La bourse ou la vie : 2ième partie

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Il est évident pour Mélissa Mialon que l’on ne peut parler des déterminants commerciaux de la santé sans tenir compte des moteurs mondiaux de la mauvaise santé. C’est pourquoi, elle traite dans son ouvrage BIG FOOD & Cie des cinq moteurs mondiaux suivants : l’industrialisation et la mondialisation, l’économie de marché et le néolibéralisme, les élites et le philanthro-capitaliste et la médicalisation des questions de santé.  Puisque nous présentons ici qu’un aperçu des réflexions de Mélissa Mialon sur ces questions, nous vous invitons à lire son ouvrage pour en apprendre davantage sur ces enjeux.

L’industrialisation et la mondialisation.

L’industrialisation, la fabrication de produits à grande échelle, a révolutionné notre mode de vie. Par rapport au travail manuel, on a gagné du temps, on produit plus vite, ce qui a permis la consommation de masse.  La technologie et l’innovation ont vraiment changé nos vies et répondu à nos attentes d’alors. Le taylorisme, c’est-à-dire l’organisation du travail en tâches distinctes, chaque ouvrier assumant un rôle précis sur la chaîne, a permis d’optimiser la production. Avec l’industrialisation, les paysans sont partis pour la ville et même pour d’autres pays à travers le monde, à la recherche de travail dans les nouvelles usines.

Les échanges entre territoires ont toujours eu lieu, le long de la Route de la soie par exemple, entre l’Asie et l’Europe. Chacun échangeait ses produits contre ce qui n’existait pas chez lui. Tout s’accélère avec la domination de quelques puissances européennes sur le monde : l’Espagne, l’Angleterre, la France. Ces puissances, par le commerce triangulaire, fondé sur l’esclavagisme, ont ainsi développé l’industrie du sucre et du tabac à travers le monde. Les esclaves, en majorité africains, ont été envoyés aux Amériques pour y cultiver les terres des colons européens installés là-bas. Les produits récoltés étaient ensuite transportés jusqu’en Europe et l’Europe envoyait en Afrique des marchandises en échange d’esclaves. Depuis longtemps, tout est marchandise, même la vie humaine. Avec l’industrialisation et le développement des transports à grande échelle, la mondialisation des échanges s’est accélérée. Ils sont désormais en grande partie dématérialisés, grâce aux progrès de l’informatique. On ne négocie plus en personne, des traders, basés dans les grandes villes du monde, s’en chargent et spéculent à distance sur le cours des matières premières.

Au fil de ce long processus d’industrialisation et de mondialisation, privilégiant l’argent et les produits, on oublie l’humain, pourtant au cœur du système. Les ouvriers n’ont pas forcément bénéficié de l’industrialisation, le citoyen est plus éloigné à la fois du producteur et du produit. Pour harmoniser ces échanges croissants entre pays et faire en sorte que nous vivions le mieux possible ensemble, plusieurs agences internationales ont vu le jour à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Pour ce qui concerne les déterminants commerciaux de la santé, l’OMS, l’OMC, le FMI, la Banque mondiale, l’OIT, la FAO, le Programme alimentaire mondial et l’UNICEF sont celles qui nous intéressent. Aujourd’hui, ces organisations restent attachées au modèle économique dominant, le modèle néolibéral, même si certaines branches s’intéressent de plus en plus aux déterminants commerciaux de la santé.

L’économie de marché et le néolibéralisme.

Dans la suite logique de l’industrialisation et de la mondialisation, l’économie de marché, le capitalisme et le modèle néolibéral se sont imposés au cours des cinquante dernières années. Ils ont bénéficié aux industriels, qui les ont largement soutenus, mais ils ont eu un impact négatif sur notre santé, celle de notre planète et creusent les inégalités.

Dans notre économie de marché capitaliste, la façon dont les échanges et la croissance se font est régie par le néolibéralisme. L’économiste américain Milton Friedman est le père du modèle néolibéral. Avec ses collègues américains et les “ Chicago boys ”, il a promu ce modèle aux États-Unis et au Chili dans les années 1970-1980. Les disciples de Friedman sont allés enseigner le néolibéralisme au Chili, qui était alors une dictature. Friedman en personne y a rencontré le dictateur Augusto Pinochet et ensemble ils ont pris et appliqué toute une série de mesures dans le pays. Le Chili fut en quelque sorte le laboratoire du néolibéralisme. D’autres dirigeants ont à leur tour introduit des politiques néolibérales dans leur pays : Margaret Thatcher au Royaume-Uniet Ronald Reagan aux États-Unis comptent parmi les plus fervents défenseurs de ce modèle.

