans son acceptation première de recul de la production, en fonction du contexte social et écologique. Ce serait une économie stationnaire au sens de l’économiste Herman Daly.

Timothée Parrique dissipe un doute répandu : la stagnation de la production ne signifie en aucun cas la fin de l’innovation et du progrès. Dans une économie stationnaire post-croissance, les gains de productivité sont utilisés, non pas pour augmenter la production comme aujourd’hui, mais plutôt pour réduire le temps de travail et rendre ses conditions plus agréables. Si l’on parvient à automatiser certains emplois, nous pouvons collectivement répercuter ces gains de productivité dans une baisse du temps de travail, libérant ainsi du temps pour les activités non économiques. C’est un “ progrès ” qui améliore la “ qualité ” sans forcément accroître la quantité. 

Pour rester stationnaire, une économie doit se libérer des impératifs de la croissance, c’est-à-dire de toutes les injonctions à produire et à consommer toujours plus. Comme nous l’avons vu, ces injonctions sont émises par trois groupes d’acteurs principaux : les gouvernements (via les politiques de croissance), les entreprises (via la quête des profits) et les consommateurs (via la recherche de revenus). Une économie post-croissance doit se débarrasser de toutes les institutions qui encouragent le “ toujours plus ”, telles que l’utilisation du PIB comme cible de politique économique, le statut d’entreprise à but lucratif et la publicité qui incite à l’achat.

Timothée Parrique est d’avis que nous pouvons parfaitement imaginer une économie qui pourrait fonctionner sans croissance. Une économie fonctionnelle mobilise des ressources naturelles (mais pas trop) pour produire des biens et services (utiles) et les répartir (équitablement), tout en investissant dans de nouvelles activités (nécessaires). Une économie qui devient post-croissance connaît une métamorphose systématique durant la phase de décroissance. C’est un vaste chantier que Timothée Parrique divise en 4 projets de transformation : (1) repenser notre relation avec le vivant, (2) transformer la façon dont nous produisons, (3) harmoniser le partage des richesses et (4) redéfinir la prospérité.  

En harmonie avec la nature.

Timothée Parrique rappelle que vivre en harmonie avec le reste du vivant est une question de soutenabilité. C’est un principe de bonne intendance : on ne consomme pas plus que les écosystèmes peuvent produire et on ne rejette pas plus que ce qu’ils peuvent éliminer. Bref, on respecte leur santé. La capacité de charge des écosystèmes (la biocapacité) fixe des seuils d’extraction et de pollution à ne pas dépasser. C’est la définition bien connue du “ développement durable ” : un développement qui répond aux besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures à répondre aux leurs. L’idée de base : économie et écologie doivent coexister en paix.

Une économie stationnaire ne peut produire davantage que si elle parvient à améliorer la façon dont elle utilise son “ budget écologique ” ou si celui-ci augmente. Si on découvre une manière d’améliorer l’efficience des panneaux solaires ou une nouvelle source d’énergie (la fusion nucléaire, par exemple), on peut alors se permettre, si besoin, de consommer plus d’électricité.  À l’inverse, si un écosystème se dégrade plus vite que prévue, il faudra décroître davantage pour le préserver. Dit autrement, la production peut fluctuer à la hausse et à la baisse en fonction de l’état des ressources naturelles et de notre capacité technologique et institutionnelle à les utiliser. Ainsi, les biens et services les plus décarbonnés et dématérialisés bénéficient de frontières de production plus larges que ceux qui sont fortement dépendants des matériaux et de l’énergie.

L’objectif de “ l’éco-innovation ” est de “ découpler ” le plus possible la “ production socialement utile ” des “ pressions environnementales ”, c’est-à-dire de réduire la “ codépendance écologique de l’économie ”. Il faut que notre “ mode de production ” soit aussi “ circulaire ” que possible en termes d’utilisation des matériaux et aussi “ renouvelable ” que possible en termes d’énergie. Chaque fois que l’économie parvient à circulariser un nouveau procédé de production (le retour des consignes, par exemple), elle libère des matériaux disponibles pour une production supplémentaire potentielle. Chaque fois qu’une source d’énergie est remplacée par une alternative à plus faible empreinte écologique, l’économie libère un surplus énergétique qui devient alors disponible. Toutefois, il est important de rappeler que cette production supplémentaire n’est qu’une possibilité. Produire plus relève d’une décision politique et non de la fatalité. Il est tout à fait possible d’imaginer une économie qui utilise ses gains d’efficience pour travailler moins et sanctuariser des écosystèmes, c’est-à-dire un “ progrès technique ” qui servirait “ les loisirs ” et permettrait de “ réensauvager ” une partie de la nature. 

