Se couper de la compassion quand des intérêts égoïstes sont en cause.
Sans la capacité d’accorder plus d’importances aux valeurs altruistes qu’à ses besoins égoïstes, les belles vertus de la morale génèrent un septième bogue encore plus troublant que tous les autres. L’être humain est rempli de paradoxes. Il est très émotif lorsqu’il est devant des choix qui impliquent directement ses intérêts personnels et immédiats. Mais il peut devenir excessivement froid et impassible quand vient le temps de prendre en considération les conséquences de ses actes et de ses choix vis-à-vis des autres. Le sixième bogue montre que les choix égoïstes de l’être humain sont essentiellement gouvernés par les zones émotionnelles du cerveau. L’appât du gain immédiat sollicite l’impulsivité et l’émotionnel au détriment du rationnel. Mais qu’en est-il lorsque nos propres intérêts entrent en conflit avec les intérêts des autres ? C’est ce qu’une équipe de chercheurs dirigée par Alan. G. Sanfey, du Centre d’études sur le cerveau, la pensée et le comportement de l’université de Princeton, a exploré. Pour ce faire, les chercheurs ont examiné le cerveau des sujets pendant qu’ils participaient à ce qu’ils appellent “ un jeu d’ultimatum ”. Pendant ce jeu, chacun d’eux est associé à un partenaire. Une somme d’argent leur est offerte et le partenaire propose sa répartition. Le sujet doit alors décider s’il accepte ou non le montant qui lui est proposé. Certaines propositions de partage sont considérées comme justes et équitables lorsque, par exemple, le partenaire propose une répartition égale de la somme et d’autres sont considérées comme injustes et inéquitables lorsque le partenaire propose une distribution inéquitable qui désavantage le sujet. Si ce dernier accepte l’offre, l’argent est partagé entre les deux joueurs conformément à la proposition qui a été faite. S’il refuse, personne ne reçoit d’argent. Avant chaque expérience, on présente au sujet les dix personnes qui seront ses partenaires de jeu. Chacun de ceux-ci se voit offrir un montant de 10 $ et doit faire l’offre au sujet. La procédure de l’expérience prévoit que la moitié des offres sont équitables (5 $ chacun) et la moitié des offres sont inéquitables (deux offres réparties entre 9 $ et 1$ ; deux offres réparties entre 8 $ et 2 $ et une offre répartie entre 7 $ et 3 $). Afin de contrôler l’effet dû aux interactions sociales, les sujets ont parfois comme partenaire un ordinateur de qui ils reçoivent des offres équivalentes à celles des sujets humains. Toutes les séquences se déroulent de la même manière. Les résultats de cette expérience montrent l’irrationnel des décisions. En effet, dès que les propositions sont inéquitables, les sujets les rejettent et ni eux ni l’autre ne reçoivent d’argent. Autre fait intéressant : les offres inéquitables sont plus souvent rejetées lorsqu’elles sont faites par un humain que par un ordinateur. Le plus intéressant concerne les résultats révélés par l’appareil d’imagerie à résonance magnétique fonctionnelle lorsque les sujets se trouvent devant des offres inéquitables. Ceux-ci montrent que lorsque les sujets décident de refuser une offre injuste, on voit une grande activité de l’aire émotionnelle du cerveau. Les offres inéquitables produisent un conflit intérieur entre une décision raisonnable, qui consisterait à accepter un montant d’argent inférieur à celui du partenaire et une décision émotionnelle, qui consisterait à rejeter l’offre et à sacrifier un petit montant d’argent pour punir et priver le partenaire d’un montant plus élevé que le sien. Les résultats établissent, une fois de plus, que l’émotionnel triomphe majoritairement sur le rationnel. De plus, on peut voir que les émotions des sujets sont beaucoup plus fortes lorsque les offres inéquitables viennent d’un être humain que d’un ordinateur et, par conséquent, elles sont plus souvent rejetées. Pourtant, dans les faits, les conséquences sont exactement les mêmes. Un certain nombre de sujets acceptent les offres inéquitables et les résultats montrent que ce sont les aires cognitives qui interviennent dans ce cas. Toutefois, pour parvenir à contrer les réactions émotionnelles générées par le fait de se voir proposer une offre inéquitable, une autre structure, que les chercheurs appellent le “ médiateur neurologique ”, intervient. Il s’agit du cortex cingulaire antérieur, qui se trouve entre les zones cognitives et les zones émotionnelles du cerveau. Les chercheurs croient que le rôle de ce médiateur neurologique consiste à détecter la présence d’un conflit et, par la suite, à recruter les zones préfrontales cognitives afin qu’elles puissent parvenir à une décision rationnelle.
