Le potentiel politique du féminisme est immense, ainsi que sa capacité à s’agréger à d’autres types de revendications de transformation politique et sociale, pour les renforcer. Le féminisme met en évidence l’importance du croissement des différents types de domination et d’inégalité mais aussi des capacités d’agir. Par exemple, la législation de l’avortement n’a de sens que dans le cadre d’un système de santé universel et public, accessible aux femmes pauvres ainsi qu’aux hommes pauvres. C’est donc une approche de la géopolitique en termes de genre qui gagnerait à être mobilisée, pour mieux comprendre les enjeux et agir plus efficacement pour que davantage d’individus et de groupes aient accès aux droits et aux ressources, que les déséquilibres au sein des différents pouvoirs soient combattus et que les libertés individuelles soient garanties.
Une approche géopolitique gender conscious.
Le féminisme identifie, nomme, fait exister politiquement certains sujets. Le combat militant contre l’homophobie, le sexisme, le patriarcat et le travail scientifique des départements universitaires en études du genre a permis de problématiser et de visibiliser certaines questions dans l’espace public et par là même de démontrer en quoi le genre était non seulement un concept et un vaste champ de recherche, pluridisciplinaire, mais aussi un outil d’analyse de la réalité sociale, économique, culturelle et géopolitique. Les approches délibérément conscientes des enjeux de genre commencent à peine à être mobilisées, notamment dans la diplomatie féministe, pour réduire les inégalités qui concernent tous les pays du monde. Travail, emploi, pauvreté, discriminations liées à l’origine, à la religion, à la couleur de la peau, à l’apparence physique, au territoire de vie, mais aussi santé, éducation, développement, migration, environnement, guerre et processus de paix, sport, culture, autrement dit tous les items de l’agenda pourraient être systématiquement analysés au prisme du genre. Une telle approche, croisée avec d’autres permettrait de lutter contre certains angles morts. Cette étape est nécessaire à l’élaboration d’actions politiques plus efficaces.
Lorsque les objectifs politiques et géopolitiques sont neutres face aux questions de genre, ils favorisent le masculin au sens traditionnel. Les “ lunettes du genre ” sont ainsi nécessaires dans toutes les sphères de la vie et de la socialisation humaines, y compris dans les domaines de la biologie, de la médecine ou encore du numérique. Pour ne prendre que quelques exemples, de nombreuses pathologies demeurent sous-diagnostiquées chez les femmes et chez les hommes, dès l’adolescence, en raison des stéréotypes. Les femmes sont encore sous-représentées dans les essais cliniques et les recherches biomédicales. De leur côté, l’intelligence artificielle et le big data s’appuient sur des algorithmes dans lesquels la persistance du masculin neutre accentue les inégalités et les discriminations genrées et les réalisations qu’ils permettent sont dès lors moins efficaces au plan économique (perte de clients, de marchés, vision étriquée du monde…). Les travaux de géographes ont mis en évidence le caractère genré des espaces publics, notamment des grandes villes et, pour les rendre plus inclusives et sécurisées pour les femmes, urbanistes et architectes intègrent désormais à leurs travaux une réflexion qui tient compte de ces problèmes. Certains pays ou régions ont aussi repensé leur offre de transports publics pour lutter contre les agressions sexuelles dans les rames de métro ou les bus, qui contraignaient les femmes à éviter de les emprunter et à effectuer de longs trajets à pied chaque jour pour aller travailler.
L’analyse des violences, de tous ordres, a montré l’importance du prisme du genre. Les travaux scientifiques démontrant le rôle de la masculinité hégémonique dans les fusillades de masse, le terroriste et le suprémacisme blanc sont de plus en plus mis au jour ; ils mettent aussi en évidence qu’il est possible de sortir de la violence mortifère. Une certaine construction sociale du masculin et du féminin est toujours présente dans ce type de violence. Comme l’explique le sociologue Michael Kimmel, les djihadistes, les néonazis et les tueurs de masse sont quasi exclusivement des hommes. S’ils étaient majoritairement des femmes, leurs meurtres et attentats seraient politiquement et médiatiquement questionnés au prisme du genre. Or, le masculin est pensé comme l’universel, ce qui conduit à passer à côté d’une grande partie du problème. La violence n’est-elle pas, après tout, “ par nature ” masculine ? Mais alors, demande Kimmel, comment expliquer qu’un très faible nombre d’hommes deviennent terroristes ? La violence masculine, quelle que soit la forme qu’elle prenne n’est ni un simple problème de vie privée, ni un simple problème de “ psychisme ”, c’est une question politique globale et complexe. La masculinité stéréotypée est un enjeu de politique publique. La domination genrée se retourne aussi contre les hommes, comme l’illustre l’exemple des violences, notamment sexuelles (viols, tortures et mutilations génitales) dont ils font l’objet en temps de guerre et que les féministes ont été les premières à mettre au jour.
C’est donc l’intérêt de la décision publique de s’appuyer sur les travaux scientifiques et les apports militants sur les questions de genre à l’international ; la prise de conscience s’accroît, quand il s’agit de mieux cibler les groupes à risque dans l’aide au développement. L’ONU, l’Unesco, le FMI, la Banque mondiale, l’Union européenne l’ont compris, théorisé et mis en œuvre. Les quatre conférences mondiales sur les femmes de 1975 à 1995 ont constitué un tournant décisif dans les modèles de développement en rassemblant la communauté internationale autour de l’objectif commun des droits des femmes. Des champs comme l’éducation, avec le défi de l’accès des filles à l’école, ont été particulièrement investis par les organisations internationales. Leurs travaux ont mis au jour, que le combat contre les inégalités filles-garçons était essentiel au développement des pays du Sud comme du Nord, à l’instauration de la paix et de la prospérité mondiales. Le Conseil économique et social de l’ONU (Ecosoc) a choisi une approche plus globale du genre, qui ne se contente plus de répondre aux besoins des femmes mais cherche à transformer dans leur ensemble les structures patriarcales. L’accord de Paris sur le climat a reconnu le rôle majeur des femmes dans le combat pour l’environnement et la nécessité de leur permettre l’accès aux responsabilités. L’ONU encourage, depuis plusieurs années, le rôle des femmes dans les processus de transition politique. Il est néanmoins essentiel, d’une part que leur voix soit entendue, autrement dit qu’elles disposent d’un pouvoir réel dans la prise de décision et d’autre part que les besoins et le vécu spécifique des femmes comme des hommes soient pris en compte, en particulier celles et ceux qui souffrent aussi d’autres formes d’inégalité, de discrimination et de marginalisation (classe, couleur de peau, religion…).
L’appui sur les expériences et une telle approche transversale sont une condition majeure du succès d’un agenda géopolitique émancipateur. Le genre est donc un outil essentiel pour les politiques publiques visant à créer un monde commun plus équitable. Il incite à adopter une approche systémique de la réalité. Un enjeu majeur, pour les décideur-se-s, est donc, comme pour la question environnementale par exemple, la prise en compte des résultats de la recherche publique comme outil d’aide à la décision.
Des cadres et des approches progressives poussés à se renouveler.
Les grands défis et les menaces sont aujourd’hui planétaires et transversaux. Les nouvelles mobilités, les interdépendances ne connaissent plus les frontières géographiques et thématiques. Cela rend caduques les tentatives de repli sur soi et les actions qui en découlent au niveau géopolitique, sont même inopérantes à moyen terme. Face aux nombreuses crises, le multilatéralisme paraît bien plus adapté et a fait les preuves de son efficacité. En 2015, la communauté internationale s’est donné un Agenda à l’horizon 2030 : celui de dix-sept objectifs de développement durable (ODD). Le cinquième est intitulé “ Parvenir à l’égalité des sexes et autonomiser toutes les femmes et les filles ”. Partant du principe que des progrès importants ont été accomplis au niveau mondial dans le cadre de la réalisation des objectifs du millénaire pour le développement qui ont précédé l’Agenda 2030, les Nations unies ont proposé de prolonger le combat contre les discriminations et les violences faites aux femmes, pour promouvoir l’égalité en matière de droit et d’accès aux ressources et leur accès à l’autonomie en ce qui concerne l’intégrité physique, notamment sexuelle, le mariage, le fait d’avoir ou non des enfants, de suivre des études, d’occuper un emploi, d’accéder à la propriété et aux instances de pouvoir et de décision. L’Agenda 2030 insiste sur l’importance de l’égalité entre les femmes et les hommes sur le plan de la justice et de l’éthique et sur le fait qu’elle doit bénéficier à toutes et à tous. En cela, pour l’ONU comme pour l’ensemble des grandes organisations internationales, l’égalité constitue un investissement. Au-delà du cinquième objectif de développement durable, le genre apparaît comme transversal dans l’Agenda 2030, non seulement parce que l’égalité des sexes est un but commun à la plupart des seize autres ODD – lutte contre la pauvreté, accès à une éducation de qualité, santé et bien-être, réduction des inégalités… – mais aussi parce que l’approche sous l’angle du genre est un outil pour les atteindre.