C’est d’ailleurs l’une des valeurs centrales d’une économie de la post-croissance : une nouvelle relation avec le vivant. Jusqu’ici, la soutenabilité a été présentée sous un angle économique. La nature nous rend service et il est donc dans notre intérêt de la préserver. Le terme “ ressources naturelles ” suggère que la valeur de la nature dépend de son utilité dans le processus de production et le terme “ capital naturel ” traite la nature dans son ensemble comme un “ investissement ” qu’il faudrait faire fructifier.  En parlant “ d’écosystèmes ”, on voit la nature comme une “ machine ” que l’on pourrait casser et ensuite réparer. Imaginons à quel point nos comportements seraient différents si nous traitions les “ écosystèmes ” comme des “ sociétés naturelles peuplées d’êtres vivants ”. Brûler une forêt ou saccager un récif de corail s’apparenteraient alors davantage à un génocide qu’à une panne. Une économie de la post-croissance a besoin d’un “ nouveau contrat naturel ”. Celui-ci partirait d’une question que les économistes ne se posent jamais : “ de quels humains la nature a-t-elle besoin ”? Nous devons nous doter d’une “ conscience écologique ”, comme le disait le philosophe américain Aldo Leopold dans son Éthique de la terre. La société dans laquelle nous vivons n’est pas seulement humaine mais aussi animale, végétale et minérale. C’est l’idée d’une “ convivialité multi-espèces ”, un mode d’interaction où nous considérons “ la nature ” qui nous entoure comme un “ sujet de droit ”.

Nous ressentons déjà cette sympathie écologique mais elle est souvent sacrifiée dans un processus de production qui étouffe ce sentiment. Il faut donc concrétiser cette sympathie écologique en donnant des droits à la nature de la même manière que nous nous sommes progressivement donné des droits à nous-mêmes. Accordons aux animaux un droit à la vie et au bien-être, ce qui nous engagerait également à ne pas détruire leurs habitats. Au lieu de se donner les vagues objectifs du développement durable, protégeons la nature avec une Déclaration universelle des droits du vivant. C’est la logique qui sous-tend les initiatives de conservation telles que les sites du patrimoine de l’Unesco. Accorder à une forêt, à un récif corallien, à un lagon, à un marécage ou à une chaîne de volcans le “ statut de patrimoine mondial ” les protège de l’appât du gain à court terme et de l’exploitation qui en découle, ils deviennent un “ sanctuaire de vie ”. La richesse des sociétés dépasse de loin leur PIB : “ une économie en harmonie avec la nature ” est une économie qui accorde une “ valeur ” (mais pas forcément un prix) à tout ce qui n’est pas humain.  Si une rivière se voit accorder le “ statut de personne morale ” et qu’une entreprise pollue cette rivière, alors ce n’est pas une taxe prédéterminée qui doit être payée, mais une amende imprévisible, voire une peine plus lourde. C’est le “ crime d’écocide ”, défini par un comité d’experts internationaux comme des “ actes illégaux ou arbitraires commis en sachant la réelle probabilité que ces actes causent à l’environnement des dommages graves qui seront étendus ou durables ”. En cas de litige, la peine doit être fixée par un tribunal en tenant compte des dommages causés à la rivière elle-même et à tous ceux dont la subsistance en dépend aujourd’hui et demain. Placer la “ gestion de la nature ” sous l’égide du “ système judiciaire ” (et non sous celle des marchés) est une façon de réinsérer l’économie de marché dans la société. L’idée est simple mais ses implications sont radicales : et si la meilleure façon de rester en harmonie avec la nature était de redéfinir cette division entre les humains et les non-humains que nos économies modernes ont poussée à son paroxysme ?  