Une question fondamentale surgit à ce stade-ci de notre compréhension du septième bogue : que se passe-t-il dans notre cerveau non seulement lorsque nous devons résoudre des dilemmes matériels comme celui soulevé dans l’expérience de Sanfey, mais aussi lorsque nous sommes en face de dilemmes moraux impliquant des vies humaines ? On peut facilement imaginer que face à ce type de dilemmes moraux, les conflits entre le rationnel et l’émotionnel sont encore plus forts. Cependant, nous verrons que le médiateur neurologique, qui a démontré sa capacité à favoriser les choix rationnels par rapport aux choix émotionnels en inhibant les réactions émotionnelles, peut aussi contrer, sans discernement, des sentiments humains aussi fondamentaux que la compassion et conduire à des décisions impliquant des vies humaines.
Pour bien comprendre ce qui suit, il faut distinguer les différents dilemmes auxquels l’être humain est soumis dans sa vie. Globalement, nous sommes confrontés à trois types de jugement moraux : le jugement qui ne comporte aucun dilemme moral, le jugement moral personnel et le jugement moral impersonnel. Le premier concerne le fait, par exemple, de devoir décider si vous allez manger des carottes ou des navets pour le repas. Le jugement moral personnel implique la violation morale d’une personne et doit respecter trois critères : la violation doit causer des dommages importants ; les dommages doivent toucher une personne ou un groupe de personnes ; les dommages ne doivent pas être la conséquence indirectes occasionnée par un événement extérieur sur lequel vous n’avez aucun contrôle. Dans tous les cas, c’est vous qui devez occasionner directement ces dommages personnels. Un jugement moral qui ne respecte pas tous ces critères à la fois est dit impersonnel. Le dilemme du wagon est un exemple de dilemme moral impersonnel. Un wagon descend d’une pente en direction de cinq personnes qui travaillent sur le rail et qui seront tuées si rien n’est fait pour le détourner. Il existe une façon d’épargner la vie de ces cinq personnes. Nous pouvons pousser une manette qui dirigera ce wagon sur un rail différent où il n’y a qu’une seule personne. Le dilemme est le suivant : doit-on pousser la manette qui modifie sa direction et ne tuer qu’une seule personne au lieu de cinq ? Environ 80 % des répondants répondent oui. Le dilemme de la passerelle est un exemple de dilemme moral personnel. Comme précédemment, un charriot risque de tuer cinq personnes qui travaillent sur le rail. Vous vous trouvez sur une passerelle juste au-dessus du rail, entre le wagon et les cinq personnes. Juste à côté de vous, il y a un étranger de forte taille. Si vous poussez cette personne près de vous, celle-ci tombera devant le wagon et l’empêchera de heurter mortellement les cinq personnes. Le dilemme est le suivant : doit-on pousser l’étranger en bas de la passerelle et le sacrifier pour sauver les cinq personnes ? La majorité des gens répondent non.