L’attention aux questions de genre dans les politiques publiques peut-être un moyen structurel de combattre toutes les formes d’oppression et de promouvoir l’autonomie de tous les individus, à l’échelle internationale, comme nationale et locale.
D’autres propositions de politiques publiques transversales, impliquant elles aussi le genre, ont vu le jour ces dernières années. Les chefs d’État ou de gouvernement climatosceptiques ont renforcé la mobilisation des défenseurs de l’environnement, dans les démocraties et ailleurs. La lutte contre la pollution, le respect de la biodiversité et l’accès à une alimentation de qualité sont revendiqués comme des droits humains. Aux États-Unis et en Europe, le projet de Green new deal, initié par des associations et notamment de jeunes activistes du mouvement américain Sunrise, invite à transformer en profondeur l’économie et les modes de consommation afin de promouvoir les énergies renouvelables, de supprimer les énergies fossiles, de réduire drastiquement les émissions de gaz à effet de serre, de développer de nouveaux emplois qualifiés et de préserver les populations les plus fragiles, notamment les communautés autochtones, qui sont souvent les plus concernées par l’exploitation des énergies fossiles, la destruction des forêts et la pollution. Ce plan, lui aussi à l’horizon 2030, s’inspire, cent ans après, du New Deal, le grand programme de relance redistributif et modernisateur lancé par le président Roosevelt. L’État ne serait pas, cette fois, un redistributeur massif mais le garant d’une transition en matière de formation et d’emploi pour les travailleur-se-s des secteurs directement affectés par la transition. Pour sa part, le projet européen du Pacte vert, propose entre autres la neutralité carbone d’ici 2050 et une augmentation de l’investissement public jusqu’à cette date pour accompagner les reconversions. Au-delà ; c’est une rupture avec le consumérisme et le productivisme qui pourrait être opérée, ainsi qu’un combat plus systématique contre la prédation sur la nature et la mise en place de nouveaux indicateurs en sus de la croissance du PIB : empreinte carbone, indice de confiance, de lien social… Or le Green New Deal est devenu beaucoup plus ambitieux qu’il ne l’était au départ, même s’il montre des limites. Si l’on considère le développement durable comme un investissement, comme un référentiel global, la préservation de l’environnement pourrait davantage croiser les enjeux d’accès à la santé, d’investissement dans la petite enfance et l’éducation, de reconnaissance du travail du care dans le monde professionnel ou dans l’espace domestique. Aux États-Unis, certains candidats à la primaire du parti démocrate, en 2020, ont esquissé des propositions pour aller plus loin. Le projet évoqué par Pete Buttigieg, par exemple, de lancer une banque verte nationale pour financer à hauteur de 250 milliards de dollars des projets bénéficiant aux populations défavorisées en faisait partie. Il est important de rappeler que, dès le départ, la philosophie du Green New Deal est marquée par la transversalité et qu’il fait sienne l’ambition de construire un mouvement populaire participatif, partant des citoyen-ne-s. Du reste, des associations féministes militent pour que les projets internationaux en faveur de l’environnement intègrent davantage les enjeux de genre. Lors de la COP 25, à Madrid, en 2019, plusieurs d’entre elles ont présenté à la presse un projet commun de Green New Deal luttant contre les oppressions sexistes, mais aussi homophobes et racistes, appelant à la création de modèles économiques et sociaux inclusifs et durables et promouvant le leadership des femmes de toutes origines et cultures. Ces militant-te-s insistent sur le fait que plus des trois quarts de la biodiversité concernent des territoires habités par des populations autochtones, particulièrement vulnérables mais aussi indispensables pour préserver ce patrimoine et que le rôle des femmes est crucial, comme l’ont montré les travaux issus de l’écoféminisme.
Chez les jeunes générations progressistes, les revendications militantes croisent de plus en plus les dits objectifs. Le renouvellement du personnel politique (plus de femmes, plus de personnes issues des minorités), le combat pour l’égalité socio-économique, la lutte contre les discriminations liées au sexe, à l’orientation sexuelle ou à l’origine et la préservation de la planète vont de pair. Certains combats portés par les Millennials américains servent la société toute entière, comme la bataille pour un salaire minimum à 15 dollars (Fight for 15). Or les femmes premières victimes de la précarisation de l’emploi, premières laissées-pour-compte de l’explosion des inégalités dans le pays, ont également été les principales actrices du mouvement. Même si, ou justement parce que cet engagement militant de la jeunesse ne se traduit pas dans les urnes, les partis politiques ont intérêt à écouter leurs revendications et leurs propositions et à faire passer ces groupes de la marge au centre, autrement dit à les faire participer aux débats et aux prises de décisions. Les nouvelles générations de gauche comme de droite sont plus multiculturelles que jamais, plus perméables aux influences culturelles mondiales. Elles se définissent comme des organisateur-trice-s de mouvements sociaux élargis, horizontaux, participatifs, de terrain. Créé en 2017 en réaction à Trump et à sa décision de sortir de l’accord de Paris sur le climat, le mouvement Sunrise a organisé avec quelques nouveaux et nouvelles élu-e-s, le 12 novembre 2018, une rencontre dans le bureau de Nancy Pelosi, speaker de la chambre des représentants. Il entendait montrer les liens entre le militantisme de terrain et l’action politique démocrate, autrement dit, malgré ses revendications radicales voire révolutionnaires, faire de la politique dans le politique et pas seulement en dehors. Sunrise souhaite agréger les expériences des américain-e-s de tous les territoires, notamment les plus fragilisés par les politiques de dérégulation environnementale et d’exploitation des énergies fossiles, en racontant leur histoire et proposer des politiques publiques qui s’adressent spécifiquement à elles et à eux. En d’autres termes, le mouvement promeut une politique intersectionelle sur les sujets du moment.
Le féminisme est aussi un soft power en dehors de la sphère politique (militante et décisionnelle) stricto sensu. La lecturedu réel selon le genre se prête bien au sport, à l’art et au divertissement et permet d’autant mieux de mobiliser des savoirs et des expériences qui contribuent à éclairer sur les discriminations, les entre-soi, les efforts patriarcaux de confiscation du pouvoir, du succès et de l’argent. Le champ sportif dans l’ère moderne, s’est construit sur la promotion de la masculinité hégémonique et la marginalisation des femmes et refuse encore très largement de reconnaître que l’égalité femmes-hommes le concerne tout autant que les autres sphères sociales. En contestant les discriminations dont elles font l’objet, les footballeuses américaines, créent des marques de vêtement gender fluid et sont de véritables influenceuses en dehors de la sphère sportive assumant leur engagement pour l’égalité des sexes. Le message féministe inclusif de Megan Rapinoe, capitaine de l’équipe américaine de football et icône féministe et LGBTI est profondément politique : organiser la riposte passe nécessairement par produire un autre récit, optimiste, émancipateur, contre tous les clivages. En appelant à la reconnaissance de toutes les individualités, en rejetant l’uniformité, elle prône l’unité et la cohésion.L’autre aspect politique de son message, c’est son insistance à rappeler la responsabilité individuelle de chacune et chacun pour changer le rapport aux autres et au monde. Le sport en est un vecteur, mais il est à l’image du reste de la société. L’art et le divertissement se prêtent eux aussi particulièrement aux revendications en faveur de l’égalité de genre. Le domaine de la création est devenu un immense théâtre d’expressions féministes et LGBT, des séries aux films en passant par la musique, les romans, les bandes dessinées, les blogs et les stories sur les réseaux sociaux. Longtemps, l’invisibilité des femmes artistes et des œuvres a été la norme après avoir été la loi, mais lorsque les féministes dénoncent cet entre-soi masculin, celui-ci crie à la censure. Or, expliquent-elles, il s’agit moins d’interdire des œuvres que de promouvoir une diversité des productions artistiques et culturelles. Contre les stéréotypes de genre, le sexisme, l’absence des femmes comme personnes principaux dans les contenus culturels, de nouveaux regards parviennent peu à peu à prendre leur place. Dans les films, la peinture, la sculpture, les clips, les livres, le female gaze, autrement dit “ le regard conscient, donc politique, qui adopte le point de vue d’un personnage féminin pour épouser son expérience ”, ouvre le champ des possibles créatifs, introduit de la fluidité de genre dans l’esthétique, par opposition à un male gaze qui produit une vision hégémonique limitant le regard du spectateur à un spectacle érotique dans lequel la femme est un objet. Contre le cinéma dominant, il est important d’offrir une multiplicité de répertoires de situations et d’expériences de vie, d’inventer d’autres rôles pour les femmes et les hommes, d’autres interactions. Quand la contre-culture devient un contenu comme un autre, elle permet le choix, multiple les références, valorise un modèle de civilisation plus ouvert et plus tolérant. Dans les années 1990 et surtout 2000, la musique populaire américaine qui traditionnellement permet l’expression de discours subalternes, non conformistes, a vu l’émergence d’artistes féminines revendiquant l’émancipation et la liberté. Elles prônent le droit d’être soi et de s’approprier des prérogatives masculines (argent, pouvoir, réussite). Ces artistes, à leur manière, participent à un décloisonnement du féminisme.
