Dans son ouvrage Capital et idéologie, Thomas Picketty précise : “ De façon générale, les différents régimes inégalitaires actuels combinent des éléments de modernité et d’archaïsme, des institutions et des discours inédits et d’autres qui représentent des formes de retour à des croyances anciennes, comme la quasi-sacralisation de la propriété privée. Parmi les éléments les plus archaïques ou traditionnalistes figurent notamment une forme de persistance du patriarcat. La plupart des sociétés dans l’histoire se caractérisent par diverses formes de domination masculine, en particulier concernant le pouvoir politique et économique.
Les revendications féministes qui s’exprimèrent au cours de la Révolution française furent rapidement tues et oubliées et le code civil napoléonien de 1804 consacra la toute-puissance juridique du chef de famille et de l’homme propriétaire. Dans de nombreux pays occidentaux, dont la France, il fallut attendre les années 1960 et 1970 pour que les femmes mariées disposent par exemple du droit de signer un contrat de travail ou d’ouvrir un compte de banque sans l’accord de leur mari, ou pour que cessent les asymétries dans le traitement des adultères masculins et féminins en matière de droit du divorce. La lutte pour le droit de vote des femmes a été un processus long, conflictuel et toujours en cours. Il fut obtenu en 1893 en Nouvelle-Zélande, en 1930 en Turquie, en 1932 au Brésil, en 1944 en France, en 1971 en Suisse et en 2015 en Arabie saoudite.
Au sein de cette longue histoire, on s’imagine parfois en ce début du XXIᵉ siècle, particulièrement dans les pays occidentaux, qu’il existerait désormais un consensus en faveur de l’égalité hommes-femmes et que la question du patriarcat et de la domination masculine serait derrière nous. Non seulement, la réalité est plus complexe mais de plus, il est faux de s’imaginer que le mouvement vers l’égalité hommes-femmes aurait quelque chose de “ naturel et d’irréversible ”.
Ceci étant dit, voyons maintenant avec Marie-Cécile Naves, docteure en science politique, directrice de recherche et auteure de l’ouvrage La démocratie féministe réinventer le pouvoir, pourquoi et comment le féminisme peut être une réponse crédible et salutaire aux crises démocratiques, environnementales, sanitaires et sociales auxquelles l’humanité est confrontée. Fort d’une histoire plurielle, sur tous les continents, le féminisme est de plus en plus inclusif et transversal sur les plans théorique, pratique et pragmatique, en multipliant les terrains d’expression et de revendication, il propose de renouveler les cadres de pensées pour construire un nouvel universel. Le féminisme avec d’autres approches du réel, jette les bases d’un projet durable et solidaire. Il promeut aussi un nouveau leadership, fondé sur la coopération et la responsabilité collective. Dans ces contextes de crise, le féminisme est indispensable au renouveau démocratique, à l’émergence d’une nouvelle forme de pouvoir, de l’action publique à l’entreprise, en passant par l’art ou encore le sport. L’ouvrage La démocratie féministe réinventer le pouvoiroffre une grille de lecture de nos sociétés dans leur complexité. Il invite à repolitiser le monde, à recréer du commun, du débat, en s’appuyant sur l’imagination, le savoir et l’engagement de toutes et de tous.
Pour une approche “ gender conscious ” du pouvoir.
Parmi les structures de domination et d’inégalités les plus partagées et les plus résistantes dans le monde, avec des différences notables selon les pays, les cultures et les histoires, figure le patriarcat, qui peut être défini comme un “ un système de règles et de valeurs, de codes et de lois visant à spécifier la manière dont les hommes et les femmes doivent se comporter et être au monde ”. Que ce soit par la loi, par des dogmes religieux, par des normes et codes dominants et parfois tout cela à la fois, il a fondé et perpétué un ordre social, une organisation humaine où les hommes sont privilégiés par rapport aux femmes et où le masculin prime sur le féminin. Au nom d’une biologie sacralisée (la complémentarité naturelle des sexes), d’un universalisme abstrait, de principes moraux, la division des rôles sexués – aux hommes la sphère publique, la parole et le pouvoir , aux femmes la sphère domestique et la sujétion – a exclu les femmes de pans entiers du droit et des ressources (notamment éducatives). Les travaux féministes, scientifiques et militants ont montré que les rapports entre les femmes et les hommes, que la sphère privée, que les violences domestiques sont politiques et que les féminités et les masculinités ne sont pas des données innées mais des normes construites, comme le sont l’ensemble des manières d’être au monde et des interactions humaines. Pour comprendre ces réalités, pour en comprendre les ressorts et les implications, l’approche par le “ genre ” s’est avérée indispensable. Le genre, selon par exemple la définition de Joan W.Scott, est “ un élément constitutif de rapports sociaux fondés sur des différences perçues entre les sexes, une façon première de signifier des rapports de pouvoir ”, notamment entre les hommes et les femmes, au détriment de ces dernières. Une façon première ; en effet ; mais pas la seule mais tout de même fondamentale, parce qu’en tant que concept, catégorie d’analyse et aussi de champ de recherches scientifiques pluridisciplinaires, le genre est un outil précieux pour saisir la complexité du réel et en particulier les systèmes de relations asymétriques de hiérarchie. Le genre contribue ainsi à révéler des formes multiples de domination et de rapport à ce qui nous entoure.
Avec le patriarcat, il existe des normes et stéréotypes de genre qui, notamment, définissent la “ bonne masculinité ” et la “ bonne féminité ”, (qui en définitive ne sont que des jugements de valeurs) figeant les individus et les groupes dans des identités sociales non choisies. Ainsi, la “ masculinité hégémonique ” expliquent les sociologues R.W.Connell et J.W.Messerschmidt, demande “ à tous les autres hommes de se positionner par rapport à elle ” en matière de comportements, d’attitudes, de rapports aux autres (hommes et femmes). C’est donc un défi de la maintenir. Pour y parvenir, il faut non seulement exclure les femmes, mais également imposer des normes aux hommes vus comme n’y correspondant pas – ceux relevant, par exemple d’une “ masculinité subordonnée ”, dont les homosexuels. Lorsque la masculinité hégémonique est menacée ou se sent menacée, sont mobilisées des “ pratiques toxiques ” pour “ stabiliser la domination genrée dans un cadre particulier ”. Le patriarcat exerce donc une domination qui ne se limite pas à celle des hommes (certains hommes) sur les femmes dans les sphères domestique, publique et marchande. Il s’étend même au-delà des rapports de sexe. La société industrielle et capitaliste moderne s’est en effet construite sur les bases d’un principe de prédation sur les autres et sur la nature.
L’impératif de soutenabilité de la planète face à la destruction de l’environnement, à l’accroissement des migrations contraintes, au creusement des inégalités et à leur inacceptation croissante, ou encore aux obstacles à l’éducation ou à la santé, invite à utiliser le “ genre ” comme l’un des outils globaux d’analyse du réel et d’inspiration de la décision politique nationale et internationale.
Tout d’abord, les femmes sont très souvent les premières victimes des conflits, des guerres et du dérèglement climatique, du fait des déplacements forcés, du risque très élevé de violences ou encore d’un accès réduit à la nourriture et à l’eau. À titre d’exemple, les ¾ des personnes vivant en dessous du seuil extrême de pauvreté (moins de 1 dollar par jour) sont des femmes, comme l’a montré l’United Nations Entity for Gender Equality and the Empowemwnt of Women (UN Women créée en 2010). En niant les problèmes spécifiques des femmes, aucun processus de paix, aucune politique de développement ne peuvent être pérenne. C’est pourquoi, lorsque les objectifs politiques, économiques, diplomatiques sont gender blind, autrement dit, lorsqu’on adopte une approche délibérément aveugle aux questions de genre, les difficultés de centaines de millions de filles et de femmes sont oubliées ; c’est particulièrement vrai en cas de crise ainsi que l’a mis au jour la pandémie de Covid-19, les difficultés vécues par les femmes (souvent les plus en première ligne dans l’action sanitaire contre la pandémie), ont été ignorées par les politiques publiques gender blind. Par ailleurs, les hommes prisonniers d’une “ masculinité marginalisée ” en matière de classe ou de race par exemple, sont également extrêmement vulnérables aux crises et aux guerres.
