Soutenir les petits paysans.
“ Aujourd’hui, un consensus existe au sein des experts de l’ONU qu’on doit attribuer aux petits paysans un rôle tout à fait nouveau, mais cela suppose une transformation radicale des politiques agricoles qui s’apparente à une véritable révolution, note Ulrich Hoffmann, l’expert de la CNUCED. Les petits producteurs doivent être systématiquement soutenus par leurs gouvernements, car c’est le seul moyen de résoudre le problème de la malnutrition et de la faim, tout en orientant l’agriculture vers un modèle plus respectueux de l’environnement et capable de répondre au défi climatique. Cela veut dire qu’on doit permettre aux gouvernements d’intervenir activement pour soutenir la petite agriculture familiale. Y compris par des mesures protectionnistes. Les gouvernements ont un rôle essentiel à jouer pour assurer la sécurité alimentaire de leurs pays, que ce soit par l’accès aux terres ou la production des méthodes agroécologiques permettant d’augmenter la productivité agricole. Pour encourager la production, ils peuvent aussi prendre des mesures temporaires interdisant l’importation de produits qui peuvent concurrencer les produits locaux. ”
Pensez-vous que ce changement de modèle permettra de nourrir le monde ? Ulrich Hoffmann de répondre : “ nous vivons un incroyable paradoxe : le monde compte presque un milliard de personnes qui ne mangent pas à leur faim, mais, d’un autre côté, nous produisons un volume d’aliments et de calories alimentaires qui nous permettrait de nourrir de 12 à 14 milliards de personnes, soit plus du double de la population actuelle. Le problème, ce n’est donc pas l’offre, mais la distribution des aliments. D’abord, il faut savoir que la moitié des céréales produites dans le monde ne finit pas dans les assiettes, mais sert à faire de la viande sous forme de fourrage. Ensuite, une quantité croissante des végétaux produits est utilisée pour fabriquer des agrocarburants, comme aux États-Unis où 40 % du maïs est consommé dans les usines d’éthanol. Au bout du compte, seul 1/3 de la production agricole sert véritablement comme aliment. Enfin, on estime qu’au moins 1/3 des aliments produits est jeté au cours des différentes étapes de la chaîne alimentaire. C’est un énorme gaspillage, particulièrement dans les pays développés, qui ne savent plus quelle est la valeur des aliments, car ils sont habitués à les acheter bon marché. À eux seuls, ces aliments perdus pourraient nourrir la moitié de la population mondiale. Donc la question n’est pas de savoir si on peut nourrir le monde, mais plutôt quelles mesures il faut prendre pour qu’on parvienne, enfin, à le nourrir…”
La révolution paysanne basée sur la souveraineté alimentaire.
Nous, Via Campesina, savons que “ la sécurité alimentaire ne peut être assurée sans tenir pleinement compte de ceux qui produisent l’alimentation. La nourriture est d’abord et avant tout une source nutritive et seulement secondairement un objet de commerce. Les prix des produits alimentaires sur les marchés internes et internationaux doivent être régulés et reflétés leurs vrais coûts de production, afin d’assurer aux familles paysannes un revenu suffisant. Il est inacceptable que le commerce alimentaire continue d’être fondé sur l’exploitation économique des plus vulnérables – les producteurs les plus pauvres – et la dégradation continue de l’environnement. Se nourrir est un droit humain de base. Ce droit ne peut être assuré que dans un système où la “ souveraineté alimentaire ” est garantie. La souveraineté alimentaire est le droit de chaque pays de maintenir et de développer sa propre capacité de produire son alimentation de base, en respectant la diversité culturelle et agricole. ”