Par la diversité de ses apports et parce qu’il peut se déployer dans toutes les sphères de la vie humaine, le féminisme a beaucoup à transmettre en tant que puissant ressort politique.
Féminisme et démocratie : pour un pouvoir inclusif et solidaire.
Une grande partie des citoyen-ne-s des démocraties estiment que la promesse d’émancipation et de liberté n’a pas été tenue. La perte de confiance dans les responsables politiques et les institutions, depuis trente ans, ne faiblit pas et a ouvert une brèche où se sont engouffrés les populistes néofascistes. Ces derniers promettent de rendre la démocratie au peuple, de rassurer face à l’incertitude. Mais cette promesse de sécurité justifie-t-elle l’obéissance ? Comment redonner à la démocratie libérale la possibilité de servir l’intérêt général et le progrès humain ? Ne pas céder la place au ressentiment, à la peur et à la démagogie suppose de recréer un espoir collectif en commençant par prendre à bras-le-corps la compréhension et la gestion des crises que nous traversons, quelle que soit leur forme. Ces crises contraignent à saisir les mécanismes de prédation routiniers que, par leur effet grossissant, elles rendent insupportables. Or, si le pouvoir a traditionnellement été synonyme de hiérarchie, y compris en démocratie, il est aussi une capacité d’agir. Plutôt qu’un “ pouvoir sur ”, on pourrait imaginer promouvoir un “ pouvoir de et avec ”, un pouvoir partagée, coopératif, inventif, en un mot constructif. Sur le plan programmatique, il est urgent de choisir des politiques respectueuse des autres et de la planète, afin de construire pierre par pierre une société plus inclusive, de renouveler la promesse d’universel. La démocratie, c’est un régime politique mais aussi inséparablement une forme de société, une “ société ouverte ”, qui a certes des ennemis, mais qui réaffirme ses valeurs de débat, d’échange et permet à nouveaux les conditions d’une subjectivité et d’une action collective. Le féminisme, loin d’être un groupe d’intérêts particuliers et excluants, est une source d’inspiration ; en retour, il apprend, en y participant, des nouveaux collectifs nés pour penser les crises, il ne cesse de se transformer, d’écrire son histoire. Il contribue à créer les conditions d’un développement mondial responsable, sur trois terrains essentiels : théorique, pratique et programmatique. Parmi d’autres approches tout aussi heuristiques et mobilisatrices, le féminisme aide à penser, à agir et à inclure. La pensée et l’action féministes ne sont pas une particularité mais font partie de la promesse démocratique, parce qu’elles sont utiles à toutes et à tous. La démocratie doit pouvoir de son côté, mieux reconnaître ses apports.
S’opposer pour proposer : la colère au service de l’émancipation.
Les émotions sont un moteur de la compréhension et de l’intelligibilité du monde. Elles sont aussi un moteur de l’action. Les émotions sont donc une force politique, pour le pire lorsqu’elles conduisent à la haine et à la violence, mais pour le meilleur dès lors qu’il s’agit de défendre les principes d’égalité et de liberté. Y renoncer, les négliger serait à la fois un vain projet théorique et une erreur stratégique. Le raisonnement ne consiste pas, néanmoins, à déclarer vertueuses les émotions positives et délétères les émotions négatives. Ces dernières sont en effet à l’origine de grandes transformations sociales qui nous permettent de vivre en démocratie. Ce sont les humiliations, les colères, le sentiment d’injustice et non les bons sentiments qui ont nourri les luttes contre les oppressions, quelles qu’elles soient. De telles émotions, on le comprend, peuvent donc être menaçantes pour certaines formes de pouvoir. Comme le notent Edgar Cabanas et Eva Illouz, les injonctions néolibérales au plaisir et à un bonheur normé, par des émotions toujours positives, visent, mais sans y parvenir, à empêcher toute forme de pensée critique sur notre situation et le monde qui nous entoure. Beaucoup reste à faire pour bousculer le conformisme qui justifie et entretient les hiérarchies ou s’en accommode, minimise les souffrances et les injustices, ou pire les méprise, afin de perpétuer un ordre social inégalitaire.
Parce qu’il vise à maintenir les rôles et les interactions genrés, le patriarcat s’est toujours efforcé d’empêcher ou de décourager les femmes d’entrer dans le registre de la protestation. Encore aujourd’hui, la voix des femmes qui contestent est perçue comme “ vulgaire, stupide, égoïste – soit nous faisons trop de bruit, soit nous nous fâchons pour rien ”. La colère des hommes n’est pas toujours acceptée, mais leur voix est plus volontiers perçue comme universelle, neutre, objective, rationnelle, alors que celle des femmes renvoie toujours à la différence, à la marge, à la transgression, au débordement. Il leur est difficile, de s’arracher à la place qui leur est attribuée, celle qui est en repli, à l’écart, en dehors de l’espace public. Faut-il alors attendre que la colère féministe devienne légitime dans les représentations et discours dominants pour l’exprimer, pour désobéir ? Elle risque fort de ne l’être jamais. Il semble au contraire urgent de renverser cet ordre axiologique et de trouver “ la voix de la protestation ”, puis de la reconnaître comme “ vibrante de colère, comme la voix de la résistance positive ”. Il importe ainsi, pour reprendre les expressions de Carol Gilligan, de faire de la “ colère de désespoir ”, qui dénonce, une “ colère d’espoir ”, qui propose comment mettre fin à la domination masculine et faire progresser l’émancipation féminine, individuelle et collective et qui, inséparablement, plus globalement, contribue à mettre fin à toutes les oppressions. Le féminisme est en cela inventif. Il permet, par l’expression de la colère, de la rage, une mise en politique constructive et non violente, pour soi et pour les autres. Une économie des émotions politiques peut se mettre en place, au service de l’action individuelle et collective, puis d’un véritable mouvement social. Si l’on décide de transformer la colère en plaisir, on peut expérimenter le plaisir de s’en sortir et de construire une autre société. Avec #Me too et d’autres mobilisations récentes, nous n’avons pas assisté à une crise de la masculinité, mais à une crise des formes toxiques et hégémoniques de la masculinité, pour laisser la place à d’autres, pour laisser aux femmes comme aux hommes le choix de correspondre ou non aux normes dominantes.
