La transition vers une agriculture durable sera plus difficile à faire au Nord que dans les pays du Sud. Comme Olivier de Schutter le précise : “ Nous avons une agriculture qui est fortement dépendante de la combinaison de pesticides, d’engrais chimiques et de semences commerciales et, pour changer de cap, il nous faudra conduire une véritable cure de désintoxication de nos champs mais aussi de nos paysans. Ce ne sera pas facile, mais c’est inévitable. ” Étonnamment, ce sont certains pays du Sud qui nous montre la voie, comme Cuba, qui a opéré cette transition sous la contrainte, lorsqu’en 1991 elle s’est retrouvée privée des aliments, du gaz et des engrais que fournissait l’Union soviétique. Le pays a conduit une véritable “ révolution agroécologique ” en trois ou quatre ans, grâce à la mobilisation des paysans et à l’implication d’ingénieurs agronomes extrêmement talentueux. Pour les pays du Nord, la question est de savoir si nous voulons subir ce changement ou bien si nous voulons le préparer en sachant qu’il va nous être imposé de toute manière à l’horizon de dix à 20 ans, lorsque nous aurons franchi les pics pétroliers et gaziers.
Quels sont les principaux obstacles à cette transition ? Pour Olivier de Schutter, il y en a quatre.
Premièrement, on rencontre une sorte de méfiance par rapport à tout ce qui ne ressemble pas à la modernisation agricole, conçue sur le modèle de la reproduction de processus industriel. C’est un obstacle mental, qui s’accompagne d’une perte de mémoire, car nos agriculteurs ont oublié comment on peut faire autrement.
Deuxièmement, l’idée que l’agroécologie signifierait un retour en arrière est malheureusement fort ancrée dans la tête de nos agriculteurs et de nos gouvernants et il y a donc aussi un obstacle culturel.
Troisièmement, parmi les obstacles principaux pour opérer cette transition vers une agriculture durable, il y a les intérêts économiques à maintenir le système actuel. Les fournisseurs d’intrants n’ont aucun intérêt à ce que l’on enseigne aux agriculteurs comment se passer de ce qu’ils produisent et vendent. Ce sont des intérêts extrêmement puissants qui font pression sur les États, lesquels défendent la vision de l’agriculture productiviste, car elle correspond aussi aux intérêts de leur industrie et économie nationales. Or, avec la mondialisation, les fabricants d’intrants chimiques sont aussi très liés – parfois ce sont les mêmes – aux multinationales qui dominent la distribution et la commercialisation des aliments sur les marchés internationaux. Leur intérêt, c’est aussi de maintenir le système agroalimentaire actuel, où l’on produit de larges volumes d’aliments uniformes, plus faciles à contrôler qu’une multitude de fruits, de légumes ou de céréales issus de la diversité des champs.
Quatrièmement, la subordination de l’agriculture aux règles du commerce international est un obstacle majeur à une agriculture plus diversifiée, plus respectueuse de la nature et, donc, plus durable.
Selon Olivier de Schutter : “ Les États dont l’économie repose en partie sur une filière agroalimentaire puissante ont un rôle important à jouer : il faut qu’ils comprennent que leur fonction est de travailler pour le bien-être des populations dans le long terme et qu’ils ne doivent pas seulement être au service des intérêts de quelques multinationales qui monopolisent le pouvoir aujourd’hui dans le système agricole. Les gouvernements doivent intégrer davantage la perspective du long terme dans leurs politiques. Aujourd’hui, nous sommes les otages du marché, des attentes immédiates des actionnaires, mais aussi du court terme politique, qui vise à satisfaire les attentes immédiates des électeurs. Il faut maintenant trouver le levier politique pour que les scientifiques convainquent les politiques de l’urgence de la situation. Inutile de dire que la tâche ne sera pas aisée, car l’agroécologie ne pourra s’imposer que si l’on revoit complètement l’organisation des marchés, aux niveaux international, national et local ”.
ALENA 1.0 : une bonne affaire qui a affamé le Mexique.
“ Le libre-échange est la voie de l’avenir ”, disait George W. Bush en octobre 1992 lors de la signature de l’Accord de libre-échange nord-américain (ALENA), prévoyant la libre circulation des biens et des services, y compris des produits agricoles dans les trois pays de la zone. Mais, pour pouvoir entrer en vigueur, l’ALAENA devait être approuvé par les trois Parlements nationaux. Aux États-Unis, c’est à Bill Clinton qu’incomba cette tâche après avoir gagné les élections présidentielles contre le républicain Bush. En septembre 1993, il organisa une cérémonie somptueuse à la Maison-Blanche où il expliqua ainsi son appui indéfectible pour l’approbation de l’accord par le Congrès : “ Je suis convaincu que l’ALENA créera un million d’emplois dans les cinq années qui suivront son entrée en vigueur. L’ALENA créera ces emplois en promouvant un boom des exportations vers le Mexique, en supprimant les taxes douanières que l’administration du président Carlos Salinas de Gortari a déjà réduites mais qui restent plus élevées que les taxes américaines. Cela signifie que l’on va pouvoir combler plus rapidement le fossé qui existe entre les niveaux de salaires de nos deux pays. Et, au fur et à mesure que les bénéfices de la croissance économique irrigueront le Mexique et profiteront aux gens qui travaillent, que se passera-t-il ? Ceux-ci auront des revenus disponibles pour acheter des produits américains et il y aura moins d’immigration illégale, parce que les Mexicains seront capables d’entretenir leurs enfants en restant chez eux. ” Bill Clinton a gagné : l’ALENA a été ratifié par le Congrès a une majorité honorable, le 17 novembre 1993 et il est entré en vigueur le 1ier janvier 1994. L’ALENA était alors considéré commele “ laboratoire de la mondialisation ” mais les dés étaient pipés d’avance, à l’avantage des États-Unis. C’était en effet, la première fois, qu’un accord de libre-échange était signé entre des pays dont l’économie est si différente, comme celles des États-Unis, la première puissance mondiale et du Mexique, un pays en voie de développement. Jusqu’à présent ce genre de traité concernait des pays avec des économies proches, comme en Europe.
Quelles ont été les conséquences de l’ALENA dans le domaine agricole ? L’argument des promoteurs du traité était qu’il allait être un exemple parfait d’intégration régionale, permettant à chacun des trois pays de tirer parti de ses “ avantages comparatifs ”. Par exemple, grâce à son climat, le Mexique allait pouvoir vendre des fruits et des légumes produits hors saison aux États-Unis ou au Canada. En fait, les “ avantages comparatifs ” étaient des niches que le Mexique était censé occuper sur le marché de la première puissance mondiale. Dans les faits, l’ALENA a entraîné un vaste processus de réorganisation de la chaîne alimentaire en Amérique du Nord. Pour Laura Carlsen, directrice du Programme des Amériques du Center for International Policy de Washington, qui a suivi de très près la genèse du traité et le débat intense qu’il a suscité de part et d’autre de la frontière et qui a coécrit le livre Confronting Globalization paru en 2003, qui dressait un premier bilan économique et social du traité, l’ALENA était mal nommé. Parce que les termes mêmes qui constituaient le nom de l’accord sont erronés. Il n’y a rien de “ libre ” dans “ l’échange ” qui a permis l’ALENA. Si l’on prend l’exemple du marché des aliments en Amérique du Nord, il est dominé par une poignée de multinationales qui contrôlent toute la chaîne, avec une intégration verticale comprenant la production, la distribution, l’importation ou l’exportation des aliments. Leur objectif n’est pas de produire des aliments pour nourrir les gens, mais de faire le maximum de profits. Le terme “ accord ” est aussi trompeur : L’ALENA a été négocié par les gouvernements avec les multinationales. Étaient absents de la table des négociations des millions de petits paysans et travailleurs, dont les représentants n’ont jamais été consultés, alors que le traité allait affecter la vie de millions de personnes. Clairement, ce sont les multinationales qui ont gagné, notamment celles du commerce agricole et ceux qui ont perdu ce sont les petits paysans, les ouvriers et les entreprises locales.