Publié en novembre 1996, lors du Sommet mondial de l’alimentation organisé à Rome par la FAO, ce texte capital constitue l’acte fondateur d’un nouveau concept : la souveraineté alimentaire. Il est l’œuvre de Via Campesina (la voie paysanne en français), un mouvement international qui rassemble des millions de paysannes et de paysans, de petits et moyens producteurs, de sans-terre, de femmes et de jeunes du monde rural, d’indigènes, de migrants et de travailleurs agricoles qui défend l’agriculture à petite échelle comme moyen de promouvoir la justice sociale et la dignité et qui s’oppose clairement à l’agriculture industrielle et aux multinationales qui détruisent les personnes et l’environnement, ainsi que l’explique le site de l’organisation. Regroupant quelque 150 organisations paysannes dans 70 pays d’Afrique, d’Asie, d’Europe ou des Amériques, Via Campesina n’a cessé de promouvoir la “ souveraineté alimentaire ” qui, à la différence du concept de la “ sécurité alimentaire ”, accorde la priorité à la production et à la consommation alimentaires locales. Voici comment Eleazar Garcia , paysan mexicain explique la différence entre sécurité alimentaire et souveraineté alimentaire : “ La sécurité alimentaire, c’est l’idée que défend le gouvernement mexicain. Il dit qu’il peut acheter le maïs pas cher sur le marché international pour faire des tortillas. Le problème, c’est que si le prix du maïs augmente, les gens n’ont plus les moyens d’acheter les tortillas. La souveraineté alimentaire, c’est tout le contraire : elle repose sur la capacité des familles paysannes à produire ce qu’elles consomment et à fournir aux autres membres de la communauté des aliments sains avec des prix stables. ” Dans le livre Food Movements Unite !, l’économiste brésilien Joâo Pedro Stedile, qui fut l’un des fondateurs du Mouvement des sans-terre (MST), rappelle pourquoi les organisations paysannes ont substitué au concept de sécurité alimentaire celui de souveraineté alimentaire. Il raconte que, lors de la rencontre de Rome en 1996, des paysannes ont dénoncé le concept de sécurité alimentaire, qui vise à assurer l’accès aux aliments par la libéralisation du commerce des produits alimentaires en ouvrant de nouvelles occasions aux multinationales, à l’industrie chimique et aux fast-foods. Elles y ont opposé le concept de souveraineté alimentaire, qui place ceux qui produisent, distribuent et consomment les aliments au cœur des systèmes et politiques, sur une base durable, d’un point de vue social, économique et environnemental. La souveraineté alimentaire promeut la transparence du commerce, un revenu correct pour tout le monde et affirme le droit des consommateurs à contrôler leur propre nourriture.
Auteur d’un chapitre dans Food Movements Unite !, Olivier de Schutter, le rapporteur des Nations unies pour le droit à l’alimentation, est l’un des promoteurs les plus actifs de la souveraineté alimentaire, dont l’accomplissement implique de nouvelles relations entre les paysans et les consommateurs : “ Je crois qu’un des problèmes, c’est que l’on a pensé en opposition les intérêts des producteurs et des consommateurs. D’un côté, il y a les consommateurs qui ont intérêt, pensait-on, à des prix bas qu’était censé assurer la diffusion de masse de produits alimentaires uniformes au moyen de circuits de distribution de plus en plus développés ; de l’autre, les producteurs, qui eux ont intérêt à ce que les prix soient élevés. On pensait donc qu’il fallait arbitrer entre les intérêts de ces deux groupes. En fait, la question des prix est mal posée. Ce qu’il faut poser comme question, c’est de savoir qui fait des profits dans la manière dont le système alimentaire est organisé. Et là, on se rend compte que la marge du producteur est de plus en plus petite, tandis que les consommateurs eux paient de plus en plus cher, y compris quand les revenus des producteurs baissent. ”
Comment en est-on arrivé là ? “ Le système alimentaire actuel est dominé par des acteurs très puissants qui contrôlent toute la chaîne, depuis le champ des paysans jusqu’à l’assiette des consommateurs. Et, dans cette chaîne très longue, chaque acteur intermédiaire essaie de maximiser ses profits. Plus la chaîne alimentaire est longue, plus le rôle des multinationales de l’agroalimentaire est important. Il faut donc remettre en question ce développement, en encourageant la reconstitution de systèmes alimentaires locaux. Il faut aller vers des chaînes plus courtes, qui permettent à la fois aux producteurs d’être mieux payés pour leur travail et aux consommateurs d’avoir accès à des produits de qualité et à des prix plus abordables. Ce sont les japonais qui dans ce domaine ont montré la voie, avec les teikei. ”
Le système des teikei.