Les émotions positives comme négatives, résultent d’apprentissages, d’expériences et de parcours multiples, lesquels forgent un savoir, une compréhension du monde et cette expérience, ce savoir sont corporels tout autant qu’intellectuels. Nous sommes dit Judith Butler, philosophe, conditionné-e-s par des normes de genre mais pas complètement déterminé-e-s par elles : il existe des possibilités, des voies d’ajustement, de résistance, de progression de soi et même de révolution de soi pour une révolution personnelle et plus globale. On peut alors construire un biopouvoir renversé, en reconstruisant nous-mêmes notre identité et en devenant les vecteurs d’un message et d’une action politiques capables de combattre les institutions établies. Un pouvoir nous domine et nous contrôle mais nous avons cette liberté, cette capacité d’agir de nous y confronter pour devenir des êtres libres mais aussi pour émanciper la société. En tant que sujets masculins, féminins et non binaires, les individus mettent en place une construction genrée d’eux-mêmes. Les actions que nous menons, les discours que nous produisons construisent alors notre identité choisie, notre subjectivité, la réaction aux normes sociales de genre, dont la visée est régulatrice, qui nous sont imposées. Il faut donc “ défaire le genre ” puis le “ refaire ” pour qu’il rencontre les buts du féminisme, mais aussi de l’antiracisme, de l’anticapitaliste et des forces démocratiques. La dynamique du genre, permanente, qui se produit dans les interactions humaines et au sein des structures sociales dans leur ensemble, constitue un pouvoir immense de changer le monde. Notre capacité d’articuler des normes et idéaux alternatifs et minoritaires comme condition d’un pouvoir de se trouver soi-même et d’agir ne se décrète pas. Elle est le produit d’un difficile combat. Le combat n’est pas obligatoire, il doit résulter d’informations, mais nous devons savoir que c’est possible et que c’est autorisé. Si, comme le dit Judith Butler, être en dehors de la norme, c’est être encore défini-e dans un rapport avec elle, c’est aussi la première condition de la liberté et de l’action contre les effets de cette grille de lecture du monde et des individus. Là se situe le pouvoir émancipateur d’un féminisme de la subversion. Le féminisme aide à construire une subjectivité, une satisfaction d’être soi, de s’être choisi-e et d’en faire un moteur de transformation sociale. Comme l’explique Judith Butler “ l’acte de résistance est à la fois un acte de protestation et une approche de remédiation. Résister à l’injustice, c’est se révolter contre le patriarcat, ce qui est contraire aux institutions et aux principes démocratiques (ceux d’une parole égalitaire, des droits humains), mais aussi réparer les ruptures dans les connexions humaines, remplacer les relations par la relation ”. #Me too et les autres mots d’ordre de protestations féministes dans le monde, constituent une nouvelle étape sur le plan de la colère, de la protestation, mais aussi de la médiation.
Si la masculinité peut-être vue comme une performance sociale, la féminité, non pas comme essence ou donnée biologique, mais comme expérience située, conscientisée, peut aussi en être une. Les mobilisations féministes ont mis en évidence l’importance de dire, de parler, de faire connaître son vécu de victime, de la partager avec d’autres ayant vécu une expérience similaire ou comparable. Elles ont montré aussi en quoi cette parole collective était une source d’empowerment. La circulation, la transmission de cette parole est essentielle pour faire du féminisme un bien commun et un ressort collectif de l’action. En 1981, pendant la guerre froide, un groupe de femmes a créé un camp pacifiste près de la base militaire de Greenham Common, en Angleterre, afin de protester contre la décision de l’Otan d’y stocker des missiles nucléaires. Elles ont mis en place plusieurs actions non violentes, à Greenham Common et à travers toute l’Angleterre, destinées à faire savoir leur opposition à la guerre, au militantisme, à la violence et prônant la paix et d’autres formes d’échanges humains. Cet exemple, parmi de nombreux autres, illustre que la subversion n’est pas la violence. La réciproque est également vraie : la violence n’est pas la subversion, elle est du côté de la préservation d’un ordre établi, qui impose, contraint, assigne. Le masculinisme, qui est contre l’égalité, est violent. Parfois, il tue. Le féminisme est non violent. Il appelle le conflit, la controverse, qui sont le contraire de la violence. S’opposer au patriarcat, c’est donc refuser sa violence pour construire une autre société, un autre discours, d’autres interactions, par la non-violence et où la non-violence sera un principe. Que sont ces principes, sinon des principes démocratiques ? Si la désobéissance peut se faire en dehors des institutions de la démocratique représentative, elle n’en est pas moins une promesse démocratique parce que la démocratie est ouverte et évolutive. Les protestations comme la subversion féministes ne sont pas une participation démocratique illégitime ; au contraire, elles enrichissent, renouvellent, complètent la démocratie.
La politique du care : le pouvoir de tisser des liens.
Le féminisme a montré le pouvoir politique des affects et des émotions et aide également à penser toutes les interactions. En théorisant la notion “d’éthique du care ”, il a aussi permis de mettre en évidence l’importance, pour la perpétuation d’une forme de vie, de liens créés par des gestes minuscules et quotidiens, dont la pertinence morale et politique est sinon contestée, du moins régulièrement dévalorisée en comparaison des actions morales typiques de tonalité virile. Dans les relations humaines, “ la texture sensible – langagière, éthique, sociale, affective ” est en effet précieuse, car “ il n’y a pas d’existence sans résonnance, d’identité sans solidarité, de coprésence sans interférence ”. Le monde est aussi fait de détails, de petits riens, d’insignifiant, de particuliers dans les paroles, les gestes, les attentions. Cet ordinaire, négligé ou dénigré, est source d’enseignements politiques, précisément parce qu’il est ce qu’on ne voit pas ou qu’on ne veut pas voir, alors qu’il est essentiel.
Le “ care ” attire l’attention sur les femmes, non pas par essentialisme, mais parce que c’est elles qui, dans l’immense majorité des cultures, s’occupent du travail du care dans l’espace domestique comme dans le monde professionnel. Le care,comme travail, doit être compris comme un ensemble de tâches matérielles et un “ engagement relationnel ” qui concernent l’ensemble des sphères de socialisation, créant un continuum du foyer jusqu’au monde professionnel en passant par l’école, les sphères de loisir, le secteur associatif et les espaces amicaux. Il comprend l’apport d’un soutien psychologique et affectif, une charge mentale longtemps restée invisible et toujours inégalement partagée avec les hommes. Dans la société patriarcale, les femmes sont invitées à répondre aux besoins des autres (hommes, enfants, personnes dépendantes) et à négliger les leurs, voire à considérer qu’elles trouvent une compensation à cette négligence dans la satisfaction des besoins d’autrui. Ce processus perpétue “ un idéal d’abnégation féminine ”, selon le mot de Carol Gilligan et invite les hommes à projeter leurs émotions et leur vulnérabilité sur les femmes. Dans la culture patriarcale, les hommes sont incités à débrancher leur capacité à éprouver de l’empathie et à se soucier des autres, ce qui n’est pas sans effet puisque la médiation, la remédiation et la capacité de résistance à l’injustice de nombreux individus s’en trouvent altérées. L’éthique du care met en évidence que les femmes sont poussées à s’occuper des autres avec un engagement tel qu’il les détourne de l’attention à soi. Non seulement, elles n’ont pas le droit de se soucier de soi mais on peut dire avec Elsa Dorlin “ que la violence endurée génère une posture cognitive et émotionnelle négative qui détermine les individu-e-s qui la subissent à être constamment à l’affût, à l’écoute du monde et des autres ; à vivre dans une inquiétude radicale, épuisante, pour nier, minimiser, désamorcer, encaisser, amoindrir ou éviter la violence, pour se sentir à l’abri, pour se protéger, pour se défendre contre ceux et celles qui bénéficient du travail du care. Or, ajoute la philosophe, par ce même processus, les dominés produisent de la connaissance sur les dominant-e-s, ce qui donne aux premières une énorme puissance mais qui ne peut s’exprimer parce que l’énergie est utilisée avant tout pour “ sauver sa peau ” et non pour le soin de soi. Les dominant-e-s en retirent un immense bénéfice mais ignorent ou minimisent et se désintéressent des personnes qui leur prodiguent ce care. Les dominant-e-s se dégagent ainsi du temps pour eux/elles-mêmes : se connaître, s’aimer, s’écouter, se cultiver. En se prenant pour l’objet exclusif d’attention et de soin, ils/elles se donnent de l’importance, du poids, de la place et reproduisent ainsi les conditions matérielles assurant la pérennité de leur domination ”. Un tel pouvoir, résultant d’un partage inégal du soin aux autres, mine la capacité créatrice d’une grande partie de l’humanité en privant les femmes d’une partie de leur liberté et de leur temps. Comme l’expliquent Carol Gilligan et Naomi Snider “ si l’on considère le désir que partagent tous les êtres humains de vivre en relation les uns avec les autres, de même que leurs compétences relationnelles inhérents à notre humanité, alors il est nécessaire que de telles compétences soient entravées ou retardés afin d’établir puis de maintenir la hiérarchie ”. Or, pour faire en sorte que les femmes vivent une vie plus juste, la première étape est de définir les besoins et les attentes qui sont les leurs, pour les donner à voir, les rendre publics.