Ensuite, une vision idéologique occidentale de la science, héritée de la Renaissance et de la formule de Descartes “ se rendre comme maîtres et possesseurs de la nature ” a associé la toute-puissance de la raison, de l’objectivité de l’esprit et donc du progrès à la masculinité et l’irrationnel, l’affectivité, l’émotivité, le corps à la féminité. Comme dans la religion, les femmes ont été “ identifiées de force ” à une nature déconsidérée. L’exploitation de la planète a dès lors été justifiée dans les discours, les conventions et les textes. Une “ science conquérante ” a assimilé l’ordre (le savoir) au masculin et le désordre (la nature) au féminin, qu’il s’agit de dompter et de mettre au service d’un pouvoir dominateur, comme il s’agira aussi de dompter les “ sauvages ”, les “ indigènes ” afin de justifier, au nom de la “ civilisation ”, l’esclavage, la colonisation et le racisme jusqu’à aujourd’hui. Le capitalisme s’est fait le relais de cette idéologie. Des travaux sociologiques ont montré que l’appropriation illimitée de la flore et de la faune, la domination des éléments nourrissent encore aujourd’hui une volonté de toute-puissance de l’humain sur son environnement. Le refus de prendre en compte la réalité du changement climatique, qu’il s’agisse de dénégation ou de déni, participe de cette vision égoïste et court-termiste. Mais aujourd’hui, la science n’est plus un alibi pour détruire, c’est même le contraire. Les sciences du climat, la défense de la biodiversité, l’attention aux animaux sont vus par les climatosceptiques comme relevant du registre du mensonge ou de la faiblesse. La protection de l’environnement est interprétée non seulement comme une entrave à la liberté individuelle, mais aussi comme un processus injectant de la douceur, du maternage, c’est-à-dire de la féminité. Le climatosceptisme procède d’un mépris de la science, ou plus exactement d’une science qui met en péril une appréhension religieuse de la réalité (laquelle associe aussi les catastrophes naturelles à une fatalité divine) ou qui est au service d’une régulation décidée par le politique et entendue comme une intrusion inacceptable dans la vie privée et comme une limitation de la liberté d’entreprendre. La politiste A.R.Hochschild, dans son ouvrage Strangers in their own land, a montré comment, dans certains territoires des États-Unis, aujourd’hui, la pollution peut-être vue et vécue au quotidien comme une prise de risque économique légitime, y compris dans la mise en danger de soi. Pour une partie de l’électorat conservateur et libertarien, surtout masculin et blanc, la société se divise entre les makers – ceux qui, à partir du modèle traditionnel du breadwinner masculin qui travaille dans les usines ou les fermes font et les takers – ceux et celles (les femmes, les immigrés, les minorités raciales) qui prennent, voire confisquent. “ Le travail, c’est là où ils ont vécu leurs meilleurs moments. Ils ont montré leurs vrais compétences, leur bravoure, leur endurance, leur virilité ” écrit Hochschild. Le patriarcat n’est donc pas dénué d’émotions, ne puise pas que dans le registre rationnel. Il fait appel au ressentiment. Chez Trump et Bolsonaro, la destruction de la nature procède de la même logique que le nationalisme et l’antiféminisme, celle de vouloir préserver une identité, une raison de vivre qui seraient menacées.
Des visions opposées du monde et du pouvoir.
Donald Trump et Greta Thunberg incarnent deux visions opposées du monde, deux approches irréconciliables qui partagent une radicalité : maintenir ou bien renverser un mode dominant de production et de consommation, un rapport aux autres et à la planète. Mais Trump et Thunberg sont également emblématiques d’une alternative qui nous est proposée en matière d’agenda et de leadership, en matière de pouvoir.
Le pouvoir s’incarne, se donne à voir, s’exerce. Par définition relationnel, il signifie disposer d’une autorité politique, morale, susciter la crainte ou l’admiration. Il peut dès lors s’agir de se faire obéir, de soumettre autrui, d’imposer ses décisions par désir de puissance ou de peur de perdre des privilèges, par la force ou le contournement des textes et des institutions, par l’étouffement ou la disqualification des corps intermédiaires, des médias ou de la science. Le but n’est alors pas d’unir mais de cliver, il n’est pas de renforcer les libertés mais d’opprimer. Un gourou est un leader. Un-e dictateur-trice est un leader. Le président ou le chef d’un gouvernement d’une démocratie qu’on qualifie aujourd’hui “ d’illibérale ”, de populiste, nationaliste ou néofascisme l’est tout autant.
Le pouvoir peut aussi et a contrario consiste à développer une capacité à créer un collectif né d’un engagement libre et spontané, héritier de traditions militantes progressistes pour les renouveler. Un tel pouvoir peut défendre une analyse complexe du réel dans l’ère du soupçon permanent qu’est devenue la nôtre. Il s’appuie non pas sur l’insécurité identitaire qui exclut, mais sur le moteur de l’indignation qui croit en l’action collective pour améliorer le rapport aux autres (solidarité, non-discrimination, care, empowement) et au monde (préserver l’environnement et la biodiversité). La proposition est d’articuler plusieurs combats ayant en commun un même adversaire, redoutable et puissant, qui a su sceller l’alliance du néofascisme et du néolibéralisme, qui menace les droits humains, détruit la planète, défie le débat démocratique et ses relais. La proposition est aussi de populariser, de construire et d’appliquer un nouveau modèle de société, celui d’un engagement citoyen et d’un gouvernement qui s’appuient sur la recherche, sur des expériences et savoirs pluriels, sur des modalités élargies de discussion et de coopération, pour faire émerger un universel renouvelé, reconstruire la confiance démocratique, créer du commun et non pas du chaos.
Ce type de pouvoir est un idéal-type. Il s’incarne en partie dans certains gouvernements, certains mouvements ; il n’est pas monolithique. Il est une voix qui monte pour dire “ non ” et tenter de construire un “ oui ”. C’est d’abord le rapport à soi, à ses propres valeurs, à sa propre éthique qu’il faut questionner avant de s’engager. Il faut relier la question du pouvoir à celle du sujet, si l’individu moderne apprend à se gouverner pour gouverner les autres, c’est parce qu’il instaure avec lui-même un rapport politique. Il ne s’agit plus d’obéir à un système auquel nous avons initialement consenti par le contrat social démocratique, mais qui cherche toujours à nous contrôler dans notre esprit, nos actes et notre chair. C’est un autre sujet qui doit émerger, théorisé par l’éthique ancienne grecque, relevant du “ souci de soi ” pour combattre la “ négligence de soi ”. Il s’agit de mettre ses affects au service d’une éthique de soi à partir de règles de vie, pour construire une œuvre en cohérence avec ses propres principes et discours. Ce “ souci de soi ” est un “ respect de soi ”. À partir de ce rapport à soi, on peut promouvoir une “ esthétique de l’existence ” moderne d’un sujet éthique qui n’est ni dans la recherche de la morale, ni tourné vers soi, individualiste et obsédé par les plaisirs ou par son image, ainsi que son pouvoir de consommer et de le faire savoir. Cet individu, accompagné par un “ maître d’existence ”, qui n’est pas un gourou, qui forme et guide chacun-e vers l’émancipation et des rapports sociaux vertueux, peut alors s’engager dans la cité. Chacun-e est en mesure de prendre part à une action politique guidée par la connaissance de soi (non au sens introspectif mais de l’adhésion à ses valeurs), le développement de ses capacités et la réflexion. La subjectivité, en tant que rapport à soi, constitue donc l’engagement politique premier, devient le moyen de sa propre liberté, qui peut passer par la résistance, la désobéissance au système de pouvoir établi et conduit à l’action. Une telle action politique, individuelle mais aussi collective, pourrait alors consister à déconstruire, sur les plans théorique et empirique, les structures oppressives de ce système de pouvoir, puis de le reconstruire sur des bases nouvelles en matière à la fois de programme, de pratiques et de gouvernement.
Résister, renverser et proposer, grâce au féminisme.
Le système patriarcal est de plus en plus défié. La dénonciation des injustices et des violences de genre gagne un nombre croissant de régions du monde. Criminalisation de l’avortement, impunité du viol et du harcèlement sexuel, féminicides, discriminations salariales et économiques, non-mixité professionnelle, absence de parité, relégation des femmes à la vie domestique et maritale, lesbophobie et transphobie : aux Women’s Marches et à # Me too, il faut ajouter les manifestations en Argentine, au Brésil, en Iran… les mobilisations féminines dans la diversité de leurs revendications, se sont multipliées ces dernières années et le rejet de l’intolérance, vécu intimement et collectivement, est aujourd’hui largement visibilisé, médiatisé et relayé. Les demandes de réforme des lois patriarcales en Algérie, en Tunisie, au Soudan, en Arabie saoudite, les revendications, au Chili ou au Liban, qualifiées de “ combat dans le combat ” contre la corruption, contre les injustices sociales et pour la démocratie montrent que la lutte contre les “ inégalités de genre ” est un ressort de contestation au sens large. Les femmes sont souvent en première ligne pour promouvoir la liberté, faire tomber les oppressions et conservatismes. Ce n’est pas nouveau mais, désormais, ce n’est plus occulte ou minimisé. Parce que les discriminations sont multiples et s’entrecroisent, la position des individus dans les structures sociales au sein des contextes nationaux ou culturels est complexe. Les oppressions ne s’ajoutent pas les unes aux autres ; elles s’imbriquent et se génèrent mutuellement. C’est ainsi que le concept d’intersectionnalité permet de mettre au jour, de conscientiser ces dynamiques et ces catégorisations – le genre croise la race et la classe. Les recherches féministes ont permis d’accroître l’expertise sur cette dimension croisée et de confronter et relier les recherches sur les différents systèmes d’oppression.
Outre ces apports théoriques, sans cesse renouvelés, le féminisme, qui prône l’égalité entre les hommes et les femmes, a aussi permis, par ses savoir-faire militants, par l’appui sur la pluralité des expériences des femmes, d’aborder une grande variété de sujets de l’agenda politique, d’inciter à l’action pour transformer la société, d’influencer les pouvoirs publics. L’intersectionnalité, par exemple, en donnant des clés pour mettre en question les positions inégalitaires, contribue à penser un projet d’émancipation au sens large. Réciproquement, les crises actuelles transforment le féminisme, le font évoluer, lui permettent de s’adapter aux nouvelles attentes, l’incitent à être plus inclusif, malgré les divisions qui le traversent.
Ces dernières années, un changement notable de paradigme politique est à l’œuvre au niveau mondial. La diplomatie et les organisations internationales reconnaissent désormais, en de nombreux points du globe, l’apport des femmes au progrès économique, social et politique. Cet apport est souvent spécifique, non pas en raison de leurs différences biologiques, d’un caractère féminin “ inné ”, mais parce qu’elles s’engagent et agissent à partir de leurs expériences sociales construites, ce qui en font des actrices du changement.
Les catégories sociales ne sont pas figées. Elles peuvent être mises en question, négociées, refusées, pour inverser ou renverser l’ordre établi. En effet, le pouvoir peut être défini en termes énergétiques comme une quantité susceptible de se transformer, de se déplacer. C’est la raison pour laquelle il consiste aussi à refuser d’être réduit-e au silence, à la soumission ou au contraire d’être systématiquement protégé-e, à puiser en soi les ressources et l’affirmation de valeurs pour restaurer une subjectivité puissante contre l’oppression et les violences de genre. Permettre aux femmes et aux hommes de pouvoir dire “ je ”, de s’affirmer en tant que sujets individuels et collectifs dans un ensemble de dispositifs, d’institutions, de groupes et de faire évoluer des normes qui ne sont pas immuables forment les conditions d’accès des individus à l’autonomie, à la liberté et au respect des autres. C’est une étape nécessaire vers la réconciliation des objectifs de redistribution et de reconnaissance.