Quelles ont été les conséquences pour les petits paysans Mexicains ? Ils représentent le secteur le plus touché par l’ALENA. Ils ont perdu tout soutien du gouvernement mexicain, qui a démantelé le système des aides à l’agriculture familiale. Ce système comprenait des prix garantis aux producteurs, un accès aux crédits et un soutien des prix à la consommation, qui permettaient aux petits paysans de vivre et aux consommateurs de se nourrir bon marché, notamment pour la tortilla. Tout a disparu. Après l’entrée en vigueur de l’ALENA, les importations de maïs en provenance des États-Unis ont quintuplé et les prix se sont effondrés. Les familles paysannes qui avaient l’habitude de consommer un tiers de leur production et de vendre les surplus sur les marchés, ont vu leur pouvoir d’achat se réduire comme peau de chagrin, ce qui a entraîné une augmentation de la pauvreté et de la malnutrition. Le résultat de l’ALENA, c’est que ceux qui produisent des aliments ont commencé à avoir faim. La malnutrition concernait en 2011, 19 millions de personnes, dont 60 % vivaient à la campagne.
Les promoteurs de l’ALENA pouvaient-ils prévoir ce qui allait se passer ? Tout à fait, selon Laura Carlsen qui, en 1991, l’a entendu de la bouche même de l’attaché commercial des États-Unis au Mexique : “ Nous savons que 3 millions de petits paysans seront mis hors circuit ”. Qu’est-ce qui va leur arriver ? Il lui a répondu qu’ils seront obsolètes. Et de préciser : “ Nous allons investir dans l’industrie et ce sera mieux pour eux de devenir des ouvriers plutôt que de rester dans ces zones arriérées. ” Orces industries n’ont jamais vu le jour, car à part les sinistres maquiladoras, les usines de montage sur la frontière entre les deux pays, l’ALENA n’a apporté aucun emploi industriel, c’est même tout le contraire. Le résultat, c’est que 3 millions de petits paysans, majoritairement des producteurs de maïs, ont abandonné l’agriculture. Et, cet exode rural massif était “ programmé ”.
Pourquoi les producteurs de maïs ont-ils été particulièrement touchés ? Les États-Unis ont un mode de production très intensif, grâce à l’usage massif d’intrants – pesticides et engrais chimiques, énergie, irrigation – et des monocultures qui s’étendent sur des milliers d’hectares, au détriment de l’environnement. De plus, les producteurs américains reçoivent des subventions que les Mexicains n’ont pas. C’est probablement l’un des aspects les plus scandaleux de l’ALENA. Les États-Unis ont été autorisés à maintenir non seulement leurs subventions, mais aussi certaines barrières douanières, notamment pour le riz et le sucre. Et c’est au Mexique – un pays qui a de sérieux problèmes de pauvreté et de sous-développement – qu’on a demandé d’éliminer ses barrières douanières, de s’ouvrir totalement aux capitaux étrangers et de supprimer les aides à l’agriculture familiale.
Les États-Unis savent très bien ce qu’ils font, car dans le cadre de la renégociation de l’ALENA , qui est devenu en 2020 l’accord Canada, États-Unis, Mexique (ACEUM), ils ne se sont pas gênés pour demander au Canada de démanteler son système de gestion de l’offre, sans remettre évidemment en question leur système de subventions. Et, comble de cynisme, le président Donald Trump, initiateur de la renégociation de l’ALENA, considérait que non seulement l’ALENA fut un mauvais accord pour les États-Unis, car ses partenaires avaient “ abusé ” des États-Unis mais que dorénavant, commercer avec les États-Unis était un “ privilège ” !
Le résultat pour les Mexicains fut catastrophique. Les petits paysans ont été complètement exclus du marché et, pour survivre, ils n’avaient que deux options : émigrer vers les États-Unis ou rejoindre l’économie informelle de Mexico ou la filière de la drogue qui, encore aujourd’hui, gangrène le pays. Depuis l’ALENA, juste dans l’État de Zacatecas, au nord de Mexico, c’est au minimum 40 % des familles qui sont parties probablement aux États-Unis. D’après les chiffres officiels, la guerre des narcos a fait 48,000 morts entre 2006 et 2011, dont plus de 8,000 pour la seule année 2011 et 10,000 disparus. Beaucoup de parcelles ne sont plus semées depuis des années, car il n’y a plus personne pour les cultiver et qu’aujourd’hui, il est impossible de vivre de l’agriculture. Avec le traité de libre-échange, les produits qu’on payait aux paysans 3 pesos ne valent plus que 50 centimes. Il va sans dire que dans ce contexte, il n’y a plus de relève agricole, les jeunes n’avaient plus d’avenir au Mexique. C’est pourquoi, beaucoup de Mexicains ont émigré clandestinement aux États-Unis dans les années qui ont suivi l’entrée en vigueur de l’ALENA. D’après le dernier recensement, 1,650,000 Zacatecanos vivaient en 2010 aux États-Unis, plus que le nombre d’habitants de l’État de Zacatecas qui s’élevait à 1,490,000. Une incroyable hémorragie, devenue un mal nécessaire comme l’a déploré Federico Guzman Lopez, le conseiller économique de l’Union nationale des organisations paysannes régionales autonomes (UNORCA) : “ C’est grâce aux remesas – les envois d’argent par les émigrés à leurs familles restées au Mexique – que nous envoient nos parents que nous survivons tous. ” En 2005, dans le seul État de Zacatecas, ces sommes se sont élevées à 541 millions de dollars, à 668 millions en 2006, à 687 millions en 2027, puis elles n’ont cessé de diminuer à partir de 2008, suite à la crise économique, pour atteindre 581 millions en 2010. “ C’est à cause de l’ALENA que l’agriculture mexicaine est sinistrée précise Marcos Pinedo, coordonnateur régional de l’UNORCA. L’UNORCA demande la révision de l’accord. C’est la seule solution pour que le pays retrouve sa souveraineté alimentaire. En voici un exemple : au moment où nous récoltons les haricots, la principale culture régionale, 120,000 tonnes de haricots entrent dans notre pays à un prix si bas qu’il réduit à néant notre travail d’un an. Qui a semé et produit ces 120,000 tonnes ? Les Zacatecanos qui travaillent durement aux États-Unis. La politique du gouvernement actuel, c’est de vider la campagne de ses paysans. C’est pourquoi nous disons : ça suffit ! Ne touchez plus à l’économie paysanne ! Et laissez-nous produire des aliments sains pour nos familles et nos compatriotes des villes. ”
Comment en est-on arrivé là, a demandé Marie-Monique Robin à Armando Bartra, sociologue spécialiste de l’agriculture, qui travaille à l’université nationaleautonome de Mexico (UNAM) ? Voici les pièces de ce sinistre casse-tête. À la fin des années 1960, le Mexique était parvenu non seulement à l’autosuffisance alimentaire dans les grains de base – le maïs ou les haricots – mais il exportait une partie de sa production. À partir des années 1990 commence un processus de “ dépendance ” attribuable à la politique publique mise en place après l’ALENA, qui a conduit au démantèlement de la petite et moyenne agriculture liée au marché intérieur. Il n’y a pas eu de diminution brutale du budget agricole, mais l’argent a été utilisé différemment. Aujourd’hui, l’aide va surtout aux grands producteurs de maïs de l’État de Sinaloa, dans le nord du pays, qui utilisent les techniques de la révolution verte et ont des rendements similaires à ceux de leurs voisins des États-Unis. Leur production représente 25 % de l’approvisionnement national en maïs.