Les interactions comme les relations humaines sont dégradées. Selon Carol Gilligan et Naomi Snider : “ le patriarcat s’érige en rempart contre la vulnérabilité associée au fait d’aimer. Par là même, il se dresse en bouclier contre la perte ”. Il a peur de perdre quelque chose en étant à l’écoute de l’autre et de ses besoins. Allié du patriarcat, le néolibéralisme a de son côté promu la norme selon laquelle il faut devenir “ entrepreneur-e de soi ”, peu soucieux ou soucieuse des autres, peu solidaire, pour réussir mais aussi pour être heureux-se. C’est une contradiction majeure pour beaucoup de femmes qui se sentent alors coupables de ne pas tout réussir, notamment de négliger leur conjoint et leurs enfants quand elles travaillent. C’est l’une des raisons qui expliquent les fortes inégalités des parcours professionnels féminins et masculins.
Mais si l’on renversait l’ordre des valeurs, si le fait de prendre soin des autres avec les activités que cela recouvre était mieux considéré, autrement dit vu comme ne relevant pas d’une prérogative féminine et donc gratuite, ce serait alors une force collective pour créer un autre monde, transformer nos habitudes, inverser un ordre social qui place au sommet la domination et la concurrence. Cela conduirait aussi à mettre en question l’association de grandes parties de la population, par leur prétendue nature, ou par une assignation sociale, sexuée ou racialisée (parfois les trois à la fois), à ces fonctions de care. Ça serait dire non pas que “ servir est une libération ”, mais que c’est un autre “ rapport au monde ”, qui se construit grâce à ces liens, qui doivent dès lors être mieux reconnus donc valorisés dans les représentations sociales.
Peut alors émerger, à la place d’un pouvoir qui ignore ou domine les autres, le “ pouvoir de tisser des liens ”. En effet, c’est parce qu’il y a du care qu’il y a du lien, de l’attention à autrui, que le monde se perpétue, que l’on peut y vivre. C’est pourquoi, comme le note Sandra Laugier “ la nouvelle étape d’une politique du care est bien de rendre visible l’ensemble des liens faibles qui nous unissent à des inconnus égaux, forme et condition de la justice réelle ”. C’est donc une autre forme de liens avec la nature qu’il faut envisager, par le développement d’une capacité à “ transformer les relations de manièreà ce que l’aliénation, la compétition et la déshumanisation qui caractérisent les interactions humaines soient remplacées par des sentiments de proximité, de réciprocité et de camaraderie ”. Le “ pouvoir des liens faibles ” serait alors cette capacité de créer du commun, du fait de leur caractère indispensable. Il existe de nombreuses modalités contemporaines d’organisation des formes de vie démocratiques à partir des liens faibles, supposant de prendre en compte le mineur et l’émergent. Il faut donc être prêt à écouter les voix des individus et des groupes dominés. Les femmes et toutes les populations subalternes ont été privées, par les traditionnelles éthiques du contrat, des conversations, de l’espace public. C’est aussi l’utilité de l’éthique du care que de permettre à ces voix d’exister et de s’exprimer. Sandra Laugier rappelle que le consentement démocratique n’est pas total et doit être sans cesse renégocié. La conversation, c’est une renégociation et c’est ce qui fait le lien : “ La question se révèle alors être celle de la construction originelle du lien et c’est bien celle du féminisme – celle du fondement de l’accord commun et de la prise en compte des voix féminines. Ce ne sont plus alors des questions de “ soin ou de protection des faibles ”, mais d’expression politique. Elles ont fait entendre dans le champ moral et politique des voix subalternes, jusqu’alors disqualifiées ”. Leur reconnaissance marque une rupture, un tournant, dès lors qu’il s’agit de penser le monde commun.
Pour que chacune et chacun prenne au sérieux les questions posées par les liens faible et en retire une satisfaction personnelle, pour soi et dans la relation avec les autres, c’est un ordre politique des valeurs différent qu’il faut promouvoir. Dire cela n’est pas faire preuve d’un optimiste béat : il existe partout, de toute façon, des “ solidarités discrètes ”, certaines sont non utilitaires, d’autres sont utilitaires : c’est là, une donnée. Autant s’en saisir pour fonder de nouvelles subjectivités. Les liens faibles, ce sont aussi les réseaux invisibles. Au-delà des réseaux féministes des CSP+, du networking, tous les milieux professionnels développent de nouvelles formes de solidarité. Les femmes se soutiennent non pas pour exclure les hommes, mais pour ne plus être exclues par la domination masculine. L’entraide de classe, de genre et d’origine, excluante, pas toujours consciente, a longtemps été une règle non questionnée et permise par une soft law qu’il est possible d’infléchir par la prise de conscience et l’action. Le pouvoir se redéfinit, se renégocie sans cesse, on le réajuste en fonction des écosystèmes. La liberté consiste aussi à réinventer les liens qui nous unissent, à ne pas se les laisser imposer. L’exercice du pouvoir par les femmes peut tout à fait être oppresseur. Ce n’est donc pas une question de sexe (hommes ou femmes au pouvoir) mais de genre, dans le sens de la construction genrée ou dégenrée du politique et de la politique. Un pouvoir constructif, positif, inclusif, entendu comme développant la capacité d’agir, les aptitudes de toutes et de tous peut inversement être incarné par des hommes comme par des femmes.
Vers un nouveau modèle démocratique.
Le risque désormais pour les démocraties, en particulier dans les contextes de crise, ne réside plus dans les coups d’État et les guerres civiles mais dans l’installation, par l’élection de gouvernant-e-s aux tentations autoritaires ou néofascistes. De tels régimes s’efforcent de réduire le rôle et de relativiser les voix des corps intermédiaires et des contre-pouvoirs et de limiter la liberté des citoyens-ne-s justifiant leurs décisions par une gestion de l’urgence et de l’incertitude. Le risque est aussi celui d’une disparition progressive des possibilités du débat démocratique, dans et hors la sphère politique, au profit d’une banalisation de la polémique. Celle-ci n’est rien d’autre qu’un mode d’interaction où autrui n’est pas envisagé comme un interlocuteur, mais comme un ennemi. La polémique est destinée, y compris dans certains lieux et certains médias mainstream où l’on entretient a confusion entre expert-e et polémiste, non à informer mais à faire grimper l’audience et le nombre de clics et à faire le buzz en provoquant le scandale permanent. Les individus démocratiques prennent place dans des entre-soi médiatiques rassurants, au sein d’une ou de plusieurs communautés et “ s’informent ” via des sources qui les confortent dans leurs opinions. L’expression d’une parole libre et souvent anonyme, diminue l’influence de tiers médiateurs mis en situation d’être les “ sachants ”, ils permettent à chacun de se sentir autorisé et légitime à produire des contenus qualifiés “ d’information ”. C’est un des effets du triomphe des désordres de l’information, amplifié par les gouvernements et mouvements d’extrême droite. Avec la “ malinformation ”, l’accès à la connaissance est perverti. Les récits faux ou tronqués visent avant tout à être efficaces. Le fait de les formuler chaque jour un peu plus lorsqu’on a l’espace et la latitude pour le faire répond à un “ enjeu de position ”, celui de “ conquérir le pouvoir, de l’exercer, ou de le conserver ”. “ L’énoncé ” est là pour “ fédérer et mobiliser les partisans, fédérer une opposition, cliver ”. Peu importe que les phrases prononcées soient vraies ou erronées. Cette fausse démocratie d’opinion valorise le soupçon et la haine : il n’est plus question d’échanger mais d’écraser.
Dans leur essai La Mort des démocraties, Steven Levitsky et Daniel Ziblatt expliquent que revivifier les démocraties suppose non seulement de préserver l’esprit et le fonctionnement de leurs institutions pour protéger les citoyen-e-s de la tyrannie, mais aussi, de défendre des normes non écrites de liberté, d’égalité et de solidarité. Puisque la défiance croissante à l’égard des champs politique, médiatique et intellectuel, née d’une impression de mépris et que les populistes instrumentalisent, n’est pas une fatalité, les citoyen-ne-s doivent faire preuve de courage politique, consistant à être à la fois humbles et audacieux-ses, pour réaffirmer, conforter, toujours nourrir les valeurs de tolérance et d’exigence critique, ce qui passe par contribuer au respect du conflit d’opinions, qui est le contraire de la violence. La démocratie en pratique et en pratiques, c’est en premier lieu le débat d’idées, condition et garantie, ensuite, des combats entre différentes priorités et idéologies. La démocratie est un cadre pour transformer ce qui “ sépare ” en discussions, puis en négociations et en actions. Puisque la démocratie est une “ forme de vie ”, comme le dit la philosophe Sandra Laugier, si elle “ vit de la faiblesse ou de la plasticité des liens qui unissent les citoyens ”, les conversations humaines sont essentielles. Il est donc important de les réhabiliter, de défendre le langage. Dans la discussion démocratique, qui doit être libre, on peut changer de place, c’est même l’un des buts : convaincre l’autre par l’argumentation au lieu de d’essayer de le-la dominer, de lui imposer son point de vue. Sans possibilité d’écoute et d’attention, sans possibilité de langage, c’est une autre forme de prédation, idéologique (des partis ou mouvements politiques extrémistes) ou économique (faire le buzz pour vendre des publicités), qui s’impose.