L’économie de marché.

L’économie est le système sur lequel on se base pour produire, puis échanger. L’économie de marché consiste à produire et à échanger des produits et des services, le tout se régulant en théorie de façon naturelle : on a besoin d’un produit, les industriels le fabriquent et le vendent ; si personne n’en a plus besoin, on arrête de le produire. Cependant, dans l’économie actuelle, on ne se contente pas de produire et d’échanger. Nous sommes en effet dans un système capitaliste, où l’argent (le capital) est réuni par les actionnaires des entreprises pour produire et vendre, mais aussi pour générer de la croissance. En théorie, cette croissance permet aux actionnaires de fournir de plus en plus d’argent à chaque entreprise ; ainsi, la production augmente, les produits proposés à l’achat sont de plus en plus nombreux, ce qui génère de plus en plus de capital pour les actionnaires. Dans le monde actuel, le bon fonctionnement de l’économie dépend de la quantité d’argent généré individuellement, par chaque entreprise et chaque pays et il faut que cet argent ne cesse de faire des petits. Il n’y a pas de vraie régulation naturelle de la production et de l’échange qui en découle ; il faut consommer pour continuer à avancer.

Le modèle néolibéral.

Le modèle néolibéral, outre la production et l’échange (économie de marché) et la recherche de croissance (capitalisme) vise à éviter toute intervention de l’État dans la régulation du marché, avec comme justification que l’État gère moins bien le monde que les industriels.  Par conséquent, dans le système néolibéral actuel, les entreprises sont a priori libres de produire et d’échanger sans barrières. Il s’agit d’éviter au maximum les lois contraignantes et d’imposer l’auto-régulation autant que faire se peut. La liberté, le choix et la responsabilité bénéficient alors aux entreprises et l’État est vu comme un empêcheur de croître en rond. C’est cette idée qui domine le monde de nos jours et elle se traduit en actions très concrètes de la part des industriels pour continuer à s’imposer. Le néolibéralisme, en plus de tendre à lever toute barrière s’opposant au libre marché, vise la privatisation. Tout peut-être privatisé. Dans quatre pays d’Afrique subsaharienne cela a même conduit à ce qu’un employé de l’Industrie de l’alcool rédige les politiques nationales de contrôle de la vente d’alcool. Quand un industriel prend les rênes à la place de l’État, on parle de “ capture ”.

Les aberrations du néolibéralisme.

Certaines institutions internationales comme l’OMC, soutiennent ce système néolibéral via les accords de libre-échange, par exemple ; or ces accords favorisent le libre marché au détriment parfois des citoyens. Le poulet est un exemple : transformé à la chaîne en Europe et aux États-Unis, il est exporté dans les pays africains à un coût très bas. De nos jours, 50 % de la volaille produite en Europe est envoyée en Afrique. Les produits africains, qui ne possèdent ni les mêmes infrastructures ni les mêmes ressources pour transformer le poulet, ne peuvent donc pas être compétitifs et voient et leur activité mourir. Difficile pour les africains de consommer du poulet local.

Les asperges péruviennes est un autre exemple. Au début des années 2000, dans les déserts du Pérou, la Banque mondiale a promu le développement de l’industrie de l’asperge, un légume qui se plaît certes en terre sableuse mais qui demande beaucoup d’eau pour pousser. L’idée était de générer une activité et de l’emploi, là où l’espace était inoccupé, puis d’exporter la production. Mais pour obtenir les prêts nécessaires au développement de l’activité, le Pérou devait en contrepartie ouvrir ses frontières aux investissements étrangers. L’argent étranger est donc arrivé et l’activité s’est développée. Mais finalement, en raison de l’irrigation indispensable, les ressources en eaux souterraines du désert ont fondu, ce qui a eu un effet dévastateur sur l’environnement.

Les limites de l’économie de libre marché capitaliste.