Les CSA (Community Supported Agriculture) des États-Unis, les AMAP (Associations pour le maintien d’une agriculture paysanne) de France, ou encore les Fermiers de famille du Québec se sont inspirés du modèle des teikei (partenariat) développé au Japon dans les années 1970. L’histoire des teikei est intimement liée à celle de l’industrialisation du Japon au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. En effet, après la défaite du Japon, le général Douglas McArthur (1880-1964) ordonna au gouvernement vaincu de conduire une réforme agraire radicale dans le but de démocratiser les milieux ruraux, mais aussi de résoudre la grave crise alimentaire qui frappait alors le pays comme le rapporte l’anthropologue franco-japonaise Hiroko Amemiya : “ Les riches propriétaires qui ne vivaient pas de l’agriculture et qui louaient plus d’un hectare de terrain ont été contraints de les céder à l’État, qui les a revendus à des prix relativement bas aux fermiers sans terre et aux ouvriers agricoles pour stimuler la production. ” C’est ainsi que près de 5 millions de foyers agricoles, soit 80 % de la population rurale, sont devenus propriétaires d’un hectare de terrain, tandis que les États-Unis organisaient l’importation massive de semences améliorées, d’engrais et de pesticides chimiques. Au même moment, désireux d’intégrer au plus vite le club des nations développées, le Japon se lançait dans un programme d’industrialisation à marche forcée, au point que l’on parla de “ miracle japonais ”. Pour la population, “ l’image d’un pays riche était bien attrayante, elle permettait d’effacer le souvenir de la défaite et le peuple avançait joyeux vers la société de consommation de masse. Mais la modernisation acharnée avait sa face cachée ” commente Hiroko Amemiya. De fait, dès la fin des années 1960, le pays connaît de graves problèmes de pollution industrielle qui défraient la chronique au point d’enrichir l’encyclopédie médicale de nouvelles pathologies : l’asthme de Yokkaichi, des insuffisances rénales causées par une intoxication au cadmium ou encore la maladie de Minamata qui provoque des troubles neurologiques chez les enfants contaminés au mercure, sans oublier les divers maux dont souffrent les riverains causés par l’épandage de pesticides sur les rizières proches de leurs maisons. C’est ainsi qu’à Osaka, une jeune mère de famille du nom de Toshiko Karasawa consulte alors le Dr. Giryô Yanase pour les migraines violentes et les vertiges qu’elle ressent chaque fois que son voisin “ traite ” sa rizière avec du parathion, un insecticide très toxique, dérivé d’un gaz de combat élaboré dans les laboratoires allemands en 1940. Le Dr Yanase recevait beaucoup de patients atteints des mêmes troubles qui étaient dûs aux pesticides. Il lui a alors conseillé de manger des légumes biologiques, mais elle ne savait pas où en trouver. Ils ont alors contacté le professeur Teruo Ichiraku, un agronome qui était en relation avec l’Institut Rodale des États-Unis et l’Association Nature et Progrès en France, pour le convaincre de créer un mouvement pour promouvoir l’agriculture biologique au Japon, qui à l’époque n’était quasiment pas pratiquée à cause de la folie chimique des paysans.
C’est ainsi que voit le jour en novembre 1971, à Tokyo, la Nihon yûki nôgyô kenkyûkai, que l’on traduit généralement par Association japonaise de recherche sur l’agriculture biologique (AJRAB), bien qu’en japonais le sens soit quelque peu différent. Très impliqué dans le mouvement des coopératives japonaises, le fondateur de l’AJRAB pensait que l’agriculture biologique pourrait se développer que si on parvenait à “ relier directement les producteurs aux consommateurs pour que les produits agricoles ne soient pas traités comme des marchandises et que la préservation de l’environnement soit réalisée par un consentement mutuel entre producteurs et consommateurs. ” L’idée du teikei lui vint grâce à l’initiative de 25 jeunes citadines, habitant dans la banlieue de Tokyo, qui, soucieuse de la santé de leur famille face à la pollution et aux nombreux accidents sanitaires, sont parties, le 3 octobre 1973, vers Miyoshi, un petit village agricole situé tout au sud de la presqu’île de Bôsô. Ce jour-là, elles avaient rendez-vous avec une cinquantaine de paysans de Miyoshi, qui leur fournissaient du lait en vente directe. “ Nous cherchons de vrais aliments pour défendre notre vie et nous vous prions de faire le maraîchage sans intrants chimiques, ont-elles déclaré devant les paysans abasourdis. En ville, nous vivons en plein milieu de la pollution. Nous voulons des aliments sains, quelle que soit leur apparence. Nous vous compenserons en cas de perte à cause de la culture sans intrants chimiques… ” Quatre paysans qui, après mûre réflexion, décidèrent de répondre à l’appel et fondèrent l’Association des producteurs du village de Miyoshi pour les aliments sains. Pendant ce temps, à Tokyo, les battantes s’activaient et parvinrent à mobiliser 111 personnes qui, le 20 février 1974, créèrent l’Association pour produire des aliments sains. Une charte fut signée avec les producteurs de Miyoshi, qui reposait sur trois principes : le prix sera fixé par les producteurs ; les consommateurs acceptent la totalité des produits récoltés ; en cas d’aléa, la perte sera compensée par les consommateurs. Ce fut une vraie aventure collective pour les paysans, qui essuyèrent les inconvénients d’une conversion complètement improvisée, mais aussi pour les jeunes mères de Tokyo, qui ne s’attendaient pas à crouler sous des bottes et des bottes de komatsuna (une sorte d’épinard) livrées à raison d’une quinzaine de bottes par personne, par semaine, pendant presque deux mois, ni à se retrouver plusieurs semaines sans livraison. Du coup, elles organisèrent des réunions pour apprendre à mieux conserver les légumes. Mais vaille que vaille, tout le monde tint le coup et, à la fin de 1975, le nombre de participants consommateurs a atteint 1,200 et celui des producteurs, 41. Une maison préfabriquée permettant d’accueillir jusqu’à 30 personnes fut construite à Miyoshi pour que des consommateurs puissent y séjourner lors de la haute saison agricole et donner un coup de main aux producteurs. L’un des premiers teikei était né, qui inspira Teruo Ichiraku lorsqu’il promulgua, en 1978, les 10 principes du teikei, dont l’esprit fondamental réside dans une relation fraternelle et cordiale qui ne soit pas seulement de type commercial. Les personnes entretiennent mutuellement une relation de compréhension et d’entraide. Cette relation doit être établie à partir d’une réflexion sur les modalités de la vie quotidienne du producteur et du consommateur.