Pourquoi le gouvernement mexicain a-t-il fait le choix de l’agriculture industrielle ? Derrière ce choix, il y a un calcul de bureaucrates conforme aux intérêts des multinationales du commerce agricole, qui tirent les ficelles de l’ALENA : il ne sert à rien de produire du maïs à un coût élevé alors que nous pouvons en importer à un prix très bas des États-Unis. Si nous importons du maïs moins cher, alors les tortillas seront moins chères et nous améliorerons les conditions de vie de la population. Ce gouvernement a donc choisi l’option qui lui paraissait la plus avantageuse : importer des aliments et exporter des Mexicains. Les remesas sont rapporté 25 milliards de dollars en 2008 et représentent la deuxième ressource nationale après celle du pétrole. Dans le même temps, nous importons des aliments pour 10 à 15 milliards de dollars. Nous dépensons moins en achetant des aliments que l’argent envoyé par ceux qui avant produisaient les aliments ! Ça nous laisse même un solde net de 10 milliards de dollars ! Continuons donc à exporter des Mexicains et à importer des aliments ! Mais ce bel échafaudage s’est effondré, pour deux raisons : les aliments ne sont plus bon marché et, en 2010, la facture alimentaire s’est élevée à 25 milliards de dollars et, avec la récession aux États-Unis, les remesas ont plongé. Le coût des aliments importés ne cesse de croître, tandis que le montant des remesas, lui, continue de baisser. L’ALENA fut donc un piège !
La conséquence la plus grave de l’ALENA est que l’agriculture n’est plus un projet de vie pour les jeunes ruraux. On peut réorienter les subventions vers les petits paysans et soutenir l’agroécologie, mais il va être difficile de changer la culture de la migration vers les États-Unis ou de reconstruire les savoir-faire qui se sont perdus. En attendant, la drogue est la seule activité offrant un avenir aux jeunes de la campagne qui se font embaucher comme tueurs à gages. L’explosion de la violence au Mexique est directement liée à ce manque de perspective des jeunes ruraux qu’à entraîner l’ALENA.
“ L’histoire de l’ALENA prouve que la mondialisation ne pourra pas nourrir le monde ”, voilà ce qu’affirme Timothy A. Wise, professeur à l’université Tufts de Boston, considéré comme un spécialiste du développement et du commerce international et, à ce titre, régulièrement consulté par l’Organisation mondiale du commerce (OMC). En 2009, il a corédigé un rapport intitulé L’avenir de la politique commerciale nord-américaine. Les leçons de l’ALENA, remis au président Barack Obama, lequel pendant sa campagne électorale, s’était engagé à réformer le traité ! Puis en 2010, en collaboration avec l’Institut Woodrow Wilson de Washington, il a publié un autre rapport au titre sans ambiguïté : Le dumping agricole de l’ALENA. Estimations des coûts des politiques agricoles américaines pour les producteurs mexicains. Dans ce document, il a examiné huit denrées agricoles – le maïs, le soja, le blé, le riz, le coton, la viande de bœuf, de proc et de poulet -, toutes largement subventionnées par le gouvernement américain, qui étaient produites en grandes quantités au Mexique avant l’ALENA et dont l’exportation des États-Unis vers le Mexique a considérablement augmenté après le traité. Entre 1997 et 2005, les exportations de porc ont augmenté de 707 %, celles de bœuf de 278 %, de poulet de 263 %, de maïs de 413 %, de blé de 599 %, de riz de 524 %. En fait, les États-Unis pratiquent carrément du dumping. Si l’on prend la définition retenue par l’OMC, selon laquelle le dumping consiste à exporter des produits à un prix inférieur à leur coût de production, il n’y a aucun doute que l’ALENA a encouragé le dumping, selon Timothy Wise. Par exemple, de 1997 à 2005, les États-Unis ont vendu le maïs à un prix inférieur de 19 % à son coût de production. Par un mécanisme de subventions très élevées (en moyenne 200 dollars par hectare), les États-Unis ont encouragé la “ surproduction ” pour pouvoir inonder le Mexique, ce qui a entraîné un effondrement du prix de 66 % sur le marché local. À ces subventions monétaires s’ajoute des subventions indirectes, qui tiennent au fait que les grands céréaliers du Midwest ne payent pas pour la pollution, par exemple, des nappes phréatiques qu’ils occasionnent. Le coût de ces externalités négatives n’est pas inclusdans le prix du maïs exporté vers le Mexique. À l’inverse les petits producteurs mexicains qui pratiquent l’agroécologie et entretiennent la biodiversité du maïs dans leurs champs ne sont pas récompensés pour les services qu’ils rendent à l’humanité, mais aussi, d’ailleurs aux sélectionneurs de semences qui causent leur mort. Il est évident que les petits paysans mexicains ne pouvaient résister à cette double concurrence déloyale. Quel fut le coût de ce dumping pour les paysans mexicains ? Avec les chercheurs de l’Institut Woodrow Wilson, Timothy Wise estime que le manque à gagner des paysans mexicains pour les huit denrées étudiées s’élevait à 12,8 milliards de dollars de 1997 à 2005. Le secteur le plus touché est le maïs, qui enregistre la moitié des pertes, puis celle de l’élevage qui a perdu 1,6 milliard de dollars. En effet, le dumping a aussi fonctionné pour la viande car, aux États-Unis, le bétail est nourri avec du maïs ou du soja subventionné.
Pourquoi le gouvernement mexicain ne s’est-il pas élevé contre ces pratiques déloyales ? En fait, l’ALENA prévoyait pour la “ libéralisation ” du marché du maïs une période de transition de quatorze ans qui permettait au Mexique, au moins jusqu’en 2008, de fixer des taxes à l’importation qui auraient pu compenser le dumping de 19 %. Mais le gouvernement mexicain a refusé d’appliquer cette clause et a donc laissé ses petits paysans sans défense. Mais pourquoi ? La seule explication, selon Timothy Wise, c’est que l’ALENA a été conçu pour bénéficier aux multinationales américaines, comme Cargill ou Monsanto, mais aussi mexicaines, comme Maseca ou AgroInsa. Et ça a marché, puisque le Mexique importe 34 % du maïs qu’il consomme. Certes, trois tomates sur quatre consommées aux États-Unis sont désormais produites dans des serres mexicaines ultramodernes, mais en termes d’emploi, ce fut l’hémorragie : en 1994, 8,1 millions de personnes travaillaient dans l’agriculture, elles n’étaient plus en 2011 que 5,8 millions. Et les emploiscréés dans le secteur agroexportateur censés avoir compensés en partie les faillites paysannes sont des travaux saisonniers et précaires.
Quel a été l’impact de l’ALENA sur l’immigration illégale aux États-Unis ? Les États-Unis comptaient en 2011 quelque 11 à 12 millions d’immigrés sans papiers, dont 6 millions de Mexicains.