L’économie de libre marché capitaliste a de nombreuses limites, qui font l’objet de nombreuses publications. D’abord, ce système ne bénéficie à la population qu’un temps limité, puis surtout à un petit nombre de personnes et d’entreprises. Même si le néolibéralisme prône le contraire, en réalité les industriels sont les premiers à bénéficier des interventions des États sur le marché. Lors des crises, les industriels sont souvent sauvés de la faillite par l’argent de l’État, comme le furent les banques américaines lors de la crise des subprimes (2007-2008). Ils bénéficient aussi d’allègements d’impôts et d’autres avantages cruciaux pour leur survie. Les lois sur la propriété intellectuelle (industrielle), qui évitent que leurs produits ne soient copiés par la concurrence, leur bénéficient également.

Le principal problème du marché capitaliste et du néolibéralisme réside dans toutes leurs pratiques et dans leur impact sur notre santé et celle de notre planète. Ces impacts sont ce qu’on appelle des “ externalités ”, c’est-à-dire des dommages collatéraux non pris en compte dans les théories de Friedman et ses collègues. En principe, ces dommages devraient se dissiper d’eux-mêmes. Le marché se régule seul : si, par exemple, la demande diminue pour certains produits, la correction consiste en une baisse de production. Mais il est évident qu’il n’en va pas de même concernant nos problèmes de santé. Ceux qui subissent les conséquences, ce sont les citoyens qui doivent se soigner, les communautés qui voient leurs rivières et leurs terres polluées, les enfants qui grandissent, les fœtus qui se développent dans un monde pollué.

Mélissa Mialon précise que l’économie de libre marché n’est pas quelque chose de figé. Elle résulte d’une série de décisions prises plus ou moins en commun. Nous votons (ou pas) pour des gens qui soutiennent cette économie. Il est vrai qu’avec la mondialisation et la dématérialisation des échanges, les citoyens sont éloignés des décisions communes, mais Mélissa Mialon apporte quelques pistes de réflexions montrant que nous avons déjà quelques solutions à notre disposition. Ces solutions feront l’objet de la prochaine chronique.

Une économie gagnant-gagnant pour tout le monde ?

Les États bénéficient eux aussi de l’économie de libre marché. Les États étendent grâce aux industriels leur influence au-delà de leurs frontières. L’américanisation du monde, l’image et le pouvoir qu’ont les États-Unis d’Amérique à l’étranger tiennent à l’existence de marques iconiques telles que Coca-Cola ou Ford. L’administration américaine soutient ses entreprises, c’est logique. C’est gagnant-gagnant : les entreprises pénètrent de nouveaux marchés, les États peuvent promouvoir leur vision du monde dans d’autres contrées. Les industries française de la pharmacie, avec Sanofi, des hydrocarbures, avec Total et de l’armement, avec Dassault, rayonnent elles aussi à travers le monde et sont soutenues par le gouvernement français. Pourtant, quand ces entreprises s’imposent ailleurs et y abîment la santé et parfois les vies, ne serait-il pas plus juste de parler de néocolonialisme plutôt que de rayonnement français ou américain ?

Parfois, les gouvernements eux-mêmes vont défendre leurs industries dans d’autres pays. L’exemple le plus marquant des travaux de Mélissa Mialon est celui du gouvernement italien. Celui-ci a déployé à l’étranger des campagnes médiatiques contre l’étiquetage nutritionnel (Nutri-Score). Aussi imparfait que soit cet étiquetage, il est conçu pour favoriser le choix et l’éducation et qu’un gouvernement s’oppose à son principe revient à nier le fait qu’il existe des aliments malsains. Les États-Unis d’Amérique quant à eux, ont provoqué un scandale quand ils ont défendu l’industrie des laits infantiles et fait pression contre une résolution de santé de l’OMS visant à favoriser l’allaitement. Les Américains  ont notamment fait pression sur l’Équateur en leur demandant de ne pas adopter la résolution, faute de quoi il y aurait des sanctions commerciales contre le pays et un retrait des aides militaires. Dans ces cas-là, il est évident que nos gouvernements privilégient la santé de l’industrie au détriment de la nôtre.

Les élites et le philanthro-capitalisme.