Où les décisions sont prises ensemble.  

Nous avons vu que la décroissance nécessitait une “ planification de la production par les besoins ” (l’empreinte bien-être). Mais pourquoi arrêter cette planification une fois la phase de décroissance terminée ? À quoi bon revenir au modèle actuel qui consiste à faire croître de manière indiscriminée et non démocratique la production des choses utiles et inutiles ?

Si l’objectif d’une économie est de “ contenter ” il faut constamment s’assurer qu’elle produise ce dont les gens ont besoin. Or pour savoir ce dont les gens ont besoin, il faut qu’ils puissent s’exprimer. Il faut pouvoir discuter ensemble de ce qu’il faut produire et de comment le faire et donc “ élargir le processus démocratique à l’économie dans son ensemble ”. C’est l’idéal de la “ démocratie économique ” qu’on retrouve dans les théories comme le “ municipalisme libertaire ” de Murray Bookchin, le “ confédéralisme démocratique ” de Abdullah Öcalan et “ l’économie de la permanence ” de Joseph C.Kumarappa. L’idée essentielle est là : allier une démocratie directe, délibérative et participative de proximité à une démocratie représentative à de plus hauts niveaux, comme celui de la région, du pays ou d’un groupe de pays.

À “ l’échelle locale ” des “ tables de quartier ” comme celles qui existent à Montréal depuis les années 1960 pour construire des projets collectifs entre voisins.

À “ l’échelle de la commune ” des “ budgets participatifs ” dans la tradition de ceux qui ont émergé à Porto Alegre dans les années 1980 pour décider de la répartition du budget municipal.

À “ l’échelle des entreprises ”, des “ conseils de cogestion multi-parties prenantes ” pour convier les acteurs du territoire (travailleurs, usagers, collectivités territoriales, voisinage, etc.) dans le processus de décisions sur le choix des produits, des technologies de production et des prix.

À “ l’échelle d’un pays ” des “ conventions citoyennes régulières ” et des “ référendums d’initiative citoyenne ”.

À “ l’échelle internationale ” des “ assemblées transnationales ” comme l’Union africaine, l’Union européenne et les Nations unies.

L’objectif n’est pas de planifier l’économie à l’oreiller et à la chaussure près, mais de permettre une délibération plus inclusive sur les choix de production. Il est relativement simple et rapide de “ produire par les prix et pour les profits ”, surtout dans une entreprise hiérarchique où seulement une poignée d’individus décident. Il est plus compliqué de “ produire par les besoins et pour le bien-être ” en incluant les intérêts d’une communauté élargie de parties prenantes. Il faut “ identifier les besoins ” qui, contrairement à la demande, ne sont pas directement visibles et mesurables et “ discuter de l’équilibre entre plusieurs intérêts ” parfois contradictoires lorsque l’on vient fixer le prix des produits.

Imaginons une économie où chaque entreprise serait légalement obligée de définir une “ mission de production ” claire, qui justifie aux yeux du public en quoi consiste son activité et en quoi celle-ci est utile à la satisfaction des besoins. Idéalement, cette mission serait lucide, sincère, énoncée en termes précis et suivie d’effets. Cette mission serait définie par une convention multi-parties prenantes, sur le modèle des conventions citoyennes. Chaque entreprise serait dotée d’un “ comité de mission ” qui contrôlerait en interne l’adéquation de l’activité avec la mission et les entreprises seraient régulièrement auditées en externe par des “ tribunaux d’existence ” qui détermineraient cette même adéquation, comme c’est déjà le cas pour les sociétés coopératives d’intérêt collectif. Le modèle de “ l’entreprise à mission ” viendrait donc remplacer celui de “ l’entreprise à but lucratif ”. Ce changement pourrait être plus révolutionnaire qu’on le pense. Au lieu d’accorder la “présomption de bienfaisance ” à toutes les entreprises au nom d’une prétendue “ liberté d’entreprendre ”, la logique  serait inversée : pour exister, une entreprise doit avoir une mission (et un plan concret pour l’atteindre) qui résonne avec les besoins des territoires et des populations.  Il y aurait une double sélectivité démocratique de la production sur les finalités (que voulons-nous produire ?) et sur les moyens (comment voulons-nous produire ?). Cela éviterait non seulement de gaspiller des ressources précieuses pour satisfaire des besoins minoritaires ou inessentiels, mais également de décourager les techniques de production socialement et/ou écologiquement nuisibles.