Défendre collectivement la démocratie.
L’histoire s’accélère. Et si nous en (re)devenions les actrices et les acteurs ? Et si les féminismes du XXIᵉ siècle étaient, avec d’autres types d’engagement, en train de dessiner les contours d’un nouveau moment émancipateur pour toutes et tous et promouvant le projet politique d’un monde durable ?
La première étape serait de désobéir, par souci de soi, pour les autres et la planète. La lutte contre les inégalités liées au genre et fondées sur les normes de genre, serait alors une ressource pour une contestation élargie, permettant d’articuler toutes les indignations, toutes les revendications d’émancipation et de soutenabilité. L’enjeu est politique, mais aussi épistémologique : point de départ d’une reconquête politique démocratique, contre les populistes prédateurs, le féminisme permet l’affirmation d’une liberté et d’une capacité collective de construire, pour réapproprier le monde, repolitiser notre rapport à celui-ci, reformuler les composantes du progrès, subvertir puis réinventer le pouvoir. Le féminisme peut donc apporter sa pierre au renouvellement des pratiques et du récit démocratiques. Une action politique, qui se nourrit de la riche histoire et des courants du féminisme, pour décrypter le réel dans sa complexité et le transformer n’est pas la seule possibilité. Mais elle est essentielle par sa dimension interprétative et par sa capacité mobilisatrice dans le combat contre le patriarcat, et au-delà, pour répondre à un besoin de subjectivité, à des attentes citoyennes de participation à la promotion d’un nouveau monde commun.
Pour ce faire, il faut regrouper les forces et les ressources pour passer d’un “ non ” à un “ oui ”, de “ l’opposition ” à la “ proposition ”. L’élection de Trump, de Bolsonaro, d’Orban et de l’héritage qu’ils laissent déjà sont autant une occasion qu’un défi. Un contre-projet politique efficace passera nécessairement par un discours et une ambition d’unité, donc par des entreprises de mobilisation qui se nourrissent des divisions, parce que l’opposition est l’essence de la démocratie, mais sans se laisser limiter par elles. Véritable force intégratrice pour se transformer soi-même et transformer en profondeur les rapports sociaux, les structures sociales dans leur ensemble, ce changement de paradigme par le féminisme fonderait alors une nouvelle défense du bien commun. La dimension programmatique en est encore balbutiante. Néanmoins, des projets politiques inspirés de l’éthique du care, ou de ceux du Green New Deal, qui s’appuient sur le développement durable et la reconnaissance de nos interdépendances, de tous les liens qui nous unissent, en sont des illustrations, comme l’est également le soft power, ou diplomatie d’influence, des Nations unies avec l’Agenda 2030.
C’est aussi un style de pouvoir, une manière de gouverner, d’être gouverné-e-s que l’on peut promouvoir et qui ne se réduisent pas à un système de règles et de procédures pour parvenir à des décisions. C’est un nouveau leadership, d’ores et déjà porté par de nombreuses figures inspirantes féminines et masculines. Ce leadership n’est pas doux, il est combatif, il est exigeant. Mais il est aussi respectueux, participatif et ouvert au sein de structures souples, évolutives, inclusives.
Dans cette reconquête politique, l’apport de la recherche pluridisciplinaire est essentiel. Le rôle de la recherche, d’une recherche engagée, c’est de faire exister des sujets dans l’espace public pour leur donner une légitimité. C’est aussi de s’appuyer sur les expériences de terrain, sur les actrices et les acteurs pour qu’elles et ils partagent leur savoir, invitent au changement et apportent leur pierre à la décision politique nationale et internationale parce que les grands défis que nous devons affronter sont planétaires.
Alors que nous vivons une accumulation de crises sanitaires, environnementales, politiques, économiques et sociales, que la confiance dans nos dirigeant-e-s et nos institutions s’érode chaque jour davantage, que l’idéologie viriliste se voit triomphante, que les désordres de l’information ont pris la science pour cible, qu’avons-nous à perdre à penser, ensemble, un futur émancipateur, à imaginer une autre manière de faire de la politique en démocratie ? Sans nul doute vivons-nous aujourd’hui, comme nous l’avons vécu à d’autres époques, une profonde crise de sens. Mais les incertitudes sont plus qu’hier, vécues comme insupportables. Nous n’attendons pas nécessairement le retour des “ grands récits ” explicatifs ; mais les individus démocratiques n’en éprouvent pas moins un besoin de compréhension des problèmes et de reconnaissance de leur participation ; par des formes multiples, au monde commun, qui s’appuie sur un nouveau rapport à soi, aux autres et à la planète.
Liens entre le féminisme et la biologie générale des comportements humains en situation sociale.
Comme l’anticipait Henri Laborit, la révolution pour l’évolution des sociétés humaines viendra d’une action politique radicale des minorités et des mouvements sociaux marginalisés : les femmes, les noirs, les étudiants, les jeunes, les homosexuels… Or, le féminisme s’avère aujourd’hui un des fers de lance d’un mouvement global de contestation de l’idéologie et des pratiques de l’autorité patriarcale qui mettent en péril le futur de l’humanité. Ce nouveau rapport à soi, aux autres et à la planète souhaité par le féminisme est également celui que Henri Laborit appelait de ses vœux en proposant son projet de société informationnelle.
Il est également impératif de constater que la création de ce nouveau rapport à soi, aux autres et à la planète exige, en premier lieu, tant pour Laborit que pour le féminisme, une profonde mise en question des stéréotypes, jugements de valeurs et automatismes conceptuels, langagiers, attitudinaux et comportementaux découlant de nos apprentissages et conditionnements socioculturels, si l’on veut trouver des réponses plus adaptées et efficaces pour résoudre les diverses problématiques auxquelles individuellement et collectivement nous sommes aujourd’hui confrontées. Autrement dit, il faut d’abord changer le monde qui est en nous en renversant l’ensemble des valeurs que chaque participant à la domination a intériorisé. Le changement pourra alors s’enraciner dans une nouvelle finalité pour enfin atteindre les comportements et se réaliser pleinement.
Si Henri Laborit a révélé les bases biologiques des comportements humains en situation sociale, notamment celui de l’établissement des hiérarchies de dominance, le féminisme dévoile les divers visages de la domination patriarcale (idéologique, politique, religieuse, légale, juridique, économique, professionnelle, culturelle, éducative…) et leurs manifestations préjudiciables et toxiques (discrimination, exclusion, exploitation, abus, violences, destruction, meurtres…) à l’endroit des femmes mais aussi à l’endroit des hommes, de la démocratie, du climat, de l’environnement, de la biodiversité. Et pour bien fixer les idées à cet égard, Marie-Cécile Naves détaille dans son ouvrage, l’agenda prédateur sur les autres et la planète ainsi que le leadership de domination des dirigeants populistes nationalistes néofascistes comparés à ceux, émancipateur, coopératif et rassembleur du féminisme.
Pouvoir prédateur contre pouvoir émancipateur.
Le travestissement de la démocratie libérale par le populisme néofasciste constitue l’une des grandes crises politiques contemporaines. Ressentiment, défiance, nostalgie d’un passé mythifié, fermeture sur soi… L’arrivée au pouvoir des populistes nationalistes résulte, selon le politiste Yascha Mounk, de la réaction d’une partie des gouverné-e-s à la fragilisation d’une promesse politique et d’un conflit entre la démocratie (le pouvoir du peuple) et le libéralisme (les droits des individus). Donald Trump, Jair Bolsonaro ou encore Viktor Orban ont promis de rendre ses prérogatives au peuple (ou plutôt à une partie de la population), mais au prix d’une fragilisation des libertés et de la régression des droits. La “ démocratie polarisée ”, selon l’expression de Pierre Rosanvallon, constituée par cette forme de populisme, a pour but de cliver, de séparer, d’opposer et de détruire. Au-delà de ses aspects parfois grotesques, inscrits dans des stratégies de communication qui empruntent aux registres du divertissement et du mensonge systématique, c’est bien un projet de société qui est à l’œuvre et que sans être les seuls, les populistes nationalistes soutiennent de façon paroxystique. Ce projet conforte un ordre social genré parce qu’il s’agit de s’attaquer aux droits des femmes et des LGBTI – comme de toutes les minorités, entretenant ainsi une intersectionnalité des haines ; il renforce aussi l’exploitation de la nature tout en encourageant un capitalisme débridé.
Ce pouvoir prédateur, permis par le vote démocratique, a été contesté d’abord par les mouvements féministes aux États-Unis comme au Brésil. Cette riposte constitue une étape majeure dans l’histoire du projet féministe. Plutôt qu’entretenir l’idée d’un face-à-face entre un pouvoir dit masculin, par “ nature ” destructeur et un pouvoir dit féminin, par “ essence ” empreint d’empathie, l’enjeu ici est de saisir en quoi ces deux visions du monde se font face aujourd’hui. Cette opposition frontale apporte un éclairage essentiel sur ce qui s’y joue quant aux valeurs et à l’agenda. Ces deux projets fournissent une interprétation de notre monde actuel.
Les politiques virilistes assumées des populistes néofascistes.
Le slogan “ Don’t be a pussy, vote Trump ” (ne soyez pas une mauviette, votez Trump), annoncait les quatre années à venir : un projet de société constituant à conforter un pouvoir patriarcal, qui s’est décliné en un programme prenant pour cibles les droits des femmes, des gays, lesbiennes et transgenres, la protection de l’environnement, auquel s’ajoutent des mesures très punitives contre l’immigration et la poursuite de politiques fiscales et économiques ultralibérales pénalisant les plus pauvres.