Masanobu Fukuoka et l’agriculture naturelle.
“ L’agriculture naturelle ”, c’est le mode cultural que prônera Masanobu Fukuoka (1913-2008), l’un des pères fondateurs de l’agriculture biologique, pendant toute sa vie, en fondant sa pratique sur une observation rigoureuse du fonctionnement de la nature. Appelée aussi “ agriculture du non-agir ”, sa méthode se résume en cinq principes fondamentaux : pas de labourage, pas de sarclage (pour enlever les mauvaises herbes), pas d’engrais (quoiqu’il utilisait parfois des fientes de poules), pas de pesticides y compris “ naturels ”, car l’équilibre de l’écosystème est assuré par la biodiversité et la rotation minutieuse des cultures et pas de taille (pour les arbres). Invité sur tous les continents à partir des années 1970, le Japonais inspirera divers courants de l’agriculture biologique, comme la permaculture ou les techniques culturales simplifiées.
Mais, pour Fukuoka, l’agriculture naturelle est bien plus qu’une simple révolution dans les techniques agricoles : “ Elle est le fondement pratique d’un mouvement spirituel, d’une révolution capable de transformer la manière dont l’homme vit ”, ainsi qu’il l’écrit dans L’agriculture naturelle, un livre majeur oùil définit les “ théorie et pratique pour une agriculture verte. ” Nourri par l’exercice quotidien de la méditation et la lecture des grands maîtres du bouddhisme zen et du taoïsme, Masanobu Fukuoka développe une critique radicale de l’importance de l’argent dans la vie agricole et l’économie des sociétés en général, comme le relève Yvan Besson. Et c’est précisément cette partie de son œuvre qui inspirera les fondateurs du mouvement des teikei, qui y puiseront la matière pour redéfinir de nouveaux rapports entre les producteurs d’aliments et les consommateurs. “ Ce qui s’est produit, c’est qu’une économie rendue folle par l’argent a donné naissance à une compétition insensée dans le domaine de la production alimentaire et semé le chaos parmi les pratiques alimentaires ” écrit ainsi Fukuoka, qui poursuit : “ Après la guerre, l’agriculture japonaise fut considérée comme une branche de l’économie et transformée en marché. Cela déclencha un processus de destruction à partir de l’intérieur qui s’est poursuivi régulièrement depuis lors. La machine, les fertilisants chimiques et les pesticides ont éloigné le paysan de la nature. Bien que ces produits inutiles de l’industrie humaine n’augmente pas le rendement de la terre, parce qu’ils lui sont présentés comme des instruments du profit et du rendement, le paysan travaille dans l’illusion qu’ils lui sont nécessaires. ” Dénonçant sans relâche ce que Yvan Besson appelle le “ piège de l’agriculture commerciale ”, qui entraîne les paysans dans une course infernale, Fukuoka stigmatise la logique d’aliénation propre à l’agriculture industrielle : “ Il est souvent prétendu que la mécanisation a augmenté l’efficacité du travail, mais les agriculteurs doivent utiliser les heures excédentaires passées hors de leurs champs à gagner un revenu extérieur pour les aider à payer leur équipement. Tout ce qu’ils ont fait est d’échanger leur travail dans les champs pour une besogne salariée, sous le ciel pour de mornes heures de labeur, enfermés dans une usine. ” Sans oublier le stress provoqué par l’incertitude des revenus, car comme le souligne aussi Fukuoka, le paysan moderne n’a aucune prise sur le prix des intrants fixés entièrement par le commerçant, ni sur celui de ses produits, car en général, l’agriculture commerciale est une opération instable, le revenu de l’agriculture étant à la merci de forces qu’il ne contrôle pas.
Reconstruire le lien entre producteurs et consommateurs.