Qui dit mission, dit “ indicateurs de prospérité ”. Si la comptabilité d’entreprise telle qu’on la connaît aujourd’hui est principalement financière, des alternatives existent. L’idée centrale est de trouver un équilibre entre au moins 3 grandes familles d’objectifs : la “ soutenabilité ” (la charge écologique), la “ convivialité ” (le bien-être) et la “ productivité ” (l’efficience productive). Il y a une hiérarchie entre ces objectifs. La première condition de pérennité d’une entreprise est d’être viable écologiquement. Il convient ensuite de s’assurer que son utilité sociale est positive – une entreprise qui enrichit une minorité d’actionnaires à travers des bullshits jobs et des gadgets inutiles auraient très probablement une empreinte bien-être négative si toutes ses parties prenantes venaient à l’évaluer. Et finalement, une fois la soutenabilité et la convivialité assurées, on peut se préoccuper de la productivité de l’entreprise qui peut être améliorée seulement à partir du moment où elle ne vient pas compromettre les deux autres objectifs.

Dans une économie capitaliste, les actionnaires et gestionnaires des entreprises poussent à la productivité même si celle-ci se fait au détriment de la convivialité et de la soutenabilité. Dans une démocratie économique, les parties prenantes satisfont impérativement la soutenabilité et la convivialité avant d’optimiser la productivité. C’est le “ mode de production ” qui résonne le plus avec le sens commun. Si je cultive mon potager, je fais attention à la productivité bien entendu, car je ne veux pas passer ma vie à faire pousser des tomates, mais je prends en compte d’abord les autres critères impératifs. Je refuse, par exemple, d’employer des pesticides et des herbicides par respect pour les sols et les animaux et je jardine d’une manière calme et agréable, même s’il était théoriquement possible de le faire d’une manière plus rapide et plus efficace. C’est la “ mentalité artisanale ” qui s’appuie sur le bon sens du fait maison.L’artisanat ” est unmode de production ”, autonome dans le sens d’auto-organisé, qui fait preuve d’un “ discernement technologique ” pour ne sélectionner que les outils qu’on juge utiles et désirables.

En termes de “ temps de travail ”, baisser la “ productivité horaire ” n’est pas une régression si elle permet d’augmenter la “ convivialité horaire ”. Voilà pour Timothée Parrique un bel objectif pour remplacer le PIB : au lieu de chercher à croître de X % par an, cherchons à réduire le temps de travail de X % par an. Maximisons la “ Sieste Intérieure Brute ” et calculons la “ performance  de notre économie ” par les heures de labeur, c’est-à-dire de travail indésirable, qu’elle nous permet d’économiser.

Même logique pour la “ soutenabilité ” : on peut baisser la “ productivité horaire ” en abandonnant certaines techniques de pêche industrielle, ce qui s’avère être un progrès économique sur le long terme car cette action préservera la biodiversité.

“ Comment produire ? ” devient dès lors la poursuite conjointe de ces 3 différents objectifs (soutenabilité, convivialité, productivité), d’où l’importance de la démocratie d’entreprise pour pouvoir arbitrer entre différents intérêts. Un concept qui capture bien cette nouvelle philosophie de production est la Low Tech,qui  désigne un ensemble de “ technologies utiles ” (qui répondent à des besoins essentiels), “ accessibles ” (appropriables par le plus grand nombre) et “ durables ” (écoçoncues, robustes, réparables et recyclables). Ce sont des “ outils pour la convivialité ” selon le philosophe Ivan Illich, des méthodes de production décentralisées, démocratiques et adaptables qui permettent de produire de manière efficace sans mettre à mal le vivre-ensemble. Alors que dans un système productiviste les techniques de production sont prédéterminées par l’Impératif de lucrativité, une économie de la post-croissance choisit ses outils avec des critères beaucoup plus larges. Peu importe que la commande vocale utilisée dans les centres de stockage améliore la productivité horaire si elle rend les employés malheureux.