En 2016, Trump a fait campagne et accède au pouvoir dans un contexte d’engouement, en Occident, pour un populisme nationaliste qui avait déjà permis le succès du Brexit, la montée des droites radicales en Europe et quelques années auparavant, l’élection de Viktor Orban en Hongrie. C’est notamment en s’inspirant de Trump qu’en 2018 Jair Bolsonaro, surnommé “ le Trump tropical ” a été élu président du Brésil et que l’extrême droite emmenée par Matteo Salvini est entrée au gouvernement Italien. Les raisons de ces succès et les politiques qui se sont ensuivies sont complexes. On peut dire avec le sociologue Éric Fassin qu’il s’agit d’un “ moment néofasciste du néolibéralisme ”, celui de la rencontre entre le conservatisme et de l’idéologie néolibérale. Dans cette hypothèse forte, le néolibéralisme est largement empreint de morale traditionnelle puisque la famille est appelée à prendre le relais de l’État providence que l’on détruit (baisse des budgets de santé, d’aide sociale, d’éducation…). Ce n’est pas seulement le triomphe de l’individualisme mais celui de la privatisation de l’ordre social (et sexuel). L’ambition est celle d’une désintégration sociale, d’une exacerbation des clivages, afin de définir la ligne simple entre “ nous ” et “ eux ”, les “ bons ” et les “ méchants ”, les “ gagnants ” et les “ perdants ”. Trump, Bolsonaro, Orban sont des faiseurs de chaos, dont eux seuls peuvent récolter les fruits.
Comme l’explique la philosophe Wendy Brown a propos de l’Amérique de Trump : “ Dans le cas américain, la désintégration à deux effets importants. Tout d’abord, ce processus sépare le lien social du bien-être social aussi en réduisant les exigences politiques légitimes à celles émanant des individus et des familles et pour eux et en écartant celles des groupes sociaux issus des rapports de force sociaux. Ensuite, il y a l’ampleur prise par l’action du néolobéralisme en faveur d’une formation politique combinant une idéologie libertarienne avec un étatisme très fort au service de la sécurisation, pour l’essentiel, de la sphère publique dérégulée que le néolbéralisme à lui-même engendrée ”. Trump s’est efforcé d’imposer une stratégie du choc, qui a pris la forme d’une guerre contre l’intérêt général au profit du pouvoir sans limites des grandes entreprises, monde dont il est issu et dans lequel il gravite encore. Le but ultime, écrit la journaliste Naomi Klein, est de fragiliser la démocratie au profit d’intérêts particuliers passant par la promotion d’une “ marque Trump ” qui “markète ” la politique et dont le signe de ralliement est une casquette rouge marquée des slogans “ Make América Great Again ” ou “ Keep America Great ”. On a ainsi assisté à la mise en place d’un ordre sécuritaire : outre la sécurisation des frontières et la criminalisation des immigré-e-s (y compris légaux-ales), c’est la préservation d’un “ mode de vie ” des classes moyennes, menacé par les minorités ethniques et religieuses, ennemies extérieures et intérieures, mais aussi, par les progrès de l’égalité entre les femmes et les hommes et les droits des LGBTI. Les demandes progressistes de reconnaissance et de redistribution et leurs articulations sont “ hackées ”. On assiste alors à un retournement intersectionnel : le néofacisme met l’intersectionnalité en pratique – en inversant sa visée émancipatrice. Un “ néolibéralisme autoritaire ” triomphe chez ces dirigeants qui ont en commun d’incarner, d’assumer et de promouvoir une masculinité hégémonique non dénuée de nationalisme, visant la perpétuation d’un système patriarcal, blanc et chrétien (surtout catholique et/ou évangélique) mis à mal par une gauche décrite comme élitiste et méprisante pour le peuple et les structures sociales et la nation (“ they want to destroy our country ” était un slogan de Trump). La crispation identitaire est bel et bien du côté des nationaux-populistes, qui se pensent assiégés par les défenseur-e-s de l’égalité. Cette crispation se nourrit de la peur que les femmes, les gays, les noirs, les migrants et tout type de minorité sexuelle, ethnique ou religieuse soient en passe de “ prendre le pouvoir ” et les meilleurs postes et que les revendications égalitaires, privent les hommes blancs chrétiens, des droits dont ils ne voient pas qu’il s’agit de privilèges, qu’ils ne questionnent pas en tant que tels. L’électorat ciblé, dans ses composantes les plus militantes, se considèrent en effet comme la victime de celles et ceux qui les ont, selon l’expression de la politiste Arlie Russell Hochschild, “ doublés dans la file ” des ressources comme l’emploi, l’éducation, le logement, la politique et aussi dans le file des symboles : présence dans les médias et le divertissement, mise en cause de leurs valeurs, “ imposition ” de nouveaux codes culturels, sexuels et dé-genrés. Il a l’impression d’être confronté à une “ négation de la civilisation, au nom d’une civilisation occidentale imaginaire ”. Cette civilisation, c’est celle d’un ordre social jugé immuable parce que moral et ancien, où les rôles sexués ne sont pas censés être mis en question, où le patriarcat maintient la domination masculine et veut faire taire les revendications féministes. Comme l’explique le sociologue Michael Kimmel, les dirigeants populistes nationalistes ont fait de la frustration des “ hommes blancs en colère ” un mouvement politique.
Il n’est donc pas surprenant que, parmi les premières cibles de leurs politiques, figurent les droits des femmes. L’affaiblissement des textes pénalisant les violences faites aux femmes en est une manifestation. La limitation de l’avortement et de la contraception est un invariant. Dominer le corps des femmes en les assignant à la maternité, en refusant leur libre arbitre en matière de sexualité et même en limitant leur accès à la santé revient à les assujettir à une volonté extérieure à elles-mêmes. Trumpa été en 2020, le premier président états-unien à se rendre à la marche annuelle des militant-e-s anti-avortement qui a lieu chaque mois de janvier à Washington. Il a aussi coupé les fonds au planning familial et rétabli par décret la politique dite de Mexico, qui supprime les subventions fédérales aux associations humanitaires internationales dont au moins une des activités est l’accès ou l’information sur l’avortement. Il a également élargi les exemptions accordées aux entreprises qui refusent que l’Obamacare (l’assurance-santé obligatoire) prenne en charge les coûts de santé sexuelle de leurs employées. La même logique était à l’œuvre en 2019, lorsque les États-Unis ont imposé à l’ONU de supprimer toute référence à la santé sexuelle et reproductive dans les textes sur les viols de guerre. Il s’agit bien d’imposer une idéologie masculiniste au monde. Pour rappel, le masculinisme n’est pas l’équivalent, pour les hommes, du féminisme. Alors que le second défend l’égalité entre les sexes, le premier en refuse le principe et prône, par la violence verbale et parfois physique (jusqu’au meurtre), la supériorité et le maintien des privilèges des hommes aux dépens des femmes. Dans le Brésil de Bolsonaro, on observe une dynamique similaire. Dans la Hongrie de viktor Orban, les femmes sont également prises pour cibles lorsqu’il s’agit de promouvoir les “ valeurs traditionnelles et familiales ”: les associations de défense des droits des femmes sont accusées d’être des “ agents étrangers menaçant l’identité national ”, plusieurs mesures visent à encourager les femmes à rester au foyer et certains manuels scolaires avancent que les “ garçons et les filles n’ont pas les mêmes capacités intellectuelles ”. S’il n’a pas encore modifié la législation sur l’accès à l’avortement, le gouvernement Orban soutient publiquement et financièrement des organisations qui s’y opposent.
Les droits des LGBTI sont également visés. Les gays ne sont pas considérés comme de vrais hommes, puisqu’ils incarnent une masculinité subordonnée. Ils déviriliseraient la société. Les lesbiennes ne correspondent pas non plus aux normes dominantes de la féminité. Quant aux transgenres, ils et elles sont considéré-e-s comme des personnes déviantes, comme l’a illustré l’affaire très médiatisée, de la Bathroom Bill en Caroline du Nord en 2016 ; une loi controversée contraignant les personnes transgenres à utiliser les toilettes publiques correspondant à leur sexe de naissance. Bolsonaro, qui avait déclaré qu’il ne souhaitait pas que le Brésil devienne le pays de tous les gays du monde, avait promis à l’Église catholique de promouvoir le “ vrai sens du mariage, c’est-à-dire l’union d’un homme et d’une femme ”, nourrissant une dynamique homophobe extrêmement violente dans le pays. L’assassinat de la militante LGBTI et féministe Marielle Franco, tuée de quatre balles dans la tête dans une embuscade en mars 2018 à Rio de Janeiro, en est un symbole. La Hongrie dirigée par Orban a inscrit le mariage hétérosexuel dans la Constitution au nom de la protection de la famille traditionnelle.
Dans la logique d’une intersectionnalité des discriminations, ce maintien du patriarcat va de pair avec le nationalisme. Lorsque la rhétorique antiféministe est intégrée à un discours de défense de l’unité et de l’identité nationales, elle fonctionne d’autant mieux. Dans le combat idéologique contre l’avortement se glisse en effet très souvent le fantasme de limiter le métissage et de contraindre les femmes blanches à faire plus d’enfants, face aux “ vagues migratoires ”. Aux États-Unis, en Hongrie, au Brésil, cela va jusqu’à un racisme assumé ou a minima un soutien appuyé aux racistes comme le Ku Klux Klan et les néonazis et par extension aux mouvements suprématistes blancs. Lorsqu’il s’agit de restaurer une société dans laquelle chacune et chacun est “ à sa place ”, non seulement l’ambition genrée rejoint la tentation ethno-nationale, mais l’accusation de sexisme et d’homophobie est retournée contre les minorités ethniques, notamment les migrants – Trump a dit pendant sa campagne de 2016 : “ le Mexique ne nous envoie pas les meilleurs, il nous envoie les voleurs et les violeurs ”, afin de souder un peu plus la “ communauté blanche ”.