Voici un des arguments développés par Ulrich Hoffmann, l’expert de la CNUCED, pour justifier la nécessité d’aller dans une autre direction : “ Qu’il vienne d’un pays en voie de développement ou qu’il soit agriculteur moderne d’Europe de l’Ouest, le paysan se retrouve aujourd’hui dans une situation de “ sandwich ”. D’un côté, il doit acheter des intrants et des moyens de production auprès d’une poignée de fournisseurs qui, à eux seuls, contrôlent 70 % du marché et du prix des semences, des engrais et des produits chimiques ; de l’autre, il subit une énorme pression de la part d’une poignée d’entreprises qui se partagent le marché de la commercialisation et de la transformation des denrées alimentaires. En d’autres termes, les paysans sont devenus les salariés modernes de ces acteurs mondialisés, qui déterminent pour eux la quantité et le prix de ce qu’ils doivent produire. Ils sont littéralement pris dans un étau entre les fourches de ce système qui n’a absolument rien à voir avec un “ marché libre ”. ”
Que peut-on faire ? “ Il faut complètement restructurer les marchés en créant des moyens de contrôle efficaces de la concurrence, mais il faut aussi changer les habitudes des consommateurs en les informant des avantages que présente la consommation de produits locaux et de saison. Cela suppose de reconstruire complètement les rapports entre producteurs et consommateurs. ” “ Généralement, quand on parle de consommateurs et de producteurs, on pense à une relation plutôt conflictuelle, explique Hiroko Amemiya, une anthropologue franco-japonaise, qui a dirigé le livre intitulé Du teikei aux AMAP. Chacun se bat pour avoir le meilleur prix. Dans les teikei, c’est différent, les producteurs et les consommateurs collaborent pour que l’agriculture puisse continuer dans les meilleures conditions possibles et produire des aliments sains qui profitent à tous. Ce qui est important, c’est que les gens nouent des liens, il ne s’agit pas seulement de vente et d’achat de produits, mais d’un “ projet de société commun ” fondé sur le respect mutuel et la préservation des ressources naturelles. ” En 2012, on compte quelques 3000 CSA aux États-Unis. “ La participation requise des adhérents est très différente selon les fermes, commente Annie Weidknnet, auteure de AMAP, Histoire et Expériences, certaines rendant la participation obligatoire aux travaux agricoles, particulièrement au ramassage. Parfois, le contrat est de onze mois avec obligation annuelle de quatre demi-journées de travail sur la ferme. Mais si, parmi les coopérateurs, certains ne le peuvent pas, ils devront payer un surcroît. ” Pour certaines CSA, comme celui d’Elizabeth Henderson, la priorité est aussi de toucher des populations moins favorisées économiquement en pratiquant des tarifs progressifs. D’autres, comme le Food Project à Boston, forment des jeunes des quartiers défavorisés comme des quartiers aisés à cultiver la terre et distribuent ensuite la nourriture récoltée dans le cadre de la CSA, ou à des refuges pour des sans-abris. En 1992 a été crée au Québec Équiterre, qui coordonne le réseau des ASC (Agriculture soutenue par la communauté), ou encore appelées “ Fermiers de famille ”, une expression qui fait penser au médecin de famille, une personne-ressource avec qui on entretient des liens privilégiés. Et puis, en 2001, Daniel et Denise Vuillon, maraîchers dans le Var, fondent en France la première AMAP (Association pour le maintien d’une agriculture paysanne). Face à l’irrésistible ascension du concept, les Vuillon ont lancé le “ Réseau urbain-rural : générer des échanges nouveaux entre citoyens ” (URGENCI), qui regroupe au niveau mondial des citoyens, producteurs agricoles, consommateurs, militants, acteurs politiques impliqués dans une approche alternative appelée “ Les Partenariats locaux solidaires entre producteurs et consommateurs (PLSPC) ”.
Qu’elles s’appellent AMAP, CSA, ASC ou TEIKEI, toutes ces initiatives partagent un objectif commun : “ En finir à la fois avec le déclin organisé de l’agriculture vivrière locale et avec les logiques productivistes et consuméristes profondément ancrées depuis quelques décennies dans nos fonctionnements sociaux ”, ainsi que l’écrit Annie Weidknnet, qui créa l’une des premières AMAP de Midi-Pyrénées. Certes, souligne Stéphane Giroud, également Amapien : “ Les AMAP ne révolutionnent pas le monde de l’agriculture, mais constituent un espace où les citoyens peuvent se réapproprier la question de la place de l’alimentation dans nos sociétés. Et ce processus de relocalisation radicale de l’acte de manger peut constituer un levier puissant pour modifier nos comportements au quotidien. ” Pour ne citer que quelques mérites des AMAP, Marie-Monique Robin précise : “ Elles permettent de retirer la nourriture du monde des griffes des “ affameurs ” tout en protégeant l’environnement et en luttant contre le réchauffement climatique, car la relocalisation de la production alimentaire réduit la facture énergétique (transport) et la fabrication d’emballages (récoltes en vrac) ; elles encouragent la biodiversité, car pour satisfaire les Amapiens, les producteurs sont obligés de diversifier leurs cultures ; elles réduisent la facture de la Sécurité social, en éliminant les dégâts que causent les pesticides pour la santé des paysans et des consommateurs ; et puis – très important – elles redonnent envie de cuisiner et de partager avec ses proches des plats goûteux et sains. ”
Oui, l’agriculture biologique peut nourrir le monde.