Une recherche menée par Joshua Greene et son équipe en 2001, a observé une différence neurologique importante entre les trois types de dilemmes moraux décrits précédemment. Lorsque le dilemme est non moral, ce sont essentiellement les aires cognitives du cerveau qui sont actives. Lorsque le dilemme moral est impersonnel, les aires émotionnelles sont quelque peu actives, mais ce sont les aires cognitives du cerveau qui prennent le dessus. Enfin, lorsque le jugement moral est personnel. Ce sont les aires émotionnelles du cerveau qui sont les plus actives. Pour les chercheurs, lorsque les participants optent pour une réponse où la morale personnelle est mise de côté au bénéfice du plus grand nombre de personnes, leur réponse est dite “ utilitaire ”. Celle-ci suppose non seulement un calcul rationnel, mais elle engage aussi un contrôle cognitif qui inhibe la réponse émotionnelle spontanée suscitée par le dilemme. En d’autres termes, les jugements moraux utilitaires, qui consistent à accepter de sacrifier une vie pour en sauver plusieurs, reposent essentiellement sur une analyse rationnelle des choses. C’est pourquoi, il faut laisser les émotions de côté pour faire un geste utilitaire et opérer une analyse presque purement mathématique. Nous voyons apparaître ici les premiers signes du septième bogue du cerveau humain.
En 2004, l’équipe de Joshua Greene pousse plus loin ses recherches. Elle veut savoir ce qui se passe lorsque la personne est impliquée dans un jugement moral personnel vraiment troublant, où la réponse n’est évidente pour qui que ce soit et où il y a un conflit très fort entre la raison et l’émotion. Voici le dilemme moral personnel difficile auquel les sujets de l’expérience ont été soumis : Des soldats ennemis ont pris d’assaut votre village. Ils ont l’ordre de tuer tous les civils qui restent. Quelques villageois et vous avez trouvé refuge dans la cave d’une grande maison. À l’extérieur, vous entendez les voix des soldats qui approchent afin de fouiller des maisons contenant des objets de valeur. Votre bébé crie très fort. Vous mettez alors votre main sur sa bouche pour bloquer ses cris, mais rapidement, vous voyez que celui-ci ne peut plus respirer. Si vous enlever votre main de sa bouche, ses cris vont alerter les soldats et ceux-ci vont tous vous tuer : vous, votre bébé et toutes les autres personnes cachées. Pour sauver votre vie, ainsi que celle des autres personnes, vous devez garder votre main sur la bouche de votre bébé et, ainsi, le faire suffoquer et le tuer. La question de ce dilemme moral est donc : est-il plus approprié de tuer votre bébé afin de sauver votre vie et celle des autres personnes ? La répartition des réponses est à peu près égale dans les deux choix. Comme les chercheurs l’expliquent, ce type de dilemme est très puissant, car dans un cas comme dans l’autre, il y a violation d’une morale personnelle. En effet, si l’on choisit de sauver le plus grand nombre, il faut sacrifier la vie de son propre enfant. À l’inverse, si l’on choisit de ne pas tuer son enfant, c’est tout le monde qui périt, y compris le bébé. Il y a donc ici un conflit entre une réaction émotionnelle négative, associée à la pensée de tuer son propre enfant ou de voir tout le monde se faire tuer et une analyse cognitive purement rationnelle, reposant sur le rapport entre le nombre de vies sauvées et le nombre de vies perdues. Ainsi, dans le cas de l’analyse rationnelle, il faut opérer un calcul qui tient compte du fait que si on ne fait rien, tout le monde meurt et pour sauver la majorité, il faut commettre un acte horrible : tuer son propre enfant. Ce choix, qualifié d’utilitaire par les chercheurs, implique la violation d’une règle morale importante : accepter de sacrifier une vie pour en sauver d’autres. Pendant que les sujets sont soumis à ce dilemme moral personnel difficile, les chercheurs ont examiné l’activité de leur cerveau et ont remarqué certaines choses bien différentes des premières observations que Greene et son équipe ont publiées en 2001. Rappelons qu’ils avaient observé que lorsqu’il s’agissait d’un jugement moral personnel, les zones émotionnelles du cerveau étaient beaucoup plus actives que les zones cognitives. Toutefois, lorsqu’il est question d’un dilemme moral difficile, on voit le contraire se