L’un des corollaires de ces politiques et de ces discours, ce sont les attaques contre la science et la recherche. L’un des secteurs les plus visés est la défense de l’environnement. Aux États-Unis, depuis 2017, dans la continuité du retrait de l’accord de Paris sur le climat, les nominations et les décisions de Trump se sont enchaînées pour détruire les normes de protection environnementale et aussi pour imposer un récit climatosceptique dans l’espace public. En trois ans, Trump est revenu sur une centaine de mesures protégeant les espèces animales en danger, luttant contre la pollution des cours d’eau et l’exploitation des sols, limitant les émissions de gaz à effet de serre par les entreprises, etc. La sur-utilisation des ressources naturelles est la marque d’une nation combattive, dominatrice, fière de la force physique de ses hommes capables et désireux de dompter les grands espaces. Elle participe d’une vision court-termiste qui fait de la consommation, du productivisme et de la compétition propres au capitalisme des principes inaliénables. La valorisation d’une telle économie passe par l’exploitation toujours plus grande de la nature, au mépris de la biodiversité, mais aussi des populations autochtones, qu’il s’agisse de détruire la terre des Native Americans, aux États-Unis ou de raser la forêt amazonienne pour installer des pâturages pour le bétail. Naomi Klein relie la crise climatique et la montée des nationalismes ; elle parle de “ barbarie climatique ” pour décrire la confiscation, par l’Occident, des espaces de vie supportables. Et quand il est question de faire un choix entre prendre soin de la santé des enfants et satisfaire les lobbies agro-alimentaires ; l’administration Trump annule les normes nutritionnelles pour les repas servis dans les cantines scolaires, mesure impulsée par Michelle Obama pour lutter contre la consommation de Junk food chez les plus jeunes. Le chercheur Hank Rothgerber montré que la construction d’une “ masculinité stéréotypée ” était liée au fait de ne pas prendre soin de sa santé et cela passe notamment par le mode d’alimentation. Ainsi, le sentiment de force physique et mentale, d’invulnérabilité, passe par exemple par la négation de l’exploitation et de la souffrance animales et par la défense de la consommation de viande, alors qu’un mode d’alimentation végétarien est associé à des approches “ féminines ” de la nourriture. La mise en danger de soi et des autres est considérée comme une marque de virilité. La défense inconditionnelle de la chasse et du droit au port d’armes s’inscrit aussi dans cette vision du monde.
Le climatosceptisme est antiféministe.
Le rejet progressif, depuis les années 1980, de l’extraction des énergies fossiles ou la fragilisation de certaines industries traditionnelles, jugées peu rentables ou trop polluantes, donc la disparition de métiers qui y sont associés (mineurs, ouvriers spécialisés) ont occasionné des résistances très fortes dans les populations concernées. Une très grande partie de ces emplois étant traditionnellement masculins, manuels, exigeant une grande force physique, la situation a pu être perçue comme le signe d’un déclin de la masculinité, une mise en danger identitaire. Lorsque s’est ajoutée à cette évolution une montée en puissance du secteur des services, fort pourvoyeur d’emplois auprès des femmes, la difficulté pour une partie des hommes d’accepter que celles-ci deviennent les breadwinners a renforcé la crispation sur une division genrée du travail et des rôles sociaux, une “ déconnection entre les réalités économiques et l’idéologie ”. Plusieurs travaux ont montré combien la réaction à ces évolutions économiques s’est manifestée par la peur d’une marginalisation, d’une stigmatisation et de la perte d’un statut social. La loyauté masculine est grande à une industrie pourvoyeuse d’emplois et alimentant une solidarité de genre tel un “ boys’club ”. Le corollaire en est une culture du silence quand il s’agit de la défense de l’environnement qui est associée à la passivité, à l’attentisme et s’oppose dans les imaginaires, à la force, à l’action et au travail. C’est pourquoi les attaques contre le militantisme écologique sont d’autant plus vives qu’il est porté par des femmes. Du refus qu’elles sortent du foyer pour s’exprimer dans la sphère publique aux critiques contre les figures médiatiques de cet engagement, souvent des jeunes femmes, il s’agit toujours de rejeter d’uns part le défi qu’elles posent à l’ordre social, d’autre part leur mise en question des rôles genrés dans l’espace de discours. Le fait que le combat contre le dérèglement climatique ait quitté la marge pour devenir un sujet dominant dans les champs politique et médiatique bouleverse les repères. Le changement climatique est devenu un sujet central de la guerre culturelle clivante qui oppose la droite et la gauche en démocratie. Un centre de recherche universitaire suédois, le Centre for studies of climate change denialism, a mis en évidence le rôle influent des Think tanks, de lobbies de l’énergie et de partis politiques d’extrême droite, ainsi que les liens étroits entre le climatoscepticisme, le conservatisme, la xénophobie et l’antiféminisme. Depuis que Greta Thumberg a lancé en 2018, un appel à la grève scolaire pour le climat et le mouvement Fridays For Future, elle est devenue le symbole de l’engagement de nombreux jeunes – et moins jeunes – contre l’inertie ou l’action trop lente de générations de dirigeant-e-s face au dérèglement climatique et à la mise en péril de la biodiversité. Mais Thunberg, c’est aussi une nouvelle forme de combat contre le patriarcat entendu dans son acceptation de maintien de privilèges masculins dans l’exercice du pouvoir. D’une part en effet, cette figure de proue des “ girls eco-warriors ” comme les a appelées le magazine Forbes ; impose aux chef-fe-s d’État, de gouvernement et entreprises multinationales de partager l’exposition médiatique et d’écouter un discours sans concession sur l’avenir de la planète et ce, à partir de sa position de simple lycéenne. D’autre part, les défenseur-se-s d’un système patriarcal, qui se sentent menacé-e-s par l’adolescente suédoise, fustigent sa jeunesse et son immaturité, soupçonnent une manipulation, parlent à son sujet d’une personne arrogante et parfois ironisent son handicap ainsi que son apparence physique. Conditionné-e-s à ce que la prise de parole des femmes dans l’espace publique soit rare, consensuelle, peu entendue et à ce que la relative légitimité de ces femmes y soit, autant que faire se peut, liée à un physique correspondant aux stéréotypes de genre, ces hommes (parfois aussi ces femmes) sont littéralement bousculée-e-s dans leur habitude et leur confort de pensée. La radicalité d’une Thunberg semble à leurs yeux, plus problématique que l’ambition destructrice d’un Trump ou d’un Bolsonaro de la politique et des paroles desquels les effets dont cependant bien réels sur l’existence de millions d’individus en Amérique et dans le monde. Plusieurs chercheur-se-s ont mis en évidence que le langage utilisé par les climatosceptiques montre que leur attention était moins focalisée sur l’environnement que sur la défense d’un certain ordre social, industriel et dominé par une certaine forme de masculinité. Cette mobilisation du système patriarcal par peur du changement montre combien il se sent fragilisé par de nouvelles idées mais plus encore par celles qui les incarnent avec un écho mondial. Un parti d’extrême droite allemand l’AFD (Alternative Eür Deutschland ) a tenté de faire émerger une figure concurrente, une “ anti-Greta ”, une militante allemande de 19 ans, Naomi Seibt. Elle raille l’alarmisme climatique, une idéologie antihumaine et est en faveur d’un réalisme climatique. Un think tank libertarien de droite américain la soutient pour qu’elle mette en question le “ prétendu consensus scientifique ” sur le rôle de l’activité humaine dans le réchauffement climatique. L’objectif est de créer une équivalence entre les deux adolescentes pour brouiller le message environnemental, pour relativiser le discours sur le changement climatique, mais aussi sur les droits des femmes. Naomi Seibtpromeut en effet un discours antiféministe et anti-immigration.
L’obsession “ anti-genre ”.
Les attaques contre la science émanant d’une certaine droite et de l’extrême droite ne ciblent pas que les questions environnementales. La mise en cause des travaux scientifiques sur les questions de genre s’est développée ces dernières années pour tenter de “ renaturaliser ” les questions sexuelles et in fine de réaffirmer un ordre sexuel immuable : le sexe à la naissance comme une donnée univoque et immuable, la complémentarité naturelle des femmes et de hommes, la domination masculine et l’hétérosexualité comme norme. C’est non seulement la famille qu’il faudrait défendre mais plus globalement ce qui est perçu comme le fondement même de la civilisation occidentale.
Cette mise en cause de la science prend différentes formes et s’incarnent dans plusieurs types de politiques publiques dont le résultat est toujours la discrimination, fondée sur une négation des individus via une attaque contre leur intégrité physique. Aux États-Unis, elle s’est concrétisée par la décision du gouvernement fédéral en 2017 de modifier les textes pour que les transgenres ne soient plus protégé-e-s par la législation sur les droits civiques qui interdit la discrimination sur le lieu de travail et pour qu’ils et elles ne puissent plus servir dans l’armée. Une autre décision a autorisé les personnels de santé de refuser de pratiquer certains soins par conviction religieuse. Les femmes et les transgenres sont visé-e-s, avec les traitements hormonaux, par exemple. Les effets potentiels d’une telle mesure sont plus vastes, tels que refuser de réaliser une transfusion sanguine ou encore de vacciner, par exemple. L’administration Trump a également souhaité que certains mots ne soient plus utilisés dans des documents officiels des agences de santé du pays ou d’enquêtes sanitaires : genre, transgenre, diversité, droits et science étaient visés.