La réhabilitation et l’enrichissement des débats démocratiques sont donc un combat. Des formats existent pour refuser le piège du manichéisme des opinions, conjuguer l’impatience et l’urgence avec la réflexion et ne pas les confondre avec la précipitation. Mais ce sont aussi des habitudes et des modèles professionnels qui doivent évoluer pour favoriser l’écoute réciproque et l’audience de celles et ceux qui défendent le débat démocratique. Il ne s’agit en aucun cas de réduire certain-e-s au silence, mais de favoriser les conditions d’une véritable confrontation publique des arguments et des propositions. Cela implique que les espaces de parole ne soient plus réservés à une minorité cultivant un entre-soi de distinction et d’exclusion et que si d’autres y entrent, ce ne soit plus par effraction ou par exception, mais pour qu’ils et elles soient vu-e-s comme des voix politiques compétentes pour faire entendre des visions plurielles de la réalité. C’est aussi ne plus confisquer cette parole, ne plus la prononcer à leur place, mais accepter qu’il y ait d’autres récits, précisément fondées sur des registres divers de connaissances. Et les femmes scientifiques, journalistes, politiques comptent. Cette tâche partagée est donc de permettre l’existence d’un régime d’énonciation respectueux de ceux et celles qui ont quelque chose à dire, à faire valoir et à expliquer, pour proposer. Dans un tel régime défendant, dans la loi, la liberté d’expression mais rejetant, également, l’incitation à la haine, la responsabilité est collective.
Face aux mutations politiques et sociale du monde contemporain, nous avons besoin de connaissances, nous avons besoin de la science pour préciser et donner à penser la complexité, encourager l’esprit critique, élever la capacité d’analyse de tous et de toutes. On pourrait ainsi jeter les bases d’une forme renouvelée et collective d’intellectuel-le-s spécifiques pour mener la bataille de la complexité. Défendre le rôle, dans la société, du savoir scientifique est un engagement. Il ne s’agirait pas de nier absolument les discours polémiques. Il s’agirait de s’y confronter, de relever le défi intellectuel qu’ils proposent (quand ils le proposent). Cette démarche, profondément politique, démontrerait que l’activité scientifique ne fait pas qu’aboutir à des dissertations élitistes et abstraites, mais relève aussi et il faut l’assumer, d’une ambition pratique et d’une démarche non pas militante mais citoyenne. Pour autant, confondre progrès scientifique et progrès social serait une impasse : il ne s’agit pas donc en aucun cas de faire en sorte que les scientifiques disposent d’un pouvoir de décision sur les mesures à prendre au niveau politique. Comment élargir, tout en l’organisant, l’espace public des débats ? Si le temps long de la recherche et du débat est difficilement compatible avec le temps court des médias et de l’agenda politique, ce n’est cependant pas impossible de les faire se rencontrer. Pour cela, les chercheuses et les chercheurs qui prennent la parole, en tant que scientifiques, pour faire valoir une parole scientifique, défendre l’argumentation et l’esprit critique dans les médias mainstream et les espaces de concertation politique devraient bénéficier d’une reconnaissance dans leur parcours de carrière. Au lieu de cela, cet engagement, qu’on peut qualifier de démocratique, de citoyen, demeure souvent au mieux ignoré, au pire déconsidéré.
C’est aussi l’éducation populaire qu’il importe de renouveler et de valoriser pour réduire les inégalités face aux désordres de l’information. Cette mission citoyenne incombe aux pouvoirs publics mais aussi privés, marchands (entreprises) et non marchands (associations). Les premières victimes de ce climat de confusion sont celles et ceux qui sont les moins armé-e-s pour déceler et écarter la malinformation et ce ne sont pas seulement et toujours les plus jeunes. L’école est à l’évidence une institution indispensable pour l’éducation aux médias et à l’information et elle joue ce rôle dès le primaire, mais c’est à tous les âges de la vie et dans tous les secteurs professionnels que des formations, des actions de sensibilisation et des campagnes d’information pourraient être organisées, non pas sur un mode injonctif, mais en réponse à une demande citoyenne de débat éclairé. Ce pourrait être l’occasion de revivifier les corps intermédiaires, notamment de réhabiliter les partis politiques, qui jouent un rôle essentiel en tant que middle ground. La diffusion d’idées, le débat se font par des plateformes en ligne (pétitions, articles…) qui sont de “ nouvelles agoras ” prenant la prenant la place des partis mais donnent une impression de dépolitisation et n’échappe pas au piège de la polémique. Les partis politiques, qui sont face au défi de représenter l’ensemble de la population, ont aussi une fonctionnalité démocratique, celle de la participation des citoyen-ne-s au débat, mais cette fonctionnalité a été affaiblie, comme celle de beaucoup de corps intermédiaires, formels ou éphémères.
Comment tisser des liens à long terme avec les bon-ne-s interlocuteurs et interlocutrices sur les sujets partagés, au-delà des crises ? Quelles procédures privilégiées ? Une voie consiste à mette en place une “ architecture de l’attention ” dont le but est de permettre à chacune et chacun de canaliser le plus efficacement possible ses compétences, y compris son savoir d’expérience et ses aspirations au service du collectif. Elle s’appuie sur un principe de recommandation et de reconnaissance réciproques, comme celui des algorithmes des réseaux sociaux (avec des traces digitales), qui s’apparenterait à un “ GPS de la connaissance ”, mais à des fins non-lucratives. Là encore, le féminisme est inspirant et peut, de son côté, valoriser les multiples expertises qui s’expriment à travers le monde : mentoring, réseaux, cooptation … L’intelligence collective, qui peut se définir comme la capacité d’un groupe formé, non pas d’individus intelligents, mais d’individus variés qui interagissent convenablement et sont en capacité de prendre la parole de manière équitable et de produire de la connaissance, doit être mise au service de la démocratie. C’est une étape indispensable pour recréer du “ nous ”, un “ nous large et inclusif ”. Ce n’est pas un “ nous ” qui s’oppose à “ eux ”. C’est une “ nouvelle mise en forme ” du social qui répond à une demande à la fois de connaissance, de reconnaissance et de participation. L’enjeu de la démocratisation du savoir est un enjeu éthique : il s’agit de regagner la bataille culturelle de l’émancipation et de la liberté.
Construire un universel inclusif.
La dépolitisation des individus démocratiques est une vue de l’esprit. Ils s’informent, s’engagent, expriment leurs attentes fortes, leurs frustrations aussi, face aux fractures de tous ordres, face à ce qui est vu comme une confiscation, parfois, de la volonté générale ou comme une insuffisante prise en compte des sujets d’intérêt général. Comme ils le font de plus en plus en dehors des cadres établis (les partis, les syndicats, le vote), les débats pour définir la juste part de démocratie directe et participative qu’il faudrait injecter dans nos régimes représentatifs sont nombreux et la recherche s’y est beaucoup intéressée. Comme le note Sandra Laugier, “ la revendication de démocratie réelle pose une exigence radicale et ordinaire à la fois : tout ressortissant d’une société possède un savoir politique qui suffit à lui conférer de façon inconditionnelle la responsabilité de prendre des décisions qui engagent l’avenir et le destin d’une collectivité. Il s’agit bien de reconnaître les liens de chaque citoyen à la collectivité présente et future et les actions actuelles autour du climat reviennent de fait à une revendication de tou-te-s, enfants compris, à avoir une voix dans son avenir. Ces contestations donnent aussi à discuter, à débattre des problèmes qui, dans l’ordre actuel, sont mis de côté ou négligés. Ce qu’elles demandent, c’est que les décisions prennent en compte celles et ceux qu’elles concernent ”.