produire dans le cas où les sujets optent pour tuer le bébé afin de sauver le reste du groupe. Les chercheurs ont en effet noté une plus grande activité dans les zones préfrontales (la partie dorsolatérale) qui gouvernent les fonctions cognitives, exactement comme s’il s’agissait d’un dilemme impersonnel. Pour parvenir à contrer les réactions émotionnelles très fortes générées par le dilemme moral difficile, le cortex préfrontal a besoin d’aide. Il fera alors appel au médiateur neurologique, soit le cortex cingulaire antérieur. Lorsqu’il y a un dilemme moral difficile, le cortex cingulaire antérieur détecte la présence d’un conflit et, par la suite, favorise le travail des zones préfrontales cognitives afin qu’elles puissent parvenir à une décision. En d’autres termes, les régions du cerveau responsables du raisonnement abstrait et des fonctions cognitives s’allient pour résoudre les dilemmes moraux personnels difficiles, où les valeurs dites utilitaires exigent de violer des valeurs morales personnelles. On peut donc comprendre que ce type de situation implique beaucoup le côté émotionnel. Les processus cognitifs soutenus par les régions du cortex préfrontal dorsolatéral sont favorisés par le cortex cingulaire antérieur qui “ fait taire ” les réactions émotionnelles qui nous font ressentir l’importance de la situation. Cette intervention massive des fonctions cognitives vient alors favoriser la violation de la morale personnelle quand les bénéfices évalués d’un point de vue purement rationnel apparaissent supérieurs au prix à payer. Voilà précisément où se trouvent les racines du septième bogue du cerveau humain : le cortex cingulaire antérieur, en mettant sous silence les réactions émotionnelles suscitées par des dilemmes moraux personnels difficiles, met du même coup de côté un niveau subtil de réactions émotionnelles essentiellement humaines : l’altruisme, l’empathie, la compassion. La bataille entre l’émotionnel et le rationnel ne doit pas se faire exclusivement au bénéfice du rationnel, car en neutralisant d’un seul coup toute la complexité et la finesse des émotions humaines, nous conduisons l’être humain à un raisonnement dépourvu de sensibilité, de compassion, de considération pour autrui, bref, d’humanité. C’est pourquoi il est plus que jamais important de développer une nouvelle conscience.
Pourquoi développer une nouvelle conscience.
Le sixième bogue nous permet de comprendre que l’impulsivité émotionnelle provoque une cécité cérébrale et conduit à des décisions irrationnelles et émotives très égoïstes. Mais l’inverse est aussi vrai : il existe des jugements essentiellement rationnels qui conduisent à des actes dépourvus de toute sensibilité et de toute compassion. L’histoire humaine regorge d’exemples où la morale personnelle a dû être violée parce qu’on a estimé que les bénéfices du plus grand nombre l’emportaient sur ceux des minorités. Pour arriver à un tel type de décisions, il faut que le septième bogue se mette en marche.
Lorsque les dirigeants d’un pays décident d’envoyer leurs troupes militaires dans un autre pays pour l’envahir, pour conquérir ses richesses ou encore pour régler le compte d’un gouvernement ou d’un leader tyrannique, ils savent pertinemment que cette invasion coûtera non seulement la vie de nombreux soldats des deux parties, mais aussi d’un nombre important de civils innocents. Il est donc certain que pour prendre et maintenir de telles décisions, il faut faire taire ses sentiments humains et sa compassion envers les victimes innocentes. La décision de sacrifier la vie de milliers de civils pour des motifs politiques et économiques conduit à traiter des dilemmes personnels comme s’il s’agissait de dilemmes impersonnels. Si l’impulsivité émotionnelle pousse les hommes politiques à prendre la décision d’attaquer l’ennemi, un autre mécanisme très sélectif se met en place lorsqu’ils doivent évaluer la portée de leurs décisions. Ils doivent alors devenir ultra-rationnels, en se coupant de toute compassion et de tout sentiment humain afin d’opérer un calcul reposant essentiellement sur un rapport gains-pertes. Ce septième bogue va très loin. En 2004, lors de la course à la présidence des États-Unis, des chercheurs ont comparé l’activité du cerveau de républicains et celle de démocrates