Portés par une partie de l’Église catholique ou évangélique, des groupuscules fustigent ce qu’ils nomment une “ Théorie du genre ”, qui vise avant tout à faire peur et qui n’est rien d’autre qu’un nouvel imaginaire. C’est en effet au nom de la défense contre une “ idéologie du genre ” que le parti Droit et Justice, arrivé au pouvoir en Pologne en 2015, a transformé l’année suivante les cours d’éducation sexuelle dans les écoles, les renommant “ cours de préparation à la vie de famille ” et les confiant aux enseignants en religion. Parler de “ théorie du genre ” vise à disqualifier la science, à imposer un relativisme de la pensée en la confondant avec une croyance, exactement comme de parler de “ théorie de l’évolution ” réduit les conclusions de Darwin a une hypothèse qui en vaut une autre – le créationnisme par exemple, qui avance que l’être humain ne descend pas du singe puisqu’il a été créé par Dieu.
La rhétorique “ anti-genre ” prend aussi pour cible les élites culturelles. En Hongrie, le Premier ministre, Viktor Orban, a ordonné en 2018 que les gender studies soient retirées de la liste des diplômes jouissant d’une accréditation officielle. En avril 2019, le président Bolsonaro a confirmé vouloir supprimer les subventions publiques destinées aux études de sociologie et de philosophie, en arguant que celles-ci ne permettaient pas, selon lui, de retour immédiat sur investissement, comparées à d’autres disciplines universitaires comme les sciences vétérinaires, l’ingénierie ou la médecine. La censure culturelle s’opère donc aussi sur un fond de souci d’efficacité immédiate de la recherche : comme le dit Eric Fassin “ on peut faire l’hypothèse que l’anti-intellectualisme qui anime les attaques contre la “ supposée théorie du genre ” et la défense du “ sens commun ” (nom choisi par le mouvement catholique qui a lutté contre l’ouverture du mariage aux couples de même sexe en France) prennent tout leur sens dans un monde néolibéral ”. Tout se tient, finalement. Défendre le patriarcat est d’autant plus possible et encouragé dans un cadre néolibéral que celui-ci induit à non seulement prendre possession de l’économie, mais aussi à maîtriser les normes culturelles. Les opinions, discours et pratiques sexistes et homophobes ainsi que racistes sont vus comme des libertés individuelles qu’il importe de défendre absolument contre une tyrannie progressiste nourrie de théories mystificatrices. Une rage s’exprime dans un besoin absolu de faire ce qui plaît en tant que mâle blanc dominant, qui ne doit pas être limité dans ses actes et paroles par une “ bien-pensance ”, menée notamment par les “féminazies ”, selon l’expression inventée par l’animateur de radio ultra-conservateur américain Rush Limbaugh, décoré en janvier 2020 de la médaille de la liberté, la plus haute distinction civile des États-Unis, par le président Trump.
Un patriarcat blanc longtemps triomphant et peu contesté voit sa supériorité d’autant plus confrontée qu’il est menacé par le long processus de désindustrialisation, la progression du travail des femmes, auxquels il faut ajouter l’accès de plus en plus important de personnes immigrées ou d’origine immigrée à des métiers qualifiés. Il doit donc se défendre et le terrain des valeurs apparaît comme particulièrement propice. Parce que le combat des féministes et des mouvements anti-homophobie prend notamment pour cible les stéréotypes de genre, sources d’inégalités et de discriminations, il s’agit, pour leurs adversaires, de “ surjouer ” le genre. Des conférences masculinistes en Floride pour “ apprendre aux femmes a être plus féminines ”, où il est dit que les hommes préfèrent les vierges sans dettes et sans tatouages – il s’agit ici de la dette étudiante, autrement dit les femmes ayant fait des études supérieurs ne sont pas plébiscitées, aux manifestations “ hétéropride ” ou “ Family Day ” en Italie et aux États-Unis, en passant par les forums Internet réservés aux “ Incels ” (célibataires involontaires) qui expriment leur haine de l’émancipation féminine supposée les empêcher de trouver des partenaires sexuelles, le renversement victimaire est à l’œuvre. La masculinité, plus exactement une “ masculinité stéréotypée ”, “ virile ” est alors vue comme une performance sociale. Ces manifestations illustrent de manière exacerbée l’inquiétude, le pessimisme des défenseurs du patriarcat qui pensent vivre une époque décadente et se sentent assiégés par des mobilisations en faveur, en particulier, des droits des femmes, prennent une ampleur nouvelle depuis quelques années.
Le projet politique du féminisme.
Il y a eu plusieurs vagues féministes depuis la fin du XIXᵉ siècle; leurs revendications déclinées sur plusieurs registres ainsi que les gains démontrent qu’il s’agit d’un projet politique qui exige des changements radicaux afin que la société humaine soit plus juste, égalitaire, solidaire et émancipée. Comme Marie-Cécile Naves le précise, l’histoire du féminisme et des féministes continue de se construire partout dans le monde. Tous les moments féministes (# MeToo récemment et les autres d’avant) s’inscrivent dans le temps long des transformations démocratiques, au sens des conditions de possibilités de discours, des termes de ces discours, des interactions entre les sexes et de l’évolution des institutions et des modes de gouvernement. C’est un projet de société que le féminisme propose depuis plus d’un siècle : plus coopératif, plus égalitaire, plus à l’écoute. Le but n’est pas de séparer mais au contraire de consolider les liens sociaux, en prenant acte de nos interdépendances, en prenant garde de nous reconnaître pour nous réconcilier. Ce changement ne peut être imposé de l’extérieur, même si la loi peut encore se renforcer et surtout être appliquée. Il se met en place au sein des sociétés, grâce à la subjectivité et à l’attention aux autres, aux subalternes. Avec ses contradictions, malgré ses détracteurs, c’est un processus dialectique. En s’opposant aux pouvoirs à visée prédatrice, un tel pouvoir à visée émancipatrice propose un autre agenda, mais aussi une autre manière d’exercer le pouvoir, donc un autre leadership.
Leadership de domination contre leadership féministe.
Exercer le pouvoir, c’est faire le choix d’une méthode de gouvernance et d’un style politique. On peut être un-e leader par l’élection et la désignation, ou bien s’imposer comme tel-le sans occuper de fonction définie par des institutions ou des textes, grâce à a capacité de rassembler, d’inspirer, de donner du sens. Le leadership consiste à prendre des risques et des décisions, à trancher, à agir.
C’est aussi une vision du monde, un ensemble de valeurs que l’on partage avec d’autres, à partir d’une ou plusieurs grandes idées, en référence à des sujets de préoccupation dans la population. Un-e leader devient alors une figure représentative des attentes et besoins sociaux, qu’il ou elle est capable de “ mettre en forme ” et “ de défendre ”. Un-e leader crée une envie collective de participer à un même projet de société et de le faire réussir pour qu’il l’emporte à l’échelle d’une organisation ou d’un pays. Il ou elle participe de la création d’un monde commun, sait être visionnaire, en avance ou au contraire revenir en arrière en donnant corps à une nostalgie souvent idéalisée. Le leadership est une manière d’être qui crée de l’admiration, occasionne aussi de l’adversité ou de la crainte. Pour ce faire, un leadership, quelque forme qu’il prenne, se donne à voir, se montre. Il est en retour beaucoup commenté. Un leader affiche, dans sa stratégie discursive, dans sa communication, ses gestes, son iconographie, sa vision du pouvoir.
Ainsi que l’a montré Frédérique Matonti, le leadership dans la sphère politique est profondément genré en démocratie. Aujourd’hui, les nationaux-populistes exacerbent une représentation de la virilité de multiples manières, par la force et le refus du débat. De son côté, le féminisme pâtit d’une récupération néolibérale mais il parvient à sortir du piège d’un leadership “ essentialisé ” pour promouvoir de nouveaux modes de gouvernance.
Incarner le chef : surjouer la masculinité hégémonique.
L’image de ses dirigeants contribue à conforter ou à modifier l’image d’un pays : Donald Trump, Jair Bolsonaro, Viktor Orban, Boris Johnson, Vladimir Poutine ont en commun de privilégier la posture de l’homme fort, intransigeant, rude, antipathique et invincible et cette posture est cohérente avec leur agenda et leur programme. Avec de tels dirigeants, la personnification d’une masculinité hégémonique est théâtralisée, performée, exagérée. C’est une virilité dominatrice, triomphante, qui s’allie sans accroc à la défense de l’authenticité du pouvoir blanc, lequel, et c’est nouveau, est devenu une identité raciale explicite. L’enjeu nationaliste rejoint une nouvelle fois l’enjeu de genre. Cette masculinité, pour s’affirmer, fourbit ses armes et les médias sont particulièrement visés : du dénigrement systématique au boycott, en passant par l’insulte et le harcèlement verbal, le refus de la contradiction et du débat s’ajoute la méfiance vis-à-vis des contre-pouvoirs et de la presse (qu’on ne peut en principe pas contrôler en démocratie).
Si l’incapacité à reconnaître ses erreurs est commune à beaucoup d’hommes et de femmes politiques, elle est chez ces dirigeants poussée à son paroxysme et présentée par eux comme une qualité.
Ces dirigeants nationaux-populistes veulent impressionner leurs adversaires et galvaniser leurs partisans. Les menaces, le bluff, les volte-face créent un climat d’incertitude, dans leur pays comme à l’étranger. C’est à l’extérieur des frontières, laisser ouverte la possibilité de la guerre (militaire ou économique), mépriser les règles du droit international, menacer partenaires et alliés. La dureté, la méchanceté, les préjugés sont convoqués.
L’action est valorisée à l’extrême, aux dépends de la réflexion. La méfiance vis-à-vis de la science se complète d’une haine des intellectuel-le-s, assimilé-e-s aux élites, ennemies du peuple. Le charisme de l’homme fort, autoritaire, vise à effacer, chez Trump, un autre forme de charisme, celle de l’homme de compromis incarné par Obama, qualifié par les républicains pendant huit ans de “ président faible ”, de “ président qui se couche ” devant l’islamisme, la Chine… L’exacerbation de l’impulsivité est aussi présentée comme une marque de virilité.