Un autre moteur mondial de la mauvaise santé réside dans la concentration des décisions entre quelques mains, celles des élites, qu’elles se trouvent en entreprise, dans un gouvernement ou dans la culture (les stars). En sciences sociales, la notion “ d’élite ” se rapporte aux classes dirigeantes, par rapport aux classes ouvrières. Mélissa Mialon aborde la question des élites du point de vue de la santé publique.

Quand le capitalisme se mue en philanthrope.

Dans cette ère où la publicité et les relations publiques sont primordiales pour polir son image ou entretenir sa domination, les élites s’adonnent souvent à la philanthropie. On parle alors de philanthro-capitalisme, la philanthropie et le capitalisme étant concentrés entre quelques mains. L’image des élites et de leur argent est souvent bonne dans l’opinion publique. On en érige certaines en modèles et parfois peu importent les actes derrière les paroles, c’est la personnalité qui compte et qui attire. On voit aujourd’hui les philanthro-capitalistes ultrariches comme des sauveurs du monde, alors que nombre d’entre eux ont recours aux pratiques nocives décrites par Mélissa Mialon dans son ouvrage.

Bill Gates, par exemple, donne une grande partie de son argent à sa fondation. Or quand on donne à une fondation ou à une association, les dons sont déductibles des impôts dans de nombreux pays. Il en résulte qu’un philanthrope contribue moins à l’impôt, donne moins à la collectivité et davantage pour une cause que lui seul a choisie. Cela diminue la somme allouée aux actions choisies collectivement et démocratiquement, l’éducation et la santé figurant de longue date parmi les priorités. Quand cet argent est versé dans des fondations privées, comme beaucoup d’industriels le font, c’est plus de ressources pour les élites. Et le problème, du point de vue de la santé publique, c’est que les philanthro-capitalistes financent en priorité des solutions de marché, des projets irréalisables sans leurs produits. Ils financent rarement des projets susceptibles d’abolir les pratiques nocives que Mélissa Mialon dénonce dans son livre. La fondation Gates soutient de nombreux projets reposant sur l’utilisation d’OGM comme remèdes à la faim (ne vaudrait-il pas mieux enrayer la pauvreté ?) ou de vaccins contre certaines maladies (ne serait-il pas préférable d’offrir la Sécurité sociale et des conditions de vie décentes ?). Confucius disait : “ Quand un homme a faim, mieux vaut lui apprendre à pêcher que lui donner un poisson ”. Avec le philanthro-capitalisme, on fait le contraire : on donne du poisson pané (un produit industriel), au lieu d’apprendre à pêcher. Les communautés deviennent dépendantes et ne peuvent plus vraiment critiquer le généreux donateur et encore moins le système. La même fondation achetait des vaccins et des médicaments à des entreprises pharmaceutiques dont elle est justement l’un des actionnaires. L’argent soustrait à l’impôt est donc réinvesti dans les entreprises du milliardaire (parmi d’autres élites) et le résultat est déguisé en action charitable. La fondation Gates, en collaboration avec les États-Unis d’Amérique et le fonds mondial de lutte contre le sida, la tuberculose et le paludisme, distribue des médicaments via le réseau logistique de Coca-Cola et le projet “ Last Mile ” (dernier kilomètre), parce que la boisson se trouve partout dans le monde, même dans les endroits les plus reculés : l’idéal pour les médicaments. Il se trouve qu’à l’époque où Bill Gates s’est impliqué dans le projet, sa fondation était actionnaire de Coca-Cola.

Comme les élites, industrielles en particulier, ont de plus en plus de pouvoir et d’argent et financent donc de plus en plus de projets de toutes sortes, la critique à leur endroit est de plus en plus difficile. Le risque est que, petit à petit, l’argent aille essentiellement à des causes bénéfiques aux industriels et reposant sur des solutions de marché.

La médicalisation des questions de santé.

La médicalisation des questions de santé est elle aussi un moteur mondial de la mauvaise santé. Cette médicalisation revient à limiter la santé à l’acte de soigner. C’est oublier la définition de l’OMS, selon laquelle la santé est “ un état de complet bien-être physique, mental et social et ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d’infirmité  ”. Or aujourd’hui, la santé est incluse dans l’économie de marché, avec en priorité le curatif au détriment du préventif et les produits industriels comme solution plutôt que le questionnement des déterminants commerciaux de la santé. Les gouvernements investissent souvent davantage pour les traitements médicaux qu’ils ne s’engagent pour défendre des politiques de santé publique.