Catherine Badgley, une paléoécologiste de l’université du Michigan, a démontré que l’agriculture biologique peut effectivement nourrir le monde. L’étude qu’elle a publiée en 2006, ave une équipe de sept chercheurs, est régulièrement citée dans les articles scientifiques et les rapports internationaux. Le point de départ de son étude, fut une mission que son équipe a réalisée auprès d’un agriculture biologique qui prétendait avoir récolté 26 tonnes de légumes sur un peu plus d’un demi-hectare dans une période relativement courte. Et c’était vrai. “ À partir de là, nous nous sommes demandés si une transition massive vers l’agriculture biologique permettait de nourrir le monde… entier. Nous sommes partis des deux arguments qui sont souvent repris dans la presse et qui affirment que le bio ne peut pas nourrir le monde, car les rendements sont trop faibles et parce que les engrais biologiques ne peuvent pas fournir assez d’azote aux cultures et donc qu’il n’y a pas d’alternative aux engrais chimiques. Pour cela, nous avons épluché la littérature scientifique, soit près de 300 études, réalisées dans 53 pays. Nous avons constaté que, dans les pays développés, les rendements de l’agriculture biologique étaient légèrement inférieurs à ceux de l’agriculture conventionnelle pour la majorité des cultures, mais que, dans les pays en développement, l’agriculture biologique permettait d’augmenter les rendements. À partir de ces données, nous avons établi deux modèles : le premier, que nous considérions comme très “ conservateur ” parce qu’il appliquait les rendements les plus faibles observés dans les pays développés à toutes les fermes du monde ; le second, en revanche, appliquant le taux de rendement moyen constaté dans les pays développés aux seules fermes du Nord et celui observé dans les pays du Sud aux seules fermes du Sud. Dans les deux cas, notre but était d’estimer la quantité de calories que l’agriculture biologique permettrait de produire. ”
Quels furent vos résultats ? “ Avec le premier modèle nous avons obtenu un rendement de 2,641 calories par personne et par jour, ce qui est juste en dessous de la moyenne mondiale actuelle qui est de 2,786 calories, mais au-dessus des besoins caloriques déterminés par l’ONU, qui sont compris entre 2,200 et 2,500 calories.
Le second modèle donnait un rendement de 4,831 calories par personne et par jour, ce qui est 75 % de plus que la moyenne actuelle. Nous en avons conclu que l’agriculture biologique avait tout à fait la capacité de nourrir la population actuelle, sans qu’on ait besoin d’augmenter les superficies cultivées.
Et pour le second point de votre étude : peut-on remplacer les engrais azotés par des engrais biologiques ? “ Pour cette partie, nous nous sommes uniquement intéressés à ce que l’on appelle “ les engrais verts ”, c’est-à-dire les légumineuses, comme les pois, les haricots, la luzerne ou le trèfle et nous avons exclu les autres formes d’engrais utilisés par les agriculteurs biologiques, comme le fumier. Et là aussi, nous avons constaté que sous toutes les latitudes, en zones tempérées ou sous les tropiques, la production d’azote par les engrais verts pourrait remplacer celle des engrais chimiques. ”
Sur quelles études scientifiques se fondent ceux qui prétendent qu’on ne pourra pas nourrir le monde sans pesticides ? “ En fait, il y a 2 études, publiées en Europe dans les années 1980, qui montraient que les rendements de l’agriculture biologique étaient 20 % moins élevés que ceux de l’agriculture conventionnelle. Bien sûr, nous les avons incluses dans notre corpus, même si elles présentaient peu de données et qu’elles ne concernaient peu de pays et peu de cultures. Ces deux études constituaient des exceptions, comparées à la majorité des études que nous avons consultées. ” Catherine Badgley précise que : “ Les conclusions de notre étude ont été confirmées par un rapport de la FAO en 2007, puis par l’équipe de Niels Halberg de l’Institut danois des sciences agricoles, en 2009. ”