Bien qu’il existe une base constante de besoins humains fondamentaux, certains besoins peuvent évoluer avec le temps. C’est pour cela qu’une “ économie du bien-être ” (centrée sur les besoins) doit obligatoirement se doter d’institutions de démocratie délibérative. Le modèle de l’entreprise privée hiérarchique et autoritaire doit laisser place à celui de la démocratie d’entreprise multi-parties prenantes. C’est la logique des “ coopératives ” qui, légalement se doivent de respecter un principe de “ gouvernance démocratique ” par les membres tel qu’un article de la loi française le précise : “ La coopérative exerce son activité dans toutes les branches de l’activité humaine et respecte les principes suivants : une adhésion volontaire et ouverte à tous, une gouvernance démocratique, la participation économique de ses membres et la coopération avec les autres coopératives ”. Pour aller vite, on pourrait dire qu’une bonne manière de “ démocratiser l’économie ” serait de transformer toutes les entreprises privées en coopératives. Des coopératives de production, des coopératives d’usagers comme les coopératives d’achat et des coopératives d’allocation comme les coopératives de crédit. Pour Timothée Parrique, il faut comprendre le mot “ coopérative ” ici dans un sens beaucoup plus large que “ entreprise ” et plus proche d’un “ commun ”, “ ces institutions gouvernées par les parties prenantes liées à une chose commune ou partagée (matérielle ou immatérielle) au service d’un objet social, garantissant collectivement les capacités et les droits fondamentaux (accès, gestion et décision) des parties à l’égard de la chose  ainsi que leurs devoirs (préservations, ouverture et enrichissement) envers elle ”.

Décider ensemble quoi produire veut aussi dire décider ensemble de comment financer des nouveaux projets. Aujourd’hui, une entreprise peut se financer soit par crédit bancaire, soit par une levée de fonds actionnariale. La banque demande des intérêts et les actionnaires des dividendes, les deux créant un impératif de lucrativité. Dans une économie sans croissance, il faudrait que les entreprises puissent se financer auprès d’acteurs qui n’exigent pas de retours financiers perpétuellement positifs. Le crédit bancaire pourrait être organisé à travers des coopératives bancaires à but non lucratif, qui évalueraient chaque nouveau projet de production en fonction de sa contribution à l’intérêt général (l’adéquation avec la raison d’être de l’entreprise). Au lieu d’accorder des crédits aux projets les plus rentables (c’est le cas aujourd’hui), ces nouveaux “ communs bancaires ” privilégieraient les projets créateurs de bien-être, de justice sociale et respectueux de la nature. On pourrait imaginer la création de “ fonds socialisés d’investissement ” dans le système de Benoît Borrits ou des “ caisses d’investissement ” dans celui de Bernard Friot, un “ réseau de réciprocité financière ” qui fonctionnerait selon la même logique que la Sécurité Sociale. Chaque entreprise cotise une partie de sa valeur ajoutée et ces cotisations sont réallouées aux entreprises selon leurs besoins d’investissement sous la forme de subventions non remboursables. Dans ce système, on viendrait mutualiser une partie du surplus économique à travers un réseau décentralisé de commissions d’investissement.

Quel que soit l’échelon économique, la logique est la même : mettre en commun. Pour qu’une économie stationnaire en harmonie avec la nature puisse prospérer, il faut nécessairement que les décisions d’extraction, de production, d’allocation, de consommation et d’élimination soient prises ensemble. L’une de ces décisions – et pas des moindres – concerne le partage des richesses.

Où les richesses sont équitablement partagées.

Dans une économie stationnaire avec des budgets écologiques limités, tout le monde ne peut pas avoir “ plus ” tout le temps. Ce n’est néanmoins pas un problème si tout le monde peut avoir “ assez ”. Nous pouvons tous vivre décemment avec les richesses que nous avons déjà et même avec beaucoup moins et cela depuis longtemps, à condition que celles-ci soient équitablement partagées. Voilà le maître mot : le partage, que Timothée Parrique utilise dans le sens économique, c’est-à-dire comme l’ensemble des protocoles régissant l’allocation des choses entre les gens. Ce partage intervient à 3 niveaux : en amont de la production (la prédistribution de l’héritage), pendant le processus de production (la distribution de la valeur ajoutée) et après coup (la redistribution des richesses accumulées).  