S’y ajoutent le recours à une communication péremptoire et l’utilisation d’un registre lexical réduit, simplifié à l’extrême pour donner le sentiment qu’il n’existe pas d’intermédiaire entre le dirigeant et le (son) peuple. Selon le journaliste James Hamblin de The Atlantic, Trump privilégie le combat plutôt que le débat, des murs plutôt que des ponts, des grimaces plutôt que des sourires. Ce ne sont pas des dérapages ; comme on les décrit parfois, mais une véritable stratégie, facilitée par Twitter, qui alimente l’impression d’être dans un régime politique plébiscitaire.
Il importe aux populistes néofasciste de raviver régulièrement la rage parmi leurs soutiens, de cliver la société entre les “ bons ” et les “ méchants ”, les “ alliés ” et les “ ennemies ”, les “ gagnants ” et les “ perdants ”. Le fait de toujours blâmer quelqu’un d’autre (opposant-e-s ou ancien-ne-s partenaires politiques, médias, dirigeant-e-s étranger-e-s, institutions…) va de pair avec la désignation de boucs émissaires pour expliquer les maux dont souffre le pays. Le recours régulier à l’insulte, notamment raciste ou misogyne et à la vulgarité est également prégnant. Tout cela participe de l’entretien d’un climat violent. Comme le note la philosophe Judith Butler, ces dirigeants défendent l’idée que le lien social, au sein d’une communauté à défendre, doit s’appuyer sur le ressort de la violence. Dès lors, cela suppose que “ l’autre ” peut-être détruit-e, que l’on peut s’en passer et que vous n’êtes relié-e à cet autre que négativement. Butler ajoute qu’il existe un mimétisme entre ces dirigeants néofascistes, un “ effet de contagion ”. Pour elle il s’agit d’un exercice “ sadique ” du pouvoir qui ne peu que s’intensifier, précisément parce qu’il légitime la violence, donc la permet implicitement de la part de la police comme des groupuscules racistes, antisémitiques, antiféministes. Une partie de la population, explique la philosophe, est galvanisée par cette incarnation du pouvoir qui défend une “ violence désinhibée ” et la justifie de manière perverse par un “ sadisme moral ”. La rage, le ressentiment sont convoqués et la population est invitée à faire siennes ces émotions. Au contraire, l’empathie et la compassion sont absentes du registre discursif, même dans les rares moments où l’unité nationale est plébiscitée comme par exemple dans le cas de la crise de la Covid-19. Alors que d’autres responsables politiques en démocratie ont appelé au calme devant la Covid-19, ont essayé de faire en sorte que la population ne panique pas, les États-Unis, le Royaume-Uni et le Brésil ont pris du retard dans la gestion de la pandémie en raison de la “ minimisation des risques ”, que l’on peut interpréter comme un “ refus de céder à toute sorte de faiblesse, donc de protection, nécessairement associées à la vulnérabilité, donc à la perte ”, selon le mot de Carol Gilligan. Le refus du respect des consignes de distanciation physique, le non-port ostentatoire du masque, chez Bolsonaro, Trump ou encore Mike Pence le vice-président américain, révèlent que pour eux la crise du Covid-19 est avant tout un problème “ de relations publiques ”. Ces dirigeants refusent les règles, utilisent sans s’en cacher les interstices de la loi pour instrumentaliser les institutions, servent essentiellement un pouvoir personnel tout en visant à montrer à leurs électeur-trice-s, mais aussi aux médias et aux adversaires politiques leur détermination, leur absence de peur, le fait qu’ils n’ont rien à perdre. Le respect des règles et des usages et par extension de la légalité est présenté comme une soumission, une forme de docilité, donc encore une fois de faiblesse.
Il ne s’agit pas non plus de faire évoluer la loi et les pratiques sociales pour renforcer le commun ou privilégier les cadres sécuritaires. La gestion de la crise de la Covid-19 a conduit le parlement hongrois à accorder le 31 mars 2020, les pleins pouvoirs au Premier ministre Orban. “ La constitution me donne le pouvoir de faire tout ce que je veux ” est une des phrases de Trump et Bolsonaro a déclaré : “ Je suis la constitution ”. La mise en scène de soi en chef invincible qui néglige la concertation, la tentation d’incarner la figure du leader charismatique conduisent à une personnification du pouvoir et donc à un besoin de plébiscite et de soutien inconditionnel qui se mesure à leur degré de flagornerie. La tentation d’un culte de la personnalité, en principe propre à la dictature, n’est plus très loin. La conséquence directe de la préférence pour la flatterie plutôt que la compétence est une mise en danger du pays et de la population. Là encore, l’exemple de la Covid-19 est éclairant. Le contraste est du reste saisissant avec les paroles pessimistes, la perspective du danger et de l’insécurité qui est brandie le reste du temps pour parler d’une menace identitaire. En d’autres termes ; cette attitude consiste à voir du danger où il n’y en a pas et à ne pas le voir lorsqu’il est là.
La virilité surjouée des dirigeants nationaux-populistes, inhérente à leur manière d’exercer le pouvoir; de faire certains choix politiques plutôt que d’autres, s’incarne également dans une iconographie savamment travaillée : Donald Trump se montre régulièrement dans le bureau Ovale entouré d’hommes blancs lorsqu’il met fin à l’aide financière aux associations aidant les femmes dans les pays pauvres, lorsqu’il signe des décrets annulant ceux d’Obama sur la protection de l’environnement. Ajoutons la photographie avec Kim Jong-un à la frontière entre les deux Corées, qui masque l’absence d’avancée dans les négociations sur le nucléaire nord-coréen, ou celle avec Mike Pence et son état-major dans la situation room, fixant l’objectif, après la mort du chef de Daech, Abou Bark al-Baghdadi. Le message est toujours le même, celui de la légitimisation d’un pouvoir conquérant (contre les terroristes), mais aussi prédateur (contre les femmes et l’environnement) et ce pouvoir est masculin (et blanc).
Les désordres de l’information – fake news, alternative facts, deep fake…ne sont spécifiques ni aux dirigeants populistes, ni à leur exercice viriliste du pouvoir. Néanmoins, ils sont particulièrement mobilisés par eux. En effet, leur arrivée au pouvoir et leur exercice de ce pouvoir ont été facilités par une forme de communication et un marketing politique qu’ils ont su habilement utiliser. Ils tirent profit à la fois de la liberté d’expression en démocratie, garantie par les Constitutions et les lois, de possibilités technologiques immenses avec notamment les réseaux sociaux (captage à grande échelle de données personnelles, annonces publicitaires ciblées, usage de robots ou bots, relayant des messages de propagande et de dénigrement ciblés via des faux comptes Twitter ou des adresses de sites trompeuses) et de l’incapacité ou du refus des camps adverses de se situer sur le même terrain. Les outils technologiques se retournent contre la démocratie, ainsi que certaines failles juridiques, comme l’a montré l’affaire de Cambridge Analytica. Internet et les médias ultra-partisans ont la capacité de maintenir les individus dans des “ bulles ” rassurantes où ils voient leurs propres opinions et impressions confortées, sans débat, sans contradictions. La campagne en faveur du Brexit, la Birther Conspiracy contre la président Obama, le site internet anti-élites, anti-immigrés et antiféministes Breitbart.com, dont Steve Bannon, directeur de campagne puis conseiller de Trump à la Maison-Blanche, a pris la tête en 2012, la responsabilité des incendies en Amazonie attribuée aux ONG par Bolsonaro sont des exemples de grand déploiement de distorsions massives de la réalité et de mensonges. Les désordres de l’information regroupent les problématiques de mal-information, de surinformation (parfois surnommée infobésité) et d’infotainment (l’information du divertissement, qui brouille les repères entre les faits et la fiction). L’espace public de l’information ne cesse de grossir et de se transformer à l’heure de la démocratie d’opinion : tout le monde est autorisé à avoir un avis sur n’importe quel sujet et à l’exprimer dans des espaces donnant l’illusion d’une équivalence avec celui des spécialistes. Le soupçon systématique prend alors le pas sur le doute et notamment sur le doute scientifique, la science étant faite de controverses, de réfutations et de processus stricts mais longs de validation. Le monde classique de la “ vérité ” issu notamment du positivisme, lorsque celle-ci est en adéquation exacte avec le réel et que le travail scientifique a pour but de la dévoiler, est alors disqualifier. Or, avec les fake news, ce sont aussi les chercheur-se-s qui sont attaqué-e-s. Réduit à une simple opinion parmi d’autres, comme chez les climatosceptiques, où à une idéologie dans le cas des études de genre, le travail scientifique est discrédité parce qu’il constitue une menace pour l’entreprise de manipulation des esprits. L’obscurantisme et le fanatisme font toujours bon ménage, même en démocratie.
Les désordres de l’information intensifient le poids destructeur de l’émotion négative, de la croyance personnelle, des préjugés. Ils créent délibérément de la confusion, du relativisme, détournent l’attention et encouragent l’absence d’esprit critique dans la réception d’une information qui peut être trompeuse, tronquée, totalement ou partiellement fausse ou mensongère. Les faits sont soumis à une logique concurrente – que certains attribuent au capitalisme -, ils doivent s’imposer pour discréditer un-e adversaire politique, favoriser tel-le candidat-e à une élection, tel projet de société. La promotion de paroles extrémistes, de visées intolérantes, antidémocratiques est devenue commune au détriment du débat, de la confrontation d’idées. La polémique est reine. L’ère du “ on s’en moque ” sonne le glas des valeurs démocratiques et promet le chaos, du moment que les populistes néofascistes restent au pouvoir. Ce modèle ne se limite pas à eux, il y a créé de nouvelles normes médiatiques et politiques que d’autres s’approprient. L’échange d’arguments, le langage tout simplement ne sont plus possibles. Il n’y a plus de civilité, de respect, d’humanité, parce qu’il n’y a plus de conversation. La figure de l’interlocuteur ou de l’interlocutrice (journaliste, adversaire politique, simple twittos) légitime n’existe plus, elle a été détruite. Ce style politique est particulièrement puissant et semble très difficile à concurrencer sur un terrain différent du sien. Mais d’autres modèles s’affirment et permettent un autre leadership.