Mettre un terme à la polarisation idéologique en démocratie, oùles accords bipartisans sont devenus rares, suppose, selon les auteurs de La Mort des démocraties, de construire une large coalition démocratique, au-delà des affinités habituelles. L’adversité, par le débat, est même une occasion de consolider, sur le long terme, des liens entre tous et toutes des défenseur-se-s de la démocratie. Cela doit se faire dans le processus de vote, comme en dehors (et en amont en période d’élection), par non seulement la confrontation des idées, mais aussi, de nouvelles formes de participation et d’expériences valorisantes, théoriques et pratique, d’une variété d’actrices et d’acteurs. Ces dernières décennies sous l’impulsion de mouvements militants et la recherche scientifique, la démocratie s’est étendue : les lieux de socialisation que sont la famille ou l’école se sont démocratisés. Les sphères du privé et de l’intime, devenues politiques, ont vu apparaître les femmes comme voix politique et les préoccupations féministes sont devenues des sujets politiques dont le droit s’est emparé. À l’instar des mouvements antiracistes ou anti-homophobie et anti-transphobie et des collectifs contre les inégalités socio-économiques et souvent avec eux, le féminisme a contribué à renouveler l’action collective démocratique, de la dénonciation à la proposition.
Comme l’explique Pierre Rosanvallon, la démocratie, c’est “ une histoire tumultueuse qui est indissociable d’une indétermination structurelle sur ses formes adéquates, les modalités pertinentes de l’exercice d’une souveraineté collective, l’établissement des normes de justice pour constituer un monde de semblables et la définition même du peuple restant toujours soumis à controverse ”. C’est pourquoi il est important de reconnaître les apports de chacune et de chacun et de voir les identités choisies, les appartenances multiples comme une richesse contribuant à protéger la démocratie de ses déviances autoritaires et néo-populistes. C’est donc à la démocratie de reconnaître ces affiliations, ces parcours, ces expériences, tout en évitant le piège du relativisme qui désunit, sépare, peut faire régresser les principes d’émancipation en raison d’un “ narcissisme de petites différences ”. La démocratie a les ressources pour réconcilier la dimension matérielle des rapports de pouvoir et les analyser en matière de représentation et de langage.
L’universalisme abstrait est aussi un piège : blanc, masculin, occidentalo-centré, fermé. Sous le couvert de neutralité, il est désincarné, excluant et parfois violent. L’État démocratique est donc mis au défi de garantir l’unité et le pluralisme, pour construire un universel inclusif toujours renouvelé, seule dynamique capable de ne plus renvoyer chaque groupe à une particularité, une différence ; car à trop se différencier on hiérarchise. La démocratie a, longtemps, exclu les femmes au nom d’une particularité, d’une différence. La Révolution française a empêché de penser l’égalité des sexes et la république a instauré une complémentarité entre le rôle social des hommes et celui des femmes. On peut considérer que la parité femmes-hommes en politique, par les enjeux de représentativité donc d’égalité qu’elle porte, devrait permettre aux femmes d’accéder un peu plus à l’universel. Mais en fait, la parité est vraie en pratique et fausse en théorie, puisque ce qui compte, ce sont les résultats. Une société féministe doit donc veiller à renforcer l’égalité femmes-hommes en facilitant les choix de vie de tous et de toutes, par exemple par l’instauration de nouveaux modes de partage des responsabilités. Cela nécessite en premier lieu de veiller au respect des lois existantes et de renforcer l’arsenal législatif et règlementaires, mais aussi de mettre en place des mesures volontaristes contre les stéréotypes de genre, pour la mixité des métiers et des moyens importants en faveur de la lutte contre toutes les formes de violence, de discrimination et d’inégalité, notamment parce que le ruissellement des mesures d’égalité du haut vers le bas de la pyramide sociale, est un leurre. Une telle société nécessite une cohérence du discours, des dispositifs, des moyens et des pratiques.Elle doit offrir à toutes et à tous les conditions d’une possible participation active aux affaires publiques et une liberté de jouir de leur vie privée (intime, économique, culturelle, associative…), en faisant en sorte que l’égalité en droit s’incarne dans les actes. Cela suppose de lever les contraintes sociales pour vivre sa vie dans un monde commun au sein duquel chacune et chacun doit pouvoir se sentir inclus-e-s, avoir la possibilité éthique d’exister et d’être soi avec un minimum d’injonctions, notamment de genre et d’être doté-e d’une capacité d’agir. Et cela concerne aussi les plus jeunes. La diversité des expériences, des points de vue, des savoirs et savoir-faire et des récits est une richesse dont la démocratie aurait tort de se passer. Elle doit développer des mécanismes de protection par des politiques publiques inclusives et des mécanismes de valorisation des compétences et apports des individus. Ce projet de redistribution et de reconnaissance doit être délibéré, volontariste et conscient.
La crise de la Covid-19 a mis en évidence la nécessité de reconnaître le travail du care, effectué très majoritairement par les femmes, dans la vie professionnelle comme dans la vie domestique. Cette reconnaissance doit être salariale mais aussi se manifester dans la progression de carrière. Les politiques publiques utiles aux femmes sont utiles aux hommes : formation tout au long de la vie, égalité de salaire et de carrière, mixité des métiers, conciliation (ou plutôt articulation, selon Geneviève Fraisse, pour marquer la dimension de choix, d’émancipation) de la vie personnelle et de la vie professionnelle, fin du présentéisme, diversification des élites, représentativité juste de la société dans les instances de pouvoir… On peut aller plus loin et, en partant de cet exemple du travail du care, faire en sorte que les démocraties reconnaissent davantage et mieux la diversité des compétences, des savoir-faire et des implications des individus, quel que soit leur âge. Il importe ainsi de valoriser l’engagement associatif, le bénévolat y compris familial et les compétences qu’ils permettent d’acquérir mais pas encore de transférer dans les secteurs de la formation, des parcours professionnels et de la retraite. On parle ici de compétences transférables comme les soft ou smart skills, mais aussi de compétences techniques même si elles sont informelles. Dans de nombreux établissements d’enseignement supérieur (où la reconnaissance des compétences acquises par les étudiant-e-s dans le bénévolat est inscrite dans la loi) et certaines entreprises, des portfolios ou carnets des compétences sont mis en place, qu’il serait intéressant de pérenniser par exemple en les rendant interopérables avec le compte personnel de formation et de systématiser. Sensibiliser le monde du travail (DRH, Pôle emploi, agences de recrutement) pour que de tels dispositifs deviennent de véritables aides à l’insertion et à la progression professionnels à long terme est essentielle, à condition que cela concerne toutes les professions et tous les niveaux de diplôme et de qualification, pour les femmes comme pour les hommes. Reconnaître ce que chacun-e apporte au monde commun dans les sphères professionnelle, associative, affective, politique est un progrès social. Adopter un regard féministe ouvre un infini champ des possibles.
Pour conclure : s’approprier ou approprier le monde ?
Les gouvernements et les citoyen-ne-s et aussi les jeunes, futur-e-s citoyen-ne-s, sont face à une alternative : s’approprier le monde, autrement dit conforter les actions prédatrices sur les autres et la planète, ou bien l’approprier, c’est-à-dire transformer les rapports humains et la relation avec le vivant non humain avec pour but la durabilité et le mieux-vivre ensemble. Exacerber les identités contraires, les frontières et le repli sur soi, ou bien reconnaître les interactions entre les personnes, entre les groupes qui ne cessent de se multiplier à l’échelle locale comme mondiale et les écosystèmes. La prise de conscience de notre “ communauté de destin ” sur terre, avec la Terre, conduirait à mettre sur pied une “ souveraineté solidaire ” des pays et des peuples, dotée d’objectifs et de responsabilités partagées. Face à la peur et à l’imprévisibilité, la réponse peut-être celle d’un pouvoir d’oppression ou bien celle d’une reconnaissance de la richesse des interdépendance librement consenties pour construire un nouveau projet politique.
Le féminisme peut aider à penser une nouvelle philosophie morale (laquelle n’est pas une nouvelle moralité, un nouveau système d’injonction) qui, en dépassant la cadre traditionnel de la rationalité et de l’autonomie pensées comme fondement de l’action individuelle, lève le voile d’ignorance sur une multiplicité de savoirs, d’expériences et de relations. C’est précisément parce que nous ne sommes pas des êtres atomisés, détachés de tout lien culturel et émotionnel avec les autres, mais aussi parce que nous avons davantage de latitude dans l’entretien de ces liens que nous sommes des sujets politiques. Conforter et renforcer la subjectivité en démocratie suppose donc de concrétiser le désir de participation politique des individus et de reconnaître leurs apports au débat. Il importe alors de donner à tou-te-s le choix de défendre leurs valeurs et d’agir, à condition qu’ils et elles soient bien informé-e-s et bénéficient des conditions pour donner vie à cet engagement dans la cité en toute liberté. Pour être un sujet responsable de soi-même et impliqué et reconnu tel en démocratie, chacun-e doit alors pouvoir s’appuyer sur ses savoir-faire, rationnels, émotionnels, corporels, ses valeurs au sens de la connaissance de soi, c’est-à-dire du souci de soi.