dans différentes situations. Ils ont, par exemple, présenté à des sujets des deux allégeances politiques des photos de Bush et de Kerrey pendant qu’ils enregistraient l’activité de leur cerveau. Ils ont constaté que lorsque les sujets voyaient la photo de leur candidat préférer ou du candidat opposé, leurs zones émotionnelles s’activaient différemment. Ils présentaient une plus grande activité dans les zones du cerveau associées aux émotions positives lorsqu’ils voyaient le visage de leur candidat et une plus grande activité dans les zones du cerveau associées aux émotions négatives lorsqu’ils voyaient le visage du candidat opposé. Pis encore, les chercheurs ont observé que non seulement les zones émotionnelles des sujets s’activaient lorsqu’ils voyaient les visages des candidats, mais aussi les zones cognitives du cortex frontal. Selon eux, il semble que les sujets aient recours aux structures cognitives de leur cerveau afin d’accentuer les sentiments négatifs qu’ils ressentaient envers le candidat opposé et les sentiments positifs ressentis pour leur candidat favori. Ce qui ressort de cette expérience, c’est l’intervention des fonctions cognitives non pas pour gérer rationnellement les réactions émotionnelles exacerbées lorsqu’on voit quelqu’un qu’on déteste ou qu’on aime, mais au contraire, pour faire correspondre nos cognitions et nos émotions. Ce type de constat vient profondément remettre en question quelles zones de notre cerveau sont aux commandes : le rationnel et le cognitif ou l’impulsivité, l’émotionnel et l’irrationnel ? Ces travaux montrent que dans ce type de situation, l’irrationnel et le rationnel vont dans le même sens. Cela revient à dire que le rationnel et le cognitif sont loin d’être toujours associés au bon sens et au bon jugement. Ainsi, toute personne qui, par ses décisions, ne tient aucunement compte des répercussions qu’elles auront sur les autres, doit trouver une façon d’arriver à une cohérence interne entre ses actions et les conséquences qui en découlent. Les problèmes économiques, de pollution, les désordres politiques sont tous le fait de décisions qui impliquent une inhibition des sentiments reliés aux conséquences de nos actes et une accentuation des sentiments associés aux bénéfices immédiats de la décision.
Une étude menée par Michael Osofsky, Albert Bandura et Philip Zimbardo de la faculté de psychologie de l’université de Standford en Californie, a montré quels mécanismes mentaux intervenaient pour justifie des actes immoraux comme la mise à mort d’une personne. Albert Bandura explique très bien le mécanisme qu’il appelle le “ désengagement moral ” et qui est à la base de tout acte immoral et inhumain. Tout d’abord, la personne doit trouver une justification morale, où la conduite pernicieuse est rendue personnellement et socialement acceptable parce qu’elle permet de satisfaire des objectifs socialement dignes et moraux. Elle doit pouvoir agir pour une cause noble et juste. Pour cela, le recours aux euphémismes est très utile : on parle des événements, d’une opération policière, du nettoyage ethnique d’une région, de salubrité publique, du traitement d’une cible, de frappes chirurgicales, de dommages collatéraux, etc. Un autre aspect du désengagement social est l’usage de comparaisons avantageuses. Albert Bandura explique que le recours à la violence moralement acceptable à partir d’une perspective utilitaire est facilité par deux types de jugement. Premièrement, les options non violentes sont jugées inefficaces pour réaliser les changements désirés; elles sont donc vite abandonnées. Deuxièmement, le jugement utilitaire affirme que l’application d’actions offensives empêchera la production de souffrances encore pires. Il y a aussi le déplacement de la responsabilité.En déplaçant leur responsabilité sur une autorité, les gens regardent leurs actions à travers les préceptes de l’autorité et non comme des actes personnels desquels ils sont responsables. Puisqu’ils ne sont pas les agents réels de leurs actions, ils s’épargnent de juger et de condamner leurs propres gestes. Au déplacement de la responsabilité s’ajoute la dilution de la responsabilité, qui se manifeste lorsque plusieurs individus se trouvent réunis. Le phénomène est simple : lorsque tout le monde est responsable, personne