La prédistribution.

Un protocole de prédistribution, c’est un “ droit de propriété ” donné à chaque participant indépendamment de son succès au jeu de l’économie. Tout le monde devrait pouvoir satisfaire ses besoins les plus fondamentaux. On protège aujourd’hui les ménages les plus pauvres contre la “ précarité énergétique ” avec un “ chèque énergie ” et l’on garantit un “ pouvoir d’achat culturel minimum ” pour les jeunes avec le “ chèque culture ”. Plus généralement, il existe toute une infrastructure d’assurances qui permet de protéger partiellement les individus contre le chômage et la pauvreté. Et si on allait plus loin en élargissant la logique de la sécurité sociale à une “ sécurité économique ”.

D’abord, un “ héritage minimum garanti ”. C’est la “ dotation universelle en capital ” dans le socialisme participatif de Thomas Piketty. À l’âge de 25 ans, chaque individu recevrait un héritage équivalent à 60 % du patrimoine moyen (environ 120 000 euros) et cela financé à travers un impôt sur la propriété privée. Cet impôt sur la propriété serait progressif en 7 tranches, allant de 0,1 % pour ceux possédant la 1/2 du patrimoine moyen à 90 % d’imposition pour la richesse dépassant plusieurs milliers de fois le patrimoine moyen. Cet héritage minimum permettrait, par exemple, de mieux partager l’accès au logement. En France, 24 % des ménages détiennent 68 % des logements possédés par des particuliers. Ceux qui héritent de fortunes peuvent placer leur épargne dans l’immobilier et s’enrichir en louant à d’autres qui se retrouvent quant à eux dans l’impossibilité d’acheter et deviennent donc dépendants de leur pouvoir d’achat, surtout dans les villes où les loyers sont chers.

La distribution de la valeur ajoutée.

L’objectif du partage de la valeur ajoutée est d’en finir avec la “ propriété lucrative des moyens de production ”. Comme le propose Timothée Parrique, les “ entreprises à but lucratif ” seraient amenées à disparaître pour laisser place à des “ coopératives à mission ”. Ces coopératives seront organisées selon le principe de la “ lucrativité limitée ” et la “ propriété partagée ”, déjà à l’œuvre dans certaines entreprises comme les sociétés coopératives d’intérêt collectif (SCIC). Concrètement, cela veut dire que la “ valeur ajoutée ” d’une entreprise est équitablement répartie entre les différentes parties prenantes internes et externes qui participent directement ou indirectement à la production (via la délibération en assemblée générale avec la règle du : “ une personne  = une voix ”). Selon la logique du “ salaire libre ” (ici étendue à tous les revenus de production et pas seulement ceux des salariés), ce sont les parties prenantes qui décident de leur rémunération (dans les limites légales des revenus minimaux et maximaux).C’est la fin de la propriété lucrative et privée des moyens de production parce qu’aucun individu ne peut s’approprier les bénéfices réalisés par une entreprise (sauf bien sûr dans le cas d’entreprises individuelles, dont le chiffre d’affaires serait toutefois plafonné).  Plusieurs modèles de “ distribution délibérative ”existent déjà. Par exemple : l’entreprise néerlandaise de services numériques Incentro. Après avoir participé à un atelier pour mieux comprendre la situation financière de l’entreprise, les employés choisissent leur salaire pour l’année suivante avec un paragraphe de justification sur un document partagé. Les employés discutent d’abord en petits groupes, puis ensemble, de ce qui est le mieux pour eux, pour les autres travailleurs et pour l’entreprise, avant de décider finalement individuellement du montant . Et si on élargissait ce “ processus d’autorémunération ” à toutes les parties prenantes qui méritent rémunération ? Au sein d’une entreprise à but non lucratif, la fixation du salaire cesse d’être une lutte entre les employés et les managers. Elle devient une tâche routinière au cœur de la démocratie du travail. Cette logique d’autodétermination (prendre les décisions ensemble) peut s’appliquer à toutes une série d’autres décisions comme les horaires de travail, les congés, la fixation des prix et finalement, tout.