Qu’est-il advenu du rapport que vous avez remis au président Obama ? Rien a répondu Timothy Wise, parce qu’il y avait trop d’argent en jeux ! Obama est même le président qui a mené la politique la plus dure contre les sans-papiers mexicains, doublement pénalisés par l’ALENA , alors qu’Ils participent largement à l’économie des États-Unis. En effet, durant les trois premières années de la présidence d’Obama, 393,000 illégaux ont été renvoyés en moyenne annuellement, contre 200,000 durant les deux mandats de George W.Bush, alors qu’il avait promis de régulariser une partie des sans-papiers. Précisons pour sa défense, que ses efforts dans ce sens, ont été réduits à néant par une opposition farouche des élus républicains et ce, malgré les recommandations favorables d’un groupe de travail bipartie sur cette question. Après la signature de l’ALENA, de nombreux Mexicains, qui avaient dû abandonner leurs terres, sont arrivés dans les États du Nord-Ouest américain. Comme le précise Roberto et Rosana, un couple qui tenait un petit commerce au Mexique avant d’émigrer clandestinement aux États-Unis au début des années 2000 : “ Nous sommes des jetables. Ils t’utilisent et, une fois que tu ne sers plus à rien, ils te jettent. J’ai (Rosana) travaillé plusieurs années chez Fremont Beef, avant d’être mise à la porte à cause d’une tendinite chronique qui était due aux cadences infernales. Il y a toujours un autre pour prendre ta place. Et il n’y a aucune loi pour te protéger : tu ne peux jamais gagner contre une multinationale. À cause du traité de libre-échange, l’économie de notre pays s’est détériorée. Nous sommes venus ici parce que nous n’avions pas le choix. Et pour qui travaillons-nous ? Pour les entreprises qui exportent des aliments au Mexique, ce qui va pousser encore plus de paysans à la rue et aggraver la crise que connaît notre pays. C’est un cercle vicieux ? ” Julie Green, professeure spécialiste de l’histoire du travail à l’université du Maryland, a publié en 2010 un article dans le magazine Dissent, intitulé Maïs et pays : Nebraska, Mexico et l’économie globale. Elle y racontait son expérience personnelle, car elle avait hérité d’une ferme familiale de 250 hectares située à Greenwood, à une cinquante de kilomètres de Fremont. “ J’ai mis du temps à comprendre que le maïs produit sur ma ferme familiale entrait dans un marché globalisé qui entraînait in fine la ruine des petits paysans mexicains, mais aussi une transformation de la démographie du Nebraska. Un tiers des revenus que nous percevons provient des subventions agricoles. Un quart de notre maïs sert à alimenter les usines d’agrocarburants de la région, un autre quart sert à nourrir le bétail abattu dans les usines du Nebraska. Le reste est exporté par Cargill vers le Mexique ou la Chine. Voilà comment aujourd’hui, les sans-papiers mexicains se retrouvent à travailler dans les champs et les usines des États-Unis qui ont causé leur perte. ” À ce titre, le cas de Hormel est exemplaire, précise Kristin Ostrom, impliqué dans le combat contre la loi anti-immigration de Fremont. Dans les années 1980, c’était une entreprise très prisée qui permettait à ses travailleurs de payer des études aux enfants, d’avoir une voiture et une maison confortable, car les salaires étaient très raisonnables. Mais au début des années 1990, les syndicats ont été cassés et Hormel est allé recruter des ouvriers au Mexique pour travailler ici. Et les salaires ont baissé. Les ouvriers blancs américains ont été licenciés et remplacés progressivement par une main-d’œuvre hispanique moins chère. Il va de soi, que cela a créé des tensions entre les blancs de la ville et les nouveaux immigrés. Tout ce processus est le résultat de la restructuration de l’industrie de la viande, comme l’explique Julie Green : “ Avant, les usines étaient à Chicago, puis il y a eu un processus de déconcentration qui a conduit à l’installation d’usines dans de petites villes de l’Iowa, de Georgie ou du Nebraska où les syndicats n’étaient pas implantés. Profitant de l’ALENA, les industriels ont recruté massivement des immigrants hispaniques. Cette restructuration a été associée à une politique anti-syndicale, à une accélération des cadences et à une baisse des salaires. ”
À qui profite l’ALENA ? Aux multinationales précise Julie Green : “ La fuite des capitaux et la délocalisation représente aujourd’hui une tendance importante de l’économie mondiale. Les capitaux recherchent de manière très agressive les travailleurs les moins chers, avec le moins de droits possible. Et quand je parle de droits, je veux dire les droits humains les plus fondamentaux sur le lieu de travail. Leur but, c’est de s’installer là où ils peuvent faire le maximum de profits. L’impact sur les travailleurs américains est considérable. Au bout du compte, nous sommes en train de revenir très rapidement à la situation qui existait il y a un siècle. ”
Le droit à l’alimentation.
Le 31 janvier 2007, c’était la première fois que le Mexique était aux prises avec des émeutes de la faim, qui ont enflammé les grandes villes, mais aussi les campagnes. Du jour au lendemain, le prix de la tortilla, aliment de base de la population, a augmenté de plus de 50 %. Comme l’explique Laura Carsen : “ Pour les familles pauvres qui consommaient 2 kilogrammes de tortillas par jour, ce fut dramatique, car elles ont dû réduire leur consommation de moitié et elles ont basculé dans la malnutrition et la faim. ” La principale raison de la crise, c’était la spéculation pratiquée par les multinationales comme Cargill, Monsanto ou Maseca. Elles ont acheté la production nationale à bas prix, puis l’ont stockée, car elles savaient que le prix du maïs allait augmenter, en raison de la demande des usines d’éthanol aux États-Unis. Quand en janvier 2007, le prix a flambé sur le marché international, elles ont vendu la tonne de maïs à 350 dollars, alors qu’elles l’avaient acheté à 175 dollars trois mois plus tôt.
Y a-t-il un lien entre l’ALENA et la crise de la tortilla ? Sans aucun doute ! Depuis l’ALENA, le Mexique a perdu toute capacité de réglementer sa production, y compris pour un aliment de base comme le maïs. Ce fut l’un des grands échecs de l’ALENA : ses promoteurs avaient assuré que le prix des aliments allait baisser, mais ce fut tout le contraire. Le prix de la tortilla n’a cessé d’augmenter, à cause de la concentration de la chaîne alimentaire entre les mains de quelques multinationales très puissantes. En mars 2001, le Sénat et le Congrès mexicains avaient approuvé une réforme pour inclure le droit à l’alimentation dans la Constitution. Entrée en vigueur en octobre 2011, celle-ci a permis l’ajout de deux paragraphes à la Constitution : “ Toute personne a le droit à une alimentation adéquate pour son bien-être physique, émotionnel et intellectuel, garanti par l’État (article 4) ; et le développement intégral et durable signifie que le gouvernement garantit l’approvisionnement suffisant et opportun des aliments de base que la loi définit (article 27). ”
Ces deux paragraphes sont conformes à la définition du droit à l’alimentation, telle qu’elle a progressivement émergé au cours des soixante-dix dernières années. En effet, en 1948, la Déclaration universelle des droits de l’homme proclamait que : “ Toute personne a droit à un niveau de vie suffisant pour assurer sa santé, son bien-être et ceux de sa famille, notamment pour l’alimentation. ” En 1966, le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels était plus précis : “ Le droit à l’alimentation est le droit d’avoir un accès régulier, permanent et libre, soit directement, soit au moyen d’achats monétaires, à une nourriture qualitativement et quantitativement adéquate et suffisante, correspondant aux traditions culturelles du peuple dont est issu la consommation et qui assure une vie psychique et physique, individuelle et collective, libre d’angoisse, satisfaisante et digne. ” Selon Jean Ziegler, le prédécesseur de Olivier de Schutter, au poste de rapporteur spécial des Nations-Unies pour le droit à l’alimentation, n’a eu cesse de dénoncer que : “ parmi tous les droits de l’homme, le droit à l’alimentation est celui qui est le plus constamment et le plus massivement violé sur notre planète. ” Et, c’est grâce aux travaux de l’économiste indien Amartya Sen, que ce droit fondamental s’est progressivement imposé comme relevant de la responsabilité collective et publique. En effet, en 1982, le futur prix Nobel d’économie (1998) publiait un livre où il étudiait quatre grandes famines survenues en Asie et en Afrique au cours de la seconde moitié du XXᵉ siècle. Il y montrait que : “ contrairement à un préjugé tenace, les famines peuvent survenir en période d’abondance. ” Amartya Sen a transformé ce qui était conçu comme un “ problème technique ” qu’il fallait abandonner aux agronomes ou aux économistes en un “ problème politique ”.