Que faudrait-il pour que nous puissions effectuer une transition massive vers l’agriculture biologique ? Pour Marc Dufumier, agronome qui travaille à AgroPariTech : “ D’abord une volonté politique pour entreprendre une réforme de la politique agricole commune qui réorientera le 9 milliards d’euros ( 11,5 milliards de dollars) de subvention annuelles vers une agriculture plus durables et plus respectueuse, qui cessera de surproduire de la poudre de lait, des céréales ou de la viande de qualité médiocre pour faire le plus grand tort aux pays du Sud, en réorientant l’agriculture vers des aliments de qualité, bien rémunérés, qui permettront aux paysans d’être droits dans leurs bottes et d’être reconnus pour les services environnementaux qu’ils prêtent à la société. Ensuite, d’entreprendre une véritable révolution agricole et dans tous les sens du terme. C’est d’abord une révolution technique : passer de processus industriel et de produits standards à une agriculture artisanale et plus diversifiée. Pour les agriculteurs, c’est aussi une révolution culturelle de comprendre que l’agriculture moderne de demain sera celle qui respectera les abeilles, les pucerons, les coccinelles et les carabes. C’est pourquoi il faut les aider, pour qu’ils ne se sentent pas stigmatisés, car ils sont à la fois les victimes et les otages du système actuel. Il faut absolument libérer les paysans de cette prison qu’ont construite les firmes de l’agro-industriel et de la grande distribution, pour qu’ils retrouvent le goût de leur métier et la capacité d’innover dans leur propre ferme. Et c’est enfin, une révolution politique et sociale, dans la mesure où il faut que les consommateurs soient suffisamment rémunérés pour pouvoir acheter plus cher des produits de qualité et apprennent aussi à mieux manger. Mais au bout du compte, la société y gagnera, car la facture environnementale et sanitaire se réduira considérablement et le nouveau modèle agricole créera de nombreux emplois. ”
Pensez-vous que cette révolution est possible ? Marc Dufumier en est convaincu, à condition que : “ nous fassions l’union sacrée contre les véritables bulldozers que nous avons en face de nous. Mais il faut que les politiques comprennent qu’il y a urgence à gagner ce combat. Et pour gagner ce combat, c’est unis qu’il faut le mener : consommateurs, environnementalistes, agriculteurs, professionnels de la santé, il faut que nous soyons unis pour aller vers une agriculture au service de l’intérêt général. ”
Trois leçons importantes à retenir.
Marie-Monique Robin termine son ouvrage Les moissons du futur, comment l’agroécologie peut nourrir le monde, en partageant 3 leçons principales qu’elle a tirées de son enquête au long cours sur l’agriculture.
La première, c’est qu’il faut manger moins de viande. Selon les projections de la FAO, pour répondre à la demande, la production mondiale de viande devra doubler d’ici 2050, passant de 229 à 465 millions de tonnes. Or on estime qu’il faut 4 calories pour produire 1 calorie de viande de poulet ou de porc et 11 pour produire une calorie de bœuf élevé de manière intensive. Aujourd’hui, 40 % des céréales cultivées dans le monde sont destinées à alimenter le bétail. Comme la production de viande est beaucoup plus gourmande en eau que celles de légumes, on estime que les mangeurs de viande consomment 4,000 litres d’eau par jour, alors que les végétariens n’en consomment que 1,500 litres. Enfin, l’élevage est l’une des principales causes du réchauffement climatique, puisqu’il totalise 18 % des émissions de gaz à effet de serre. Un repas avec viande et produits laitiers équivaut, en émission de gaz à effet de serre, à 4,758 kilomètres parcourus en voiture, contre 629 kilomètres pour un repas végétarien. Donc, manger moins de viande, c’est bon pour la planète, mais c’est aussi un moyen de contribuer à résoudre le problème de la faim dans le monde, car les céréales que ne mangent pas les animaux sont disponibles pour les humains.
Deuxième leçon : l’engouement pour les agrocarburants constitue une menace terrible pour la sécurité alimentaire. Pour remplir le réservoir d’une voiture avec 50 litres de bioéthanol, il faut détruire 358 kilogrammes de maïs. Et il faut 4,000 litres d’eau pour fabriquer un seul litre de bioéthanol. La ruée vers “ l’or vert ” entraîne un accaparement des terres arables au détriment des cultures vivrières et accentue la volatilité du prix des denrées agricoles, comme on l’a vu au Mexique en 2007. D’après une étude de l’European Environmental Policy, la production d’agrocarburants pourrait mobiliser plus de 70,000 kilomètres carrés de terres supplémentaires, ce qui provoquerait l’émission de 27 à 56 millions de tonnes de dioxyde de carbone supplémentaires. Il faut exiger de nos élus qu’ils suppriment les aides monumentales accordées au secteur des agrocarburants, qui, à terme, entraîneront une aggravation de la faim et de la malnutrition dans le monde. En France, 196 millions d’euros ont été gaspillés en 2011 pour le développement de la filière, alors que le budget pour la conversion à l’agriculture biologique atteignait péniblement les 17 millions d’euros ( deux fois moins qu’en 2010).