La redistribution des richesses accumulées.

Le dernier mécanisme de partage de richesse d’une économie post-croissance concerne la redistribution. Timothée Parrique reprend ici la seconde proposition de Thomas Piketty (après la taxe sur le patrimoine) : une taxe des revenus organisée en 7 tranches d’imposition progressive en fonction du revenu moyen. Un ménage qui reçoit la 1/2 du revenu moyen ne sera imposé qu’à 10 % (y compris cotisations sociales et taxe carbone) ; un autre qui gagne 5 fois le revenu moyen serait imposé à 50 % ; et progressivement jusqu’à 90 % d’impôts sur les revenus dépassant plusieurs milliers de fois le revenu moyen (on pourrait même ajouter à ce système un plafonnement légal des revenus et des patrimoines). Ce “ système redistributif  ” permettrait de financer un “ revenu minimum garanti ” fixe au seuil de pauvreté, reçu automatiquement par toutes les personnes vivant sous ce seuil. Une partie de ce “ revenu de base ” pourrait être versée en monnaies alternatives sur le modèle d’une “ sécurité sociale de l’alimentation ” (une dotation mensuelle de 150 euros destinée aux produits alimentaires de base sous la forme d’un chéquier sur le modèle des tickets-repas) et une autre partie serait versée en monnaie nationale.  Ce serait une forme de “ revenu de base modulaire ”, comme le propose les partisans d’une dotation inconditionnelle d’autonomie. Avec la dotation en monnaies alternatives, chaque citoyen bénéficierait d’un pouvoir d’achat minimum fléché pour des consommations spécifiques concernant les choses dont l’accès n’est pas déjà organisé à travers un protocole de gratuité socialisée.   

Afin de prospérer sans croissance.

Une économie en crise à la moindre baisse, même minime, du PIB est bien une piètre économie.  Nous arrivons ici à l’objectif central de la post-croissance : la capacité d’une économie à pouvoir atteindre et maintenir un “ haut niveau de qualité de vie ” sans croissance. À l’inverse du capitalisme, qui ne peut se stabiliser que par la croissance (et encore avec de piètres résultats en termes de bien-être, de justice et de soutenabilité), une économie de la post-croissance doit pouvoir fonctionner et prospérer sans être forcée de croître. 

Mais que veut dire “ fonctionner ”exactement ? La question sous-jacente est celle de la “ prospérité ” et donc des “ indicateurs ” que l’on utilise pour la mesurer. Une économie ne peut pas prospérer sans croissance si sa prospérité est elle-même définie par la croissance. Nous devons donc redéfinir une “ nouvelle vision  de la prospérité ” et pour ce faire s’équiper de “ nouvelles mesures ”. En 2019, la Nouvelle-Zélande a commencé à utiliser les budgets bien-être ”, un tableau de bord de 65 indicateurs économiques, sociaux et environnementaux. De nombreuses initiatives similaires existent, rassemblées autour du même objectif : remplacer le PIB par une vision holistique de la prospérité. Éloi Laurent imagine un tableau de bord divisé en trois sections : bien-être ici et maintenant (égalité entre personnes et territoires), bien-être plus tard (soutenabilité patrimoniale) et bien-être ailleurs (responsabilité globale). L’objectif d’une économie de la post-croissance serait de poursuivre ce triple agenda.

“ Prospérer sans croissance ”, c’est d’abord se poser la “ question du bien-être ”. De quoi avons-nous besoin pour mener une vie heureuse ? Cette démarche, profondément philosophique, est complètement ignorée dans les discussions sur la croissance qui se focalisent sur “ l’avoir ” (les possessions et le pouvoir d’achat) et oublient complètement “ l’être ” (les “ capabilités ” au sens d’Amartya Sen et le pouvoir de vivre). L’idéologie de la croissance est une passion de l’avoir concentrée sur la possession, et obnubilée par l’argent. Nous devons la remplacer par un autre “ mode d’existence ” fondée sur les relations humaines, l’accomplissement intellectuel et spirituel dans une relation épanouie avec le monde qui nous entoure (dont nous faisons intégralement partie). Beaucoup de concepts existent pour décrire ce changement de paradigme : sobriété conviviale, sobriété heureuse, frugalité abondante, écosuffisance, hédonisme alternatif, hédonisme frugal, vie simple ou des termes plus courants comme la simplicité volontaire, l’anticonsumérisme, le post-matérialisme, la déconsommation et le minimalisme. Au Québec, où l’idée de simplicité volontaire est devenue populaire à la fin des années 1990, l’Office québécois de la langue française la définit comme “ un mode de vie consistant à réduire sa consommation de biens en vue de mener une vie davantage centrée sur des valeurs essentiels  ”. Lagom, comme disent les Suédois. Ni trop, ni pas assez – le juste milieu.