En 2011, le Mexique importait 43 % des aliments qu’il consomme, ce qui le rend très vulnérable. C’est ce qu’on a vu avec la crise de la tortilla, où un petit nombre de sociétés très puissantes qui dominent le système de distribution du maïs ont utilisé leur pouvoir sur le marché pour imposer une hausse de prix aux consommateurs. Or, le droit à l’alimentation n’est pas seulement celui d’être nourri, c’est surtout celui de se nourrir soi-même. C’est pourquoi, comme le dit Olivier de Schutter : “ Il faut préparer trois transitions : il faut renforcer l’intégration des paysans dans la chaîne alimentaire, en leur fournissant des outils, surtout aux plus pauvres, en les protégeant contre les abus des firmes agroalimentaires. Il faut aller d’une agriculture intensive en intrants vers une agriculture intensive en connaissances. Et cela passe par le développement de pratiques agroécologiques et la réduction de la dépendance de la production alimentaire par rapport aux énergies fossiles. Enfin, il faut passer de politiques qui obligent les gouvernements à rendre des comptes, car, avec le droit à l’alimentation, on passe de la charité aux obligations légales. ” Si on veut vraiment résoudre le problème de la faim dans le monde, il faut cesser de penser que le “ protectionnisme ” et la “ régulation ” sont des interdits !
Le marché de la faim.
Un an après la crise de la tortilla au Mexique, des émeutes de la faim ont éclaté au printemps 2008 dans 37 pays d’Asie et d’Afrique. Si du jour au lendemain, 75 millions de personnes ont basculé dans l’extrême pauvreté et la faim, c’est parce que le prix des matières premières agricoles comme le blé, le maïs ou le riz, qui représente à eux trois près du 2/3 de l’alimentation mondiale, a flambé sur le marché international. Plusieurs facteurs sont à l’origine de l’augmentation des prix des denrées alimentaires de base en 2008, explique Jean Ziegler, qui occupait au début de la crise le poste d’Olivier de Schutter : “ de l’augmentation de la demande globale en agrocarburants; la sécheresse et donc les mauvaises récoltes dans certaines régions; le plus faible niveau atteint pour les stocks mondiaux de céréales depuis trente ans; l’augmentation de la demande des pays émergents en viande et donc en céréales; le prix élevé du pétrole et surtout la spéculation. En effet, à la suite de l’implosion des marchés financiers, qu’ils ont eux-mêmes causés, les Hedge Funds (fonds d’investissement) ont migré sur les marchés des matières agroalimentaires. ” Les fonds spéculatifs se sont engouffrés sur les marchés agricoles, provoquant une amplification de la volatilité, confirme Laetitia Claveul dans le journal Le Monde, qui précise : “ Depuis 2004, les fonds spéculatifs ont commencé à s’intéresser à ce secteur, jugé sous-évalué, ce qui explique le développement des marchés à terme. À Paris, le nombre de contrats sur le blé est passé, entre 2005 et 2007, de 210,000 à 970,000.” Et Jean Ziegler d’ajouter : “ Seulement 2 % des contrats à terme aboutissent effectivement à la livraison d’une marchandise. Les 98 % restants sont revendus par les spéculateurs avant la date d’expiration. ”Comme le constate le magazine Der Spiegel : “ la métamorphose du marché des denrées alimentaires en marché financier représente une aubaine pour des acteurs comme Goldman Sachs : en 2009, la spéculation sur les matières premières a rapporté 5 milliards de dollars à la banque d’investissements américaine, soit le 1/3 de ses bénéfices nets. ” La célèbre institution américaine,dont on connaît le rôle funeste dans la crise des subprimes, n’est bien sûr pas le seul affameur à s’engraisser sur le marché de la faim. Il y a aussi tous les géants du commerce agricole qui, des semences aux engrais, du stockage à la transformation jusqu’à la distribution finale font la loi pour des millions de paysans de notre planète et qui aujourd’hui contrôlent la nourriture du monde. C’est ainsi que, “ au cours du dernier semestre de 2007, au plus fort de la crise alimentaire, ADM, Monsanto et Cargill ont vu gonfler leurs bénéfices respectivement de 42 %, 45 % et 86 %, tandis que Mozaic Fertiliser, filiale de Cargill, enregistrait un chiffre d’affaires en hausse de plus de 1,200 %. Quant aux recettes des deux géants de l’agroalimentaire et de la grande distribution, Nestlé et Tisco, elles ont connu un bond de 8 % et de 10 % au cours du premier semestre de 2008 ”note le sociologue et historien belge Laurent Delcourt. Comme le rapporte l’organisation Food &Water watch, qui a publié un rapport très sévère sur la multinationale : “ Cargill vend aux agriculteurs les intrants dont ils ont besoin, comme les engrais ou le fourrage et leur achète leurs productions, comme les récoltes ou le bétail, pour les commercialiser et les transformer. Pendant la récession économique de 2008, la firme a fait des profits record, au détriment des consommateurs, des paysans et de l’environnement. ” D’après les résultats publiés, la multinationale a effectivement engrangé en 2008 un bénéfice net de 3,6 milliards de dollars sur un chiffre d’affaires de plus de 120 milliards. Alors que 75 millions de personnes avaient basculé dans la pauvreté et la faim, dont de nombreux Mexicains, le PDG Greg Page expliquait, avec un cynisme béat : “ Cargill avait l’occasion de gagner de l’argent dans ce contexte et je pense que nous devons être francs là-dessus. ” Très active sur les marchés à court terme grâce à sa filiale financière, Cargill contrôle toute la chaîne alimentaire d’un bout à l’autre de la planète, ainsi que s’en vante Jim Prokopanko, l’un de ses cadres américains : “ Pratiquement, cela se passe comme ceci : Cargill produit des engrais phosphorés à Tampa en Floride. Nous épandons ces engrais sur nos cultures de soja aux États-Unis et en Argentine. Nous transformons les grains de soja en farine et en huile. Nos bateaux transportent cette farine en Thaïlande, pour nourrir la volaille, que nous abattons, emballons et envoyons dans les supermarchés du Japon et d’Europe. ” Il s’agit, plus ou moins, d’un véritable monopole du marché mondial agricole et alimentaire qui, en principe, est interdit en vertu de la législation américaine antitrust sur le commerce.