La démocratie est devenue illisible, technique, voire technocratique, mais elle seule permet le développement des capacités de chacun-e de construire sa propre vie, de se réaliser et d’agir. Tout le monde mérite d’être vu comme un véritable sujet politique, lié aux autres, y compris les victimes des oppressions de genre, de race, de classe et autres, sinon c’est leur dénier toute capacité d’agir. L’imaginaire démocratique n’est pas clos. Il peut être réactivé, enrichi, pour que soit entretenue et renouvelée la participation politique de tous ; grâce à la reconnaissance des subjectivités et des interdépendances. La démocratie a longtemps oublié les femmes mais elle a aussi permis le féminisme ; réciproquement, le féminisme par un processus qui se poursuit, enrichit la démocratie, permet l’affirmation de davantage de droits et accroît les libertés humaines. Il fournit un ensemble d’outils indispensables pour aider à penser par soi-même, a développer son imagination, à faire confiance à sa capacité d’interprétation de la réalité, à faire évoluer les relations interpersonnelles, les normes et les représentations sociale. Par des processus d’apprentissage et de transmission, le féminisme favorise l’estime de soi et l’autonomie. C’est aussi un instrument de contestation et de transformation collectives. Le féminisme peut continuer à inciter les démocraties à allier les objectifs de redistribution et de reconnaissance, à les articuler à un nouvel ensemble de questions politiques rendues pressantes par la mondialisation. Il peut aider, également, à développer une version non identitaire de la politique de reconnaissance et contrer efficacement l’alliance entre le néolibéralisme et nouveau conservatisme moral car l’obsession identitaire est à droite de l’échiquier politique et sera un des legs majeurs du populiste néofascisme.
Peut se constituer chez tous, un “ soi politique ” intime qui permet de trouver ou de retrouver une dignité dans l’espace démocratique. Traduit ensuite en action individuelle et collective, c’est un outil de lutte contre les conformismes et l’ordre établi. Quand il désobéit, quand il dit non, le sujet devient responsable sans limites, alors qu’obéir est commode, confortable, sécurisant, mais nous déresponsabilise. Être un sujet politique, c’est au contraire faire l’expérience qu’on ne peut pas se dérober, qu’il faut agir, dénoncer, refuser, que ce soit par le vote, la manifestation, la mobilisation. Mettre en question le consentement au contrat social initial, c’est l’essence même de la démocratie. Cette possibilité, qui doit rester la nôtre, est d’autant plus actuelle face au risque de violences politiques et aux crises qui conduisent à la mise en place d’un état d’urgence permanent, lequel transforme le droit commun au prétexte que l’exceptionnel deviendrait banal. C’est en résistant à l’oppression, en revendiquant la liberté que les mobilisations se multiplient dans le monde contre les régimes corrompus ou autoritaires. C’est en manifestant en masse pour leurs droits et pour l’égalité sociale et politique que les femmes s’imposent comme sujets autonomes. C’est en revendiquant leur rôle de sujets démocratiques qu’est né en Italie en 2019 le mouvement des Sardines, contre l’extrême droit de Salvini, avec comme seule ligne politique l’antifascisme et le refus de la résignation face à la haine et comme méthode la non-violence, notamment le refus de l’insulte. Toutefois, désobéir ne suffit pas, il faut aussi proposer, passer du “ non ” au “ oui ”. Le pouvoir de dire “ je et nous ” réside aussi dans cette volonté, dans cette responsabilité. Chacun doit être libre de ses propositions, en connaissance de cause. On peut ici en privilégier une : celle d’une société qui invite à prendre soin des autres et de la planète. Les crises comme celle de la Covid-19 ou la crise écologique structurelle ne sont-elles pas l’occasion de dépasser certaines contradictions entre progrès pour toutes et tous et développement économique ? C’est donc un projet d’apaisement de notre relation avec autrui et avec la nature que nous pouvons promouvoir, une réconciliation, qui a une visée réparatrice dans le sens où elle modifie la réalité de chacune des parties. Et cette réconciliation peut en permettre d’autres, inventer une nouvelle épistémologie amenant à faire du renoncement à la violence, au désir de prédation un engagement à permettre à toute la communauté humaine et non humaine d’avoir une vie supportable. Si l’accès des femmes aux ressources doit être égal à celui des hommes, la rupture avec le modèle consumériste s’avère indispensable dans tous les cas car il n’est plus possible d’ignorer l’impact sur l’environnement d’un modèle productiviste.
Et parce que le pouvoir est relation, ce sont de nouveaux liens qu’il faut construire entre représenté-e-s et représentant-e-s. En matière de leadership, l’écoute, la bienveillance sont préférables à la brutalité et au déni comme à la dénégation des risques et des problèmes, qui mettent les autres en danger en raisonnant selon une logique de gagnant-e-s perdant-e-s. C’est un leadership dé-genré ou re-genré, qui dessine les contours d’un nouveau style politique, collaboratif, participatif et cependant combattif, s’appuyant sur l’expertise d’expérience de tous et de toutes. Sont-ce les prémisses d’un modèle démocratique et d’une coopération internationale multilatérale renouvelées ? La construction d’une gouvernance internationale pour penser et gérer les crises peut s’inspirer des méthodes d’un féminisme transnational en cours d’élaboration, en créant des réseaux de sociabilité et de solidarité par delà les frontières des États, sans négliger les contextes sociaux et politiques, nationaux et locaux. Un tel leadership demande du courage. Il exige de sortir de sa bulle protectrice, de refuser le repli sur soi, la facilité du retrait hors de la cité. Il n’est pas individualiste, pas concurrentiel. Mais il ne peut s’appuyer que sur de fortes exigences de changement.
La démocratie n’est pas une fiction, mais elle est un récit. Elle est aussi un espace de liberté, donc de tension. Il y a en elle de l’inachèvement, des failles à combler. Elle n’est pas un horizon lointain parfait à atteindre un jour. La démocratie est un processus qui obéit à certaines règles abstraites – égalité des droits, égale dignité des individus, liberté, souveraineté populaire, suffrage universel, gouvernement représentatif – qui doivent (re)devenir réalité. Il faut accepter qu’elle soit indéterminée, en construction, en débat. L’articulation de toutes les revendications d’émancipation est un projet de transformation de soi et de la société qui prend du temps et qui a ses adversaires. Nous devons nous faire confiance pour “ approprier le monde ”, le faire nôtre en le respectant, en toute connaissance de cause parce que nous nous serons parlé, que nous aurons conversé, échangé, débattu. Parce que nous voulons à la fois la liberté et l’égalité, nous devons renforcer les deux piliers, libéral et démocratique, de nos démocraties. Parce que nous voulons avoir le choix, vivre une vie digne, il importe d’associer plus étroitement les citoyen-ne-s aux processus de décision. Pour éviter de gaspiller la démocratie, nous pouvons promouvoir une société qui s’appuie sur la connaissance et la reconnaissance partagées : dire, nommer, écouter, tout cela crée du commun. Nous pouvons remettre de la politique et du politique dans la société.
Le féminisme avec d’autres engagements, d’autres regards sur le monde, d’autres énonciations, d’autres formes de participation est un immense atout pour mener à bien ce projet émancipateur commun, cette force politique positive pour “ faire le monde ”. En misant sur l’audace, l’imagination, la science et la bienveillance, un peu d’utopie aussi, il est possible, à l’heure de la multiplication des crises, de réinventer le pouvoir.
Pour conclure la série sur le thème des inégalités.
Il paraît évident que, pour réaliser un vivre ensemble sain, sécuritaire, prospère et durable, il y a lieu de favoriser l’établissement d’un pouvoir politique qui vise à créer, avec et pour tous les citoyen-ne-s, un monde psychosocial civilisé et des conditions matérielles, économiques, environnementales viables. Et que, les idées politiques du biologiste Henri Laborit, les propositions de l’économiste Thomas Picketty, la pensée et l’action féministes sont des sources d’information, de réflexion et d’inspiration pour lui donner forme et le faire progresser.
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