Le leadership féministe : un leadership dé-genré.
En quoi consiste un leadership qui prend appui sur les valeurs et le projet féministes, celui de l’égalité et de l’émancipation des femmes ?
Le leadership politique, économique, intellectuelle ou militant résulte d’un long processus. Acquérir une autorité légitime s’inscrit dans une dynamique de réseaux, d’influence, au sein d’un contexte culturel, politique, historique, mais aussi médiatique donné. En politique, un-e leader n’émerge pas de nulle part. Il ne suffit pas d’être compétent-e. Il faut comprendre comment fonctionnent structurellement les partis, les organisations militantes, les hiérarchies de toutes sortes et savoir adopter les codes politiques et médiatiques pour s’en servir. Il n’y a pas d’accident, pas de hasard, devenir leader résulte d’une entreprise politique complexe.
Le leadership féminin et non pas “ au féminin ”, c’est avant tout un leadership de combat. Les femmes de pouvoir ont appris les leçons de l’adversité, à l’image de Nancy Pelosi, présidente de la Chambre des représentants, aux États-Unis, qui, fin 2019, a lancé contre le président Trump la procédure de destitution. Pelosi s’est posée en gardienne du bon fonctionnement des institutions face à un président du chaos qui voue une haine aux femmes de pouvoir. Les femmes doivent toujours se battre pour gagner le droit d’exister publiquement, mais aussi de rester dans l’espace public et à des postes de pouvoir. C’est leur expérience, individuelle et collective, qui leur enseigne. Ainsi, il demeure exact qu’on pardonne moins aux femmes qu’aux hommes de pouvoir une mauvaise gestion ou l’échec d’une politique et qu’on ne leur fait aucune faveur lorsqu’elles sont en haut de l’échelle. D’une part, les processus de diversification des figures de pouvoir et d’autorité sont une marque d’intelligence collective. D’autre part et, par extension, la démocratie, dans le défi qui est le sien d’affronter le populisme nationaliste, doit comme l’explique Pierre Rosanvallon, reconnaître les compétences des individus, quels qu’ils soient. Par nature expérimentale, la démocratie nous permettrait ainsi de progresser collectivement pour apprendre à vivre dans le changement perpétuel si elle donnait aux individus davantage de prise sur les “ dispositifs permanents de consultation, d’information, de reddition de comptes ” entre représenté-e-s et représentant-e-s. Il faut, conclut Rosanvallon, passer d’une “ invocation mystique du peuple à une reconnaissance de celui-ci dans ses tensions internes et sa diversité ”. L’appui sur les leçons du féminisme et de la faible place laissée aux femmes dans les dispositifs de délibération et de décision serait utile pour renouveler l’exercice politique à tous les niveaux. La rupture avec tous les stéréotypes de genre, ceux touchant les femmes et ceux touchant les hommes est donc essentielle. Les femmes leaders n’ont pas moins d’ambition que leurs homologues masculins, que ce soit dans le domaine politique, économique, diplomatique ou associatif et quel que soit le niveau de responsabilité. Ce qu’elles veulent, c’est convaincre, faire progresser leurs idées.
L’un des effets de la rhétorique et de la politique de Trump, c’est qu’il a contribué à fédérer ses opposantes et ses opposants : un bouillonnement militant s’est enclenché dès 2017 aux États-Unis et l’on observe des phénomènes similaires au Brésil, en Hongrie et en Italie. Il ne s’est pas simplement agi de s’engager contre le projet antiféministe de Trump, mais aussi de construire un contre-programme politique sur l’environnement, le racisme, les inégalités sociales. Une grande partie des nouvelles candidates et élues, d’origine et d’horizons très diverses, ont contribué, avec leur base militante, à déplacer l’agenda du parti démocrate vers la gauche et souhaite promouvoir un autre discours et un autre style politiques que celui du parti. Le renouveau de l’engagement des démocrates, qui a permis l’élection de nombreuses femmes, mais aussi d’hommes, est notamment dû à un renouveau du militantisme à gauche de l’échiquier politique. Il s’est inspiré de plusieurs courants qui ont marqué l’histoire du militantisme, la circulation des modèles et des formes militants entre les mouvements antiracistes, ouvriers, féministes et environnementaux, est très grande et très active aujourd’hui. Ces dernières années, de nombreux mouvements non violents et progressistes, initiés ou portés par des femmes, parfois très jeunes, ont participé au renouvellement des cadres de pensées et d’organisation des partis politiques ou des mouvements associatifs. Rien ne dit que cet engagement et ces militantismes perdureront, car la confiance dans la politique et dans les dirigeant-e-s est fortement érodée. Mais ce que l’on constate, chez Alexandra Ocasio-Cortez, Thunberg ou Emma Gonzalez et bien d’autres, c’est un style politique qui, des prises de parole en meeting ou au congrès à la mise en scène de soi sur les réseaux sociaux, en passant par les interviews, forme un leadership qui n’est pas aveugle face aux questions de genre dans l’agenda d’une part et qui s’écarte des stéréotypes de genre dans la posture d’autre part. Ce leadership se caractérise par la rupture avec les rhétoriques de force et de domination et par le refus de la docilité. Il est combatif, tout autant que coopératif, déterminé, ambitieux et à la fois soucieux de prendre en compte les expériences vécues. Il est incarné aussi par des figures masculines comme Bernie Sanders, Pete Buttigieg et Barack Obama encore aujourd’hui.
C’est ce leadership combattif mais qui refuse le piège de la domination qui a été à l’œuvre lors de deux évènements majeurs.
Le premier, c’est l’attentat commis par un suprémaciste blanc, dans deux mosquées de Christchurch, en Nouvelle-Zélande, le 15 mars 2019, qui a fait 50 morts et de nombreux blessés. La Première ministre du pays, Jacinda Arden, a choisi de ne pas désigner le terroriste suprémaciste par son nom, s’est adressé à lui en lui disant qu’il n’était pas le bienvenu en Nouvelle-Zélande, contrairement aux migrant-e-s et aux réfugié-e-s visé-e-s par lui, lui refusant ainsi la célébrité qu’il recherchait. Elle lui a opposé le dédain qui, ajouté à ses multiples marques de tolérance vis-à-vis des minorités, doit être lu comme une confiance dans l’unité nationale, alors même qu’elle dénonçait “ le nationalisme partout dans le monde ”. Immédiatement après l’attentat, Arden a pris des décisions radicales pour limiter la circulation des fusils militaires et automatiques : elle a obtenu un accord bipartisan pour que l’État rachète ceux en circulation et en interdise la vente de nouveaux. En réduisant la possibilité pratique de pouvoir tuer des fanatiques, la réponse, ferme, d’Arden à la violence est de réduire les possibilités de violences, de garantir la sécurité collective et d’unir le pays. C’est une politique de la non-violence et non celle du pardon ou de l’excuse. Elle incarne, par les mots comme par les actes, un “ autre leadership ”, rassembleur, non clivant, alliant volontarisme et fermeté. La Première ministre néo-zélandaise a également mis les dix-sept objectifs de développement durable au cœur de son agenda et s’est dit soucieuse, depuis sa prise de fonction, de faire de la Nouvelle-Zélande un “ leader moral ” dans la région, notamment sur l’environnement. Elle a fait du bien-être de ses concitoyen-ne-s le centre de gravité des décisions budgétaires : augmentation des dépenses publiques en matière de santé mentale, d’allocations pour les populations autochtones, ainsi que la lutte contre la pauvreté infantile et les violences familiales.
Le deuxième événement est la crise de la Covid-19. Certains médias ont attiré l’attention sur la manière dont certaines cheffes d’État ou de gouvernement géraient la pandémie et pose la question d’un leadership au féminin. Outre Jacinda Arden, en Nouvelle-Zélande, la Première ministre norvégienne, Erna Solberg ; son homologue islandaise, Katrin Jakobsdottir ; la chancelière allemande, Angela Merkel ; la Première ministre finlandaise, Sanna Marin, ont bénéficié d’une meilleure opinion dans la population que leurs homologues masculins dans d’autres pays, en raison notamment d’une communication et d’une politique vues comme efficaces, cohérentes et non anxiogènes. Ce qui en ressort, c’est moins une interprétation essentialiste – les femmes exerceraient un pouvoir plus doux et apaisé que les hommes – de leur politique qu’une “ gouvernance plus ouverte et plus collaborative ”, ainsi qu’une approche dé-genrée de la Covid-19, par le refus de la rhétorique guerrière par exemple. On peut aussi faire l’hypothèse que ces dirigeantes exercent leurs responsabilités dans des pays où la culture de la parité femmes-hommes est forte, ce qui a pour conséquence une diversité des regards et des compétences, y compris scientifiques et une capacité d’écoute de ces différents points de vue bien plus forte que dans les pays où l’entre-soi du pouvoir est davantage la règle, ainsi que la crispation sur le partisanisme. Ainsi, la Norvège, l’Islande, la Nouvelle-Zélande et la Finlande ont un pourcentage plus grand que la moyenne des pays de l’OCDE de femmes ministres et parlementaires. Ce qui conduit à ajouter que la culture égalitaire de certains pays invite la population à prendre au sérieux ce qu’une femme de pouvoir a à leur dire.
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