Incapables de s’organiser pour mettre un terme à l’activité criminelle des “ affameurs ”, les dirigeants internationaux ont assisté avec une horripilante passivité à la répétition du scénario de 2008, trois ans plus tard. En février 2011, les experts de la Banque mondiale, qui a largement contribué à la mise en place du système agroalimentaire actuel tiraient la sonnette d’alarme : “ Les prix globaux des aliments continuent de monter ” avertissaient-ils dans leur bulletin Food Price Watch. L’indice des prix alimentaires de la Banque mondiale a augmenté de 15 % entre octobre 2010 et janvier 2011 et est juste 3 % au-dessous du pic de 2008. ” D’après nos estimations, quelques 40 millions de personnes supplémentaires ont dû tomber dans la pauvreté dans les pays à faibles et moyens revenus depuis juin 2010.
L’ordre alimentaire des multinationales.
“ Quelle est cette civilisation qui n’a rien trouvé de mieux que le jeu – l’anticipation spéculative – pour fixer le prix du pain des hommes et de leur bol de riz s’interroge Philippe Chalmin dans son livre Le monde a faim ? ” La question est révélatrice de l’inquiétude qui a gagné le cercle des économistes libéraux (y compris les néoclassiques comme Philippe Chalmin), très influents auprès des sphères dirigeantes nationales et internationales et qui, tel Frankenstein, découvrent avec horreur le monstre qu’ils ont contribué à créer.
La “ civilisation ” dont parle Chalmin n’est pas tombée du ciel, elle est le résultat d’un “ système économique ” mis en place par une poignée de puissants qui sont en train de mettre le monde en coupe réglée dans le seul but de satisfaire leur soif de profits. Car, comme le répètent un nombre croissant d’experts, la crise alimentaire n’est pas une fatalité, mais l’expression des “ dysfonctionnements ” majeurs qui gangrènent actuellement la gouvernance de la planète. Qui dit dysfonctionnements dit donc “ solutions ”, à condition toutefois que les politiques acceptent de s’atteler à leur mise en œuvre. C’est ce qu’a expliqué à Marie-Monique Robin, Éric Holt-Giménez, directeur de l’institut des politiques alimentaires et du développement, un organisme plus connu sous le nom de Food First. Docteur en sciences de l’environnement, il a publié un livre collectif sur les stratégies pour transformer le système alimentaire, auquel avaient collaboré Olivier de Schutter et Hans Herren, qui a dirigé la publication du rapport de l’IAASTD : L’agriculture à la croisée des chemins.
Comment expliquez-vous la crise alimentaire de 2007-2008 ? “ D’abord, il faut bien comprendre que la crise n’avait rien à voir avec une pénurie de nourriture ” précise Éric Holt-Giménez. En 2008, puis de nouveau en 2010-2011, la crise alimentaire mondiale était exclusivement due à une inflation du prix des aliments. Nous avions alors une fois et demie la nourriture nécessaire pour nourrir chaque humain sur la planète, mais le prix des aliments était si élevé que les populations des pays pauvres n’avaient pas les moyens de les acheter. La cause principale de la crise alimentaire, c’est que nous vivons sous la coupe de ce que j’appelle “ l’ordre alimentaire des multinationales ” (Food corporate regime). Ces firmes, comme Monsanto, Syngenta, ADM ou Cargill, nous imposent un système alimentaire globalisé qui est extrêmement vulnérable aux chocs environnementaux et économiques. Si ce système se maintient, c’est parce qu’il leur procure d’énormes profits : si les prix augmentent, elles gagnent de l’argent, si les prix chutent, elles gagnent aussi de l’argent.
Historiquement, nous avons eu trois ordres alimentaires. Le premier était l’ordre colonial qui exploitait les aliments et les ressources bon marché du Sud pour financer l’industrialisation du Nord. Ensuite, après la seconde guerre mondiale, le flux a été inversé et les surplus d’aliments et de grains du Nord ont été déversés au Sud, rendant ces pays dépendants du Nord pour la majorité de leur alimentation. Maintenant, nous sommes dans l’ère de l’ordre alimentaire des multinationales, qui contrôlent désormais toute la chaîne alimentaire.
Comment peut-on transformer cet ordre alimentaire ? “ Nous savons exactement ce qu’il faut faire pour changer ce système meurtrier. Il faut prendre à la fois des mesures politiques et des mesures pratiques.
Du côté politique, il faut enrayer le “ monopole ” des grandes multinationales qui contrôlent actuellement l’ordre alimentaire, car c’est le seul moyen de stopper la volatilité du prix des aliments. Pour cela, il faut empêcher Wall Street et les bourses financières de spéculer avec nos aliments ; il faut constituer des réserves de grains, placées sous le contrôle de la communauté internationale ; il faut autoriser les pays à protéger leurs paysans, en sortant l’agriculture du champ d’action de l’Organisation mondiale du commerce (OMC). Et il faut supprimer les subventions agricoles, telles qu’elles sont pratiquées dans le cadre du Farm Bill aux États-Unis ou de la politique agricole commune en Europe, car elles distordent complètement la production alimentaire mondiale. Mais, pour l’heure, aucune de ces mesures – qui tombent sous le sens si on veut vraiment en finir avec la faim dans le monde – n’a été mise en place, car malheureusement les gouvernements, surtout ceux du Nord, ont aussi intérêt à ce que l’ordre alimentaire des multinationales soit maintenu.
Du côté pratique, il faut rompre avec le modèle de production alimentaire, extrêmement dépendant des énergies fossiles, que l’ordre alimentaire des multinationales nous a donné, car n’oublions pas que les firmes qui vendent les pesticides et les engrais chimiques sont aussi celles qui contrôlent le commerce mondial des aliments. Il faut promouvoir l’agroécologie pour que les paysans et les communautés rurales puissent contrôler leur production alimentaire, en échappant aux griffes de Monsanto, Cargill et consorts.
En d’autres termes, nous avons besoin de lois et de cadres réglementaires qui promeuvent la souveraineté alimentaire basée sur une démocratisation de toute la chaîne alimentaire, ce qui va complètement à rebours des politiques mises en place par le Fond monétaire international (FMI) et la Banque mondiale (BM) depuis des décennies. ”
Les diktats du FMI et de la Banque Mondiale.
Les “ politiques ” dont parle Éric Holt-Giménez portent un nom : “ programme d’ajustement structurel ”, ce que le bon sens populaire appelle les “ cures d’austérité ”. Pour les “ ajusteurs ” du FMI et de la Banque mondiale, l’heure est au profil bas. Depuis les émeutes de la faim et de la crise alimentaire rampante, on ne trouve plus personne pour justifier des politiques qui ont plongé dans la misère et poussé vers les bidonvilles des millions de petits paysans. N’ayant pu rencontrer un de ces ajusteurs comme Jeffrey Sachs, économiste américain qui avait mené des “ thérapies de choc ”dans plusieurs pays d’Amérique latine et d’Europe de l’Est, Marie-Christine Robin réfère à Olivier de Schutter, qui porte un regard très sévère sur les fameux programmes d’ajustement structurel, dont il estime qu’ils ont conduit tout droit aux crises alimentaires de 2008 et 2011. Comme il l’explique : “ Le processus de la faim a commencé par la destruction de la petite agriculture familiale. À mesure que se sont renforcées les exigences de compétitivité imposées à l’agriculture et que le soutien public aux agriculteurs s’est trouvé réduit, l’agriculture est devenue non viable, sauf pour les gros producteurs. Depuis les années 1970, les choix qui ont été faits ont provoqué la mise à mort de la petite agriculture familiale dans les pays en développement. ” En effet, il convient de rappeler “ qu’au sortir des indépendances l’Afrique était autosuffisante et même exportatrice nette de biens alimentaires (près de 1,3 million de tonnes par an entre 1966 et 1970) ”, ainsi que le souligne le sociologue et historien belge Laurent Delcourt, qui ajoute : “ désormais, elle importe près de 25 % de sa nourriture. ”
Ce processus de dépendance croissante s’est déroulé en deux étapes. La première couvre les années 1960 et 1970 où, peu après les indépendances, les pays africains ont conduit des politiques volontaristes de développement agricole qui poursuivaient deux objectifs : assure l’approvisionnement des villes avec des aliments bon marché (en proposant des services de vulgarisation agricole et en achetant la production des petits paysans à des prix garantis par le gouvernement) et promouvoir l’agro-exportation afin de se procurer des devises nécessaires à l’achat de biens manufacturés sur le marché international, dont les équipements agricoles. C’est ainsi qu’en Afrique subsaharienne les pays se sont spécialisés dans la production de matières premières comme le café, le coton ou le cacao, qui s’inscrivait dans une division internationale du travail hérité de l’époque coloniale. Puis vint la seconde période, de 1980 à 2000, où les pays africains se retrouvèrent étranglés par une dette colossale causée par la détérioration des termes de l’échange, le prix des matières premières n’ayant cessé de baisser, tandis que celui des biens manufacturés ne cessait d’augmenter. Précisons que les dettes étaient aussi creusées par les pratiques de corruption et de prédation des potentats africains, largement soutenus par les anciennes puissances coloniales.