Quand l’industrialisation et l’économie de marché ont vu le jour, plusieurs professions de santé ont évolué en même temps que le développement de l’industrie et c’est à cette époque que la médicalisation a commencé. Aujourd’hui, des armées d’ingénieurs et autres experts développent des produits industriels. Certains, forts de leur bac+5, fabriquent des aliments pour chiens et chats, quand la nature a pourtant permis aux animaux de vivre sans nous pendant des millions d’années. Il faut un diététicien pour nous apprendre à bien manger, un pédiatre pour nous conseiller sur l’alimentation de nos enfants, alors que cette connaissance s’est transmise dans la population, sans jargon ni intermédiaires, à travers les siècles. On rend l’alimentation compliquée, alors qu’elle ne devrait pas l’être. Bien sûr, nos supermarchés ne ressemblent en rien à ce que nos ancêtres connaissaient. Bien sûr, il est extrêmement difficile de s’y retrouver dans une offre alimentaire quasi infinie, avec toujours plus d’innovations de la part des industriels. En rendant les choses plus compliquées qu’elles ne devraient l’être, en dépossédant les gens de leurs connaissances alimentaires, en érigeant en vérité une science contrôlée par les industriels et leurs nombreux soutiens, on finit par se retrouver avec l’épidémie industrielle actuelle. Et la seule solution semble être entre les mains des fameux experts, qui reformulent les mêmes produits, lesquels contribuent pourtant à nous rendre malades.

Mélissa Mialon rappelle que les grandes entreprises de la pharmacie et de l’agroalimentaire ont été créées par des pharmaciens et autres professionnels de santé. Les laits infantiles ont été conçus par Henri Nestlé, pharmacien. L’entreprise Nestlé est maintenant présente dans tout le secteur agroalimentaire. Les pédiatres et les gynécologues ont évolué avec ces industries. Les pédiatres par exemple, n’ont quasiment aucune formation sur l’allaitement, au sens physiologique du terme et certains connaissent certainement davantage les marques de lait infantile. Or quand un médecin n’est pas sensibilisé à cette influence des industriels, quand il pense ne pas être influencé (ce qui est souvent le cas, comme le montrent de nombreuses études), les déterminants commerciaux de la santé ne sont pas remis en question.

Dans cette nécessité immédiate de transformer nos systèmes alimentaires afin qu’ils deviennent sains et durables, le besoin d’information en nutrition qui soit juste et claire est primordial. Les diététiciens ont un rôle important dans la transmission de messages clés contribuant à cette transformation. Toutefois, certaines pratiques utilisées par l’industrie agroalimentaire peuvent interférer avec ces communications et la pratique en nutrition. Dans un contexte de cacophonie nutritionnelle et d’évolution rapide des tendances en nutrition, il s’avère essentiel que les diététiciens puissent jouer leur rôle de communication et d’intervenants en santé de façon indépendante vis-à-vis de toutes formes d’influence commerciale. Sans en être forcément conscients, les diététiciens sont exposés, dès leurs études universitaires, à l’influence de l’industrie agroalimentaire. Quand des intérêts financiers prédominants, d’un point de vue marketing, l’industrie a tout à gagner à s’allier avec la profession qui recommande et offre des conseils nutritionnels à la population. Ce faisant, l’acteur industriel peut associer et donc positionner son produit comme une “ bonne marque ” aux yeux des professionnels, puis ultimement aux yeux du public. L’indépendance et la pensée critique des professionnels en nutrition sont essentielles afin de garantir une rigueur et une transparence dans l’offre de conseils et de recommandations visant la saine alimentation. Récemment, de plus en plus de guides alimentaires recommandent de limiter la consommation d’aliments ultra-transformés étant donné leurs liens avec le développement de diverses maladies non-transmissibles. Plus que jamais, les discours et les recommandations des professionnels de nutrition devront être uniformes par rapport à cette catégorie de produits alimentaire afin d’éviter une cacophonie nutritionnelle au sein même de la profession. L’influence de l’industrie nuit à cette uniformité de discours et retarde notre transition vers un système alimentaire qui soit sain et durable.