Pour que cette sobriété heureuse soit possible, il faut l’organiser collectivement. Si l’on me donne directement accès à une alimentation saine, à des médecins et à des dentistes, ainsi qu’à un logement, je n’ai pas besoin d’un salaire mirobolant pour acheter de la nourriture, payer des soins de santé et louer une maison. La manière dont nous organisons l’accès aux biens et services prédétermine les choix de sobriété possibles. Pour qu’une économie puisse prospérer sans croissance, il faut donc éviter que la propriété d’infrastructures essentielles ne se concentre trop (surtout si cette propriété est lucrative, car elle génère un impératif de croissance).  La santé, l’éducation, les transports, l’énergie, l’alimentation, le logement : ces secteurs devraient tous être gérés le plus démocratiquement possible dans la logique coopérative de la non-lucrativité.

À quoi ressemblerait une économie davantage centrée sur le Lagom suédois ? C’est une économie sans Bullshit jobs, sans publicité non désirée ni obsolescence organisée, où l’on ne produit que ce dont on a vraiment besoin. Une économie débarrassée de la production lucrative et de ses rentiers, avec des prix honnêtes encadrés par des planchers et des plafonds qui oscillent autour des coûts de production ; une économie des gratuités partagées où l’on n’a pas besoin de posséder quelque chose pour pouvoir l’utiliser. Après tout, c’est une économie du bon sens : à quoi bon créer des emplois (qui n’épanouissent personne) pour produire (d’une manière écologiquement insoutenable) afin d’augmenter le pouvoir d’achat (sans pour autant augmenter le pouvoir de vivre) et tout ça pour consommer  (des choses dont on pourrait se passer) ? Dans une économie où l’on produit et consomme ensemble et non plus les uns contre les autres (la course à la compétitivité et les consommations positionnelles), on réalisera que l’on a besoin de beaucoup moins de choses pour être heureux. “ Ce que nous voulons ”, ce ne sont pas des produits et des billets, c’est entrer en “ résonnance ” avec le monde qui nous entoure. Nous voulons faire l’amour, passer du temps en famille et s’amuser entre amis, jouer de la musique et lire des livres, prendre du plaisir à rencontrer ses voisins, créer de nouvelles connaissances, faire l’expérience des joies de la nature, cuisiner des bonnes choses, débattre de politique. “ Les choses ” que nous utilisons pour parvenir à ces fins ne sont que des “ moyens ”. “ Les fins ”, elles, sont “ sociales ”. C’est pour cela que nous avons besoin d’une “ économie relationnelle ”. Moins de bien, plus de liens, comme disent les Objecteurs de croissance.

Conclusion.

Timothée Parrique propose donc de mettre l’économie en décroissance pour établir une économie stationnaire en harmonie avec la nature où les décisions sont prises ensemble et où les richesses sont équitablement partagées afin de pouvoir prospérer sans croissance. Pour faire simple, on pourrait dire une “ économie du mieux ”, “ le plus ou le moins ” étant devenu une “ question hors-sujet ”. Une “ économie démocratique ” où les décisions sont informées par sympathie écologique, où la production est centrée sur les besoins et le bien-être, où tout le monde est riche sans que personne ne soit pauvre. Une économie qui aurait pour “ finalité ” une “ nouvelle forme de prospérité ” – la quête de sens et du bonheur dans la frugalité et le respect du vivant.

Lire la suite : La croissance économique infinie… 6ième partie.


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