Toujours est-il que les gouvernements africains sont passés sous la coupe du FMI et de la Banque mondiale, à un moment où la “ déréglementation ” promue par Ronald Reagan et Margaret Thatcher devenait la nouvelle doxa économique. “ Périodiquement, le FMI accorde aux pays surendettés un moratoire temporaire ou un refinancement de leur dette, à condition qu’ils se soumettent au plan dit d’ajustement structurel ”, commente Jean Ziegler, qui fut un observateur privilégié des pratiques de l’institution onusienne : “ Tous ces plans comportent la réduction, dans les budgets des pays concernés, des dépenses de santé et de scolarité et la suppression des subventions aux aliments de base et de l’aide aux familles nécessiteuses. Là où sévit le FMI, les champs de manioc, de riz, de mil se rétrécissent. L’agriculture vivrière meurt. ”Ce que confirme Laurent Delcourt : “ Pour maximiser leurs avantages comparatifs et accumuler des devises, les pays du Sud, lourdement endettés, ont été invités à se recentrer sur des cultures à plus haute valeur ajoutée sur les marchés internationaux. L’on verra ainsi des orangers se dresser sur des sites dédiés à la production de haricots – aliments de base de la population – en Haïti, pays qui importait en 2011 près de 60 % de sa nourriture.” Dans son livre Destruction massive, géopolitique de la faim, Jean Ziegler rapporte qu’au début des années 1980, Haïti était autosuffisant en riz, la production nationale était protégée par une taxe à l’importation de 30 %. Le pays a subi deux plans d’ajustement structurel et, sous la pression du FMI, le tarif douanier a été abaissé à 3 %. Résultat : “ Fortement subventionné par Washington, le riz nord-américain a envahi les villes et les villages haïtiens. Entre 1985 et 2004, les importations de riz sont passées de 15,000 à 350,000 tonnes, tandis que la production locale s’effondrait en passant de 124,000 à 73,000 tonnes. Aujourd’hui, le gouvernement haïtien dépense 80 % de ses revenus pour acheter de la nourriture tandis que les petits riziculteurs ont massivement migré vers les bidonvilles de Port-au-Prince. En avril 2008, ceux-ci étaient à la tête des émeutes de la faim qui ont fait plusieurs morts, des centaines de blessés et provoqué la chute du gouvernement. Le scénario fut le même en Zambie et au Ghana où en 2003, le Parlement a décidé de réintroduire un tarif de douane de 25 % pour le riz importé. Le FMI a réagi avec vigueur et a contraint le gouvernement à annuler la loi. ”
L’OMC promeut la dépendance alimentaire.
En exigeant du gouvernement ghanéen qu’il supprime son tarif douanier, le FMI pouvait se targuer de faire respecter les lois de l’OMC, dont le nom est irrémédiablement attaché à la promotion du “ libre-échange ” si cher à Georges W. Bush. Étant considéré comme un laboratoire de la “ libéralisation du commerce des biens et services ”, y compris des produits agricoles, c’est ainsi qu’un an, jour pour jour après l’entrée en vigueur de l’ALENA, naissait le 1ier janvier 1995 l’OMC (organisation mondiale du commerce).D’emblée l’organisation interétatique, qui a la différence du FMI et de la Banque mondiale, ne dépend pas de l’ONU, suscita la méfiance, car elle incluait dans ses prérogatives quatre domaines qui auparavant relevaient uniquement des politiques nationales : les investissements, les services (télécommunications, transports…) les droits de propriétés intellectuelles et l’agriculture, l’OMC reprenait le credo des promoteurs de l’ALENA, en prônant la “ libéralisation aussi complète que possible du marché agricole mondial ”, ainsi que l’écrit Jean Ziegler qui poursuit avec ironie : “ Une fois la productivité de l’agriculture mondiale potentialisée au maximum par la libéralisation et la privatisation, l’accès à une nourriture adéquate, suffisante et régulière pour tous s’opérera automatiquement. Telle une pluie d’or, le marché enfin libéré déversera ses bienfaits sur l’humanité. ” Dans le domaine de l’agriculture, le concept de libre-échange est tout simplement une farce, selon Ulrich Hoffmann, le représentant de la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement (CNUCED). On constate qu’il existe des exceptions à la règle, qui bénéficient exclusivement aux grands producteurs des pays développés. En effet, ceux-ci profitent de toutes sortes de subventions, comme des subventions à la production ou à l’exportation (en 2010, les États membres de l’OCDE ont distribué à leurs agriculteurs 349 milliards de dollars en subventions), qui faussent complètement le jeu de la concurrence. Cela veut dire que les paysans du monde se battent avec des moyens inégaux et, dans cette jungle, ce sont les petits producteurs qui en font les frais. En d’autres termes : “ La libéralisation du marché agricole est une imposture ” ainsi que l’écrit l’économiste Jean-Yves Carfantan dans son livre La Mondialisation déloyale. Nombreux sont en effet les observateurs, y compris au sein des organisations onusiennes, qui dénoncent l’incroyable cynisme consistant à mettre en concurrence le paysan sénégalais de Casamance qui “ à la main ne peut guère répliquer annuellement plus d’un demi-hectare de riz et qui sans fertilisation aucune, ne produira pas plus de 500 kilogrammes par actif par an, avec son collègue de Louisiane, qui avec ses tracteurs, ses semoirs de grande largeur et sa moissonneuse-batteuse automotrice, parvient à implanter plus d’une centaine d’hectares par an et qui, avec ses engrais chimiques et ses produits phytosanitaires, peut facilement obtenir des rendements supérieurs à 5 tonnes à l’hectare, soit une productivité nette de 200 fois supérieure à celle du paysan casamançais ” comme le souligne l’agronome Marc Dufumier, qui ajoute : “ Peut-on qualifier de “ libre ” un échange entre producteurs avec des quantités de travail échangées aussi inégales ? ” Et comble de l’imposture : alors que le FMI et l’OMC rappellent régulièrement à l’ordre les pays du Sud qui osent prendre des mesures pour soutenir leurs paysans, comme au Malawi, ou fixer des taxes à l’importation pour protéger leurs productions locales, comme au Ghana, dans les pays développés “ le taux moyen des droits de douane pour les produits agricoles est de 60 % ”, contre 5 % pour les produits industrialisés ”, note Bruno Parmentier. Il n’empêche : l’OMC continue de proclamer sur son site qu’elle “ défend la compétitivité ”, en “ décourageant les pratiques déloyales ” telles que les “ subventions à l’exportation et la vente de produits à des prix inférieurs aux coûts de production (dumping) pour gagner des parts du marché. ” Mais par un curieux hasard, les négociations pour l’élimination des subsides à l’exportation n’ont jamais dépassé le stade des déclarations d’intention ” dénonce Jean Ziegler. En attendant, le résultat est là, implacable : en soumettant l’agriculture à la compétitivité internationale, L’OMC a fait basculer le monde dans l’ère alimentaire des multinationales, comme l’a expliqué Éric Holt-Giménez.