Une question d’éthique.

Outre les moteurs mondiaux de la mauvaise santé, il se pose pour Mélissa Mialon, une vraie question collective d’éthique concernant les déterminants commerciaux de la santé. Tout d’abord, les pratiques détaillés dans son ouvrage, parfois monnaie courante au sein d’une même entreprise, n’ont rien d’erreurs anecdotiques mais révèlent plutôt une tendance de fond. En 1994, les industriels de la cigarette ont juré devant les tribunaux et sous serment ne rien savoir du caractère addictif de la nicotine, alors que les premières études prouvant le contraire étaient déjà parues à l’époque. Quand on parle des déterminants commerciaux de la santé, chaque décideur à l’échelle de l’usine ou de l’entreprise, fait partie du problème ; de même que celui qui ne réagit pas et se tait alors qu’il connaît ces pratiques nocives. Le problème est également entretenu par certains décideurs politiques et même par certains professionnels de santé et journalistes.

Mélissa Mialon ne parle pas d’une quelconque organisation cherchant à nous rendre malades ou nous cachant des choses. Les exemples de pratiques qu’elle cite dans son livre ne sont pas le fait d’un petit groupe de personnes nous contrôlant à distance de façon secrète, mais de millions d’individus qui votent, travaillent ou dirigent. Les pratiques des industriels sont concrètes, en évidence puisqu’elles sont employées au quotidien.

Aujourd’hui, tout le monde veut du travail local, des entreprises locales, du bonheur, de la liberté et du choix. Le problème est que, dans la pratique, ce discours profite à l’industrie et non à notre santé. Le travail est local, oui, mais quid du bien-être des travailleurs ? Certains produits sont locaux, ce qui n’empêche pas les profits dans les paradis fiscaux. Le bonheur s’étale, mais pour mieux masquer le vrai problème que sont les déterminants commerciaux de la santé. La liberté et le choix sont là, mais la science et l’information sont manipulées, ce qui limite en réalité les options. Mélissa Mialon espère que son livre permet de confronter le discours avec la réalité.

Quel futur voulons-nous ?

Mélissa Mialon souligne que personne ne nous a forcés à adopter les moteurs mondiaux de la mauvaise santé que nous avons aujourd’hui. Nous avons voté depuis un demi-siècle pour des responsables politiques qui défendaient le discours néolibéral et les entreprises. Par ailleurs, nous sommes beaucoup dans la responsabilité individuelle : on accuse l’autre, alors que nous sommes tous dans le même bateau (en plein naufrage). Pour le moment, on critique et on cherche encore la solution chez l’individu pas dans le système. Certes, le conflit d’intérêts, qui réside chez une seule et même personne, est un problème crucial et doit être régulé : chaque personne qui contribue au système actuel doit savoir que ce qu’elle fait à des conséquences sur la santé publique. Mais à force de focaliser sur le problème des conflits d’intérêts, on en a oublié les déterminants commerciaux de la santé tout en occultant le rôle des industriels dans notre mauvaise santé et celle de notre planète. Individuellement et collectivement, nous pourrions décider du futur que nous souhaitons pour nous-mêmes mais aussi pour les autres, en particulier pour les personnes vulnérables. C’est avant tout une question d’éthique, que chacun doit se poser en analysant le fond du problème et en dépassant les différences individuelles.

Peut-être partagez-vous ce qui importe personnellement pour Mélissa Mialon, soit que les savoirs locaux et indigènes soient protégés ; de voir advenir un monde où les droits humains soient respectés et considérés comme une priorité, avant les solutions de marché ; de contribuer à sortir les gens de la pauvreté sans qu’ils aient encore besoin de notre aide à moyen et long terme, plutôt que de leur proposer des produits industriels et d’avoir un impact minimal sur notre planète. On sait que la Terre changera, s’adaptera, elle n’a pas besoin de l’humain. Elle sera là même si nous la dégradons, mais la vie ne tien tellement qu’à un fil ! Nous jouissons de conditions que l’on n’a pour l’instant retrouvées nulle part ailleurs dans l’univers, alors autant ne pas tout gâcher…

Lire la suite : La bourse ou la vie : 3ième partie.


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