La troisième leçon concerne les dangers qui guettent l’agriculture biologique. Certes, on peut se réjouir en lisant les statistiques livrées par le rapport de l’Agence Bio pour 2011 : le marché mondial a presque quadruplé en dix ans, pour atteindre 60 milliards de dollars en 2010. En 2009, l’Union européenne (23,4 milliards de dollars) et les États-Unis représentaient 95 % du marché mondial. En France, les ventes ont progressé de 19 % entre 2008 et 2009. Plus de 35 % des produits labellisés bios consommés sur le territoire français sont importés. Et c’est là que le bât blesse. Car le label bio n’est pas une garantie d’une pratique agroécologique, il est au plus la reconnaissance officielle que des produits nocifs – à savoir les pesticides et engrais chimiques – n’ont pas été utilisés. Mais ce label ne dit rien sur la manière dont les aliments ont été produits. C’est ainsi qu’en Colombie la société Daabon a fait expulser des dizaines de petits paysans pour étendre son empire de palmiers. Certes, son huile de palme a été certifiée bio par l’organisme de contrôle français Écocert, mais pour le reste, il n’y a aucune différence avec le mode de production conventionnelle que pratique par ailleurs la firme agro-industrielle : monoculture, exploitation intensive des ressources naturelles et de la main-d’œuvre. C’est de ce bio-là, un bio au rabais, minimaliste dont Marie-Monique Robin s’inquiète et nous met en garde. L’agriculture biologique ne se réduit pas à un cahier des charges que les exploitants, comme leurs collègues conventionnels vont s’efforcer de respecter le plus scrupuleusement possible, pour décrocher le sésame institutionnel qui leur permettra d’engranger de juteux profits. Comme nous l’ont enseigné les pères fondateurs, l’agroécologie biologique doit incarner un “ projet de société ”, “ un rapport aux autres et à la nature ” différent, un “ dépassement de l’état actuel ” qui permette aux hommes et aux femmes de vivre dignement, dans le “ respect des autres et des ressources communes ”. On peut certes troquer les engrais chimiques contre des engrais biologiques importés de l’autre bout de la planète et faire des tomates bios sur 400 hectares. Mais, ce faisant, on ne change rien au modèle de production : on est toujours dans un modèle intensif qui n’a rien à voir avec l’agroécologie. Marie-Monique Robin nous invite donc à être vigilants, pour ne pas encourager le “ dévoiement ” de l’agriculture biologique, au profit des “ affameurs ” qui cherchent à se positionner sur ce créneau porteur.
De plus, comme le précise Nelda Martinez, une paysanne du Nicaragua : “ Nous devrions faire attention de ne pas tomber dans le piège qui consiste à mesurer le développement de l’agroécologie en nous attaquant uniquement aux aspects physiques et économiques de la ferme. L’agroécologie n’est pas qu’un catalogue de pratiques. C’est une manière de vivre. ” C’est-à-dire un mode particulier de faire et de vivre de l’agriculture.
Marie-Monique Robin nous rappelle que Hans Müller, l’un des fondateurs de l’agriculture biologique, nous mettait aussi en garde à cet égard : “ De même qu’au début du temps du capitalisme, les tisserands n’ont pas pu protéger leurs femmes, enfants et eux-mêmes contre l’exploitation brutale en assaillant les usines et en détruisant les hautes cheminées, de même on ne peut gagner contre cette cause déterminant le “ destin de l’agriculture ” par une croisade contre la technique, contre le moteur. Ce n’est pas “ contre ” quelque chose, mais uniquement “ pour ” quelque chose de grand et beau, susceptible d’enthousiasmer la jeune relève, que l’agriculture gagnera cette bataille. ” Et cet enthousiasme est déjà bien présent au Québec lorsqu’on voit ce qui se vit et ce qui se fait à la Ferme des quatre temps, devenue une base de formation de la relève québécoise en agriculture maraîchère écologique et biologique sous la direction de Jean-Martin Fortier.
Maintenant se pose la question, à savoir comment modifier le modèle agricole actuel pour qu’il favorise le développement de nouveaux types d’agriculture et réponde aux ambitions et aux attentes de cette relève créative ?
Lire la suite : La Commission sur l’avenir de l’agriculture et de l’agroalimentaire québécois.
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guillemette isnard
article très interessant