Et comme cette compétition est complètement faussée par tous ces mécanismes pervers, les gouvernements des pays du Sud, notamment les plus urbanisés, préfèrent acheter des aliments sur le marché mondial plutôt que de soutenir leurs productions vivrières par des prix rémunérateurs. “ Cette solution favorable aux citadins représente le prix de la paix sociale, même précaire ” constate le géographe Alphonse Yapi-Diahou. C’est ainsi que, d’après la FAO (organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture), le Sénégal importe 61 % des aliments qu’il consomme, le Gabon 86 %, Haïti 60 %, L’Égypte 40 % et le Mexique 43 %. Et c’est précisément dans les pays qui enregistrent le taux de dépendance alimentaire le plus élevé que les émeutes de la faim ont été les plus violentes, ainsi que le remarque Sylvie Brunel : “tous les pays peu tournés vers l’extérieur – pays enclavés et peu urbanisés notamment – ont peu souffert de la crise alimentaire, qui ne concernait que les produits importés. ” Inutile de préciser que la hausse des prix qui a enflammé les villes n’a pas profité aux paysans africains, mais uniquement aux multinationales comme Cargill et consorts, pour qui les règles de l’OMC sont pain bénit. Et pour cause, comme le décrit Marie-Monique Robin dans son livre Le monde selon Monsanto : “ ces firmes ont activement participé à la rédaction des accords les plus litigieux, qui fondent l’activité de l’OMC, comme l’accord sur l’agriculture ou celui sur les droits de propriété intellectuelle. ”
Les aliments ne sont pas une marchandise comme les autres.
“ Si nous souhaitons que le commerce agisse en faveur du développement et qu’il contribue à la réalisation du droit à l’alimentation adéquate, il doit reconnaître la spécificité des produits agricoles, au lieu de les traiter comme une marchandise comme une autre et il doit permettre une plus grande souplesse aux pays en développement, afin de protéger leurs producteurs agricoles de la concurrence avec les paysans des pays industrialisés. ” Voilà ce qu’écrit Olivier de Schutter dans un rapport présenté au Conseil des droits de l’homme de l’ONU, à Genève, le 9 mars 2009. Ce rapport est issu d’une mission auprès de l’OMC. Et de préciser : “ C’est la première fois que l’OMC acceptait une demande du rapporteur spécial sur le droit à l’alimentation à réaliser une telle mission. ” Le rapport finit par 4 recommandations de fond sur la manière de rendre le système commercial agricole international compatible avec les droits de l’homme.
D’abord, le rapporteur lance un appel aux États pour qu’ils n’acceptent pas d’engagements dans le cadre de l’OMC qui seraient incompatibles avec leurs obligations de réaliser le droit à l’alimentation.
Les États, en particulier ceux des pays en développement, doivent conserver la liberté d’adopter des mesures qui protègent les marchés locaux de la volatilité des prix sur les marchés internationaux.
Les États devraient éviter de compter de manière excessive sur le commerce international dans la recherche de la sécurité alimentaire et devraient soutenir plus particulièrement les petits exploitants agricoles.
Les États devraient contrôler les forces du marché dans les chaînes mondiales d’approvisionnement et contrer le risque d’une dualisation accrue du système agricole.
Est-ce que l’on devrait retirer l’agriculture des compétences de l’OMC ? Selon Olivier de Schutter, l’erreur fondamentale a consisté à traiter l’agriculture comme un bien marchand comme les autres et l’on doit absolument revenir là-dessus. L’agriculture doit être traitée comme un secteur stratégique qui a sa logique propre et qui doit faire l’objet de négociations internationales respectant la capacité de chaque pays à se nourrir lui-même. On a cru que, pour résoudre le problème de la faim dans le monde, les pays les plus productifs devaient nourrir les moins productifs. Aujourd’hui, on se rend compte que c’est dangereux de parier sur ces mécanismes et qu’il faut au contraire aider chaque région à avoir une certaine autosuffisance pour placer les pays à l’abri des chocs internationaux. Il faut non seulement produire en suffisance, mais aussi s’assurer que la manière dont on produit augmente les revenus de la population rurale, car c’est le seul moyen de lutter contre la pauvreté dans les campagnes. Aujourd’hui, plus d’une personne sur deux vit dans les villes et il faut de toute urgence stopper cette migration massive des pauvres ruraux vers les zones urbaines que les gouvernements ne peuvent plus gérer. L’agriculture, c’est aussi un outil clé dans la préservation des écosystèmes et de l’agrobiodiversité ; c’est la subsistance de terroirs, c’est-à-dire de modes de vie, de cultures, qui sont en train de disparaître. Et nous prenons une très grande responsabilité (autrement dit un très grand risque) si nous disons que nous allons laisser le marché faire le tri entre ce qui doit subsister et ce qui doit disparaître. Donc, les gouvernements ont une véritable responsabilité à soutenir la petite agriculture vivrière et à promouvoir les systèmes alimentaires locaux, fondés sur l’agroécologie.
Quitte à violer les lois de l’OMC ? L’OMC est une organisation qui permet aux États membres (164 en juillet 2016) de se rencontrer pour régler d’éventuels litiges commerciaux. La plupart de ces États reconnaissent les droits humains fondamentaux, tels qu’ils sont définis par la Déclaration universelle des droits de l’homme de l’ONU, dont le droit à l’alimentation fait partie. L’OMC doit désormais établir de nouvelles règles commerciales qui permettent de combattre l’insécurité alimentaire. Elle le fera si les gouvernements le lui demandent…
Alors de quelles politiques gouvernementales et règles commerciales en matière d’agriculture avons-nous besoin? Celles qui donnent préséance au droit à l’alimentation et à la sécurité alimentaire pour tous les humains de la planète ou à la dérèglementation de l’agriculture au profit des monopoles agroalimentaires et des spéculateurs financiers ; qui favorisent la possession et l’utilisation des terres agricoles par le plus grand nombre de paysans pour la production d’aliments ou leur accaparement par des groupes d’intérêts privés pour le profit ; qui favorisent la sécurité économique des petits paysans en leur permettant de pratiquer une agroécologie et de contrôler la chaîne de production alimentaire de la semence à la distribution ou leur disparition au profit de l’agro-industrie chimique, polluante et destructrice de l’environnement et de l’agrobiodiversité ; qui préservent l’autonomie des pays en développement en matière de production alimentaire pour nourrir leur population ou qui les contraignent à la dépendance et à la domination économique des pays développés…
Ces changements nécessaires dans le domaine de l’agriculture, nous renvoient aussi à la nécessité de remettre en question le modèle productiviste et consumériste de nos sociétés industrialisées et les structures de dominance de toutes sortes afin d’imaginer des socio-économies viables pour tous ?
Lire la suite : L’agriculture progressiste paysanne.
Laisser un commentaire