ne se sent réellement responsable. Les actes commis par une collectivité s’accompagnent d’une forme d’anonymat qui affaiblit le contrôle moral des individus. Le déplacement et la dilution de la responsabilité ne suffisent pas pour commettre des actes inhumains. Il doit y avoir un autre ingrédient pour affaiblir les commandes morales. Il faut que la personne en vienne à déformer ou à négliger les conséquences de ces actes. Aussi longtemps que les résultats nocifs de sa conduite sont réduits au minimum, travestis ou ignorés, il y a peu de raisons pour que le processus d’autocensure soit activé. Pour s’aider à passer aux actes, la personne doit déshumaniser l’autre. Il s’agit du mécanisme d’infra-humanisation conduisant à enlever à la victime ses qualités humaines. Il devient alors beaucoup plus facile de faire souffrir un être humain qui n’en est pas vraiment un. La mise en action de ces mécanismes de désengagement moral ne peut se faire avec un cerveau qui fonctionne normalement. Il faut faire intervenir l’activité de certaines zones rationnelles qui font taire celles qui permettent de ressentir. Le septième bogue trouve ses racines dans cet ensemble de mécanismes que nous venons de résumer. Lorsque tous ces mécanismes sont réunis, on peut comprendre que le cerveau ne fonctionne plus de façon humaine. Les bogues s’accumulent et les conséquences d’accentuent. Il en va ainsi sur le plan personnel. Lorsque nous savons, par exemple, que nos décisions ont des répercussions sur les autres et que nous les prenons quand même, il faut, dans une certaine mesure, nous déconnecter du sentiment provoqué par l’idée que l’autre peut être incommodé ou souffrir.
Une question fondamentale se pose ici : pourquoi sommes-nous aussi sensibles émotionnellement lorsque nous avons des intérêts personnels envers les événements qui se produisent et aussi froids et insensibles lorsqu’il s’agit des problèmes qui concernent les intérêts des autres ? Prenons l’exemple de la conduite automobile. Lorsque vous êtes pressé et que les autres roulent lentement, vous devenez impatient et agressif envers eux, en les blâmant d’être responsables de vous retarder dans vos projets du moment. Si, au contraire, vous décidez de rouler lentement et de profiter du paysage et qu’une voiture arrive en trombe derrière vous et vous fait sentir en vous suivant de près que vous devriez accélérer, vous traitez son conducteur de fou furieux et d’irresponsable. Jamais vous ne dites de ceux qui roulent lentement devant vous qu’ils sont chanceux de pouvoir profiter de la vie, en faisant tout pour éviter de les stresser inutilement pour qu’ils pussent bénéficier de ces bons moments qu’ils ont décidé de s’offrir. De la même manière, lorsque vous voyez un automobiliste arriver rapidement derrière vous, vous ne vous dites pas : “ Il doit être vraiment pressé pour aller aussi vite. Peut-être a-t-il une urgence ? Je vais me déplacer afin de lui donner une chance ”. Voici un autre exemple. Pourquoi les familles israéliennes qui voient un des leurs tué par des Palestiniens sont-elles aussi tristes et deviennent elles rapidement violentes et dénuées de compassion envers “ l’ennemi ” en voulant venger leur souffrance et leur infliger le même sort qu’elles ont-elles-mêmes vécu ? Quel est donc ce processus qui transforme un être souffrant en un être infâme prêt à tout pour venger sa douleur intérieure, sans aucune considération pour les sentiments d’autrui ? Ce processus, c’est ce septième bogue du cerveau humain, celui qui transforme un honnête citoyen en une véritable machine à tuer, celui qui remplace l’être sensible et compatissant pour ses proches en un être insensible et dépourvu d’humanité envers ceux qui sont loin de lui et qu’il ne connaît pas. Ce bogue qui change le regard plein d’amour pour un proche en un regard plein de haine pour celui qui est différent de soi.
Lorsque nous relions le bogue des valeurs morales aux six autres bogues – soit les bogues de la perception, du mensonge, du conformisme, de l’équilibre psychique, de la pensée et des émotions –, nous devons admettre que quelque chose ne tourne pas rond avec l’être humain. Tout cela nous oblige à poser un regard lucide sur notre condition humaine et admettre que la survie de notre espèce repose sur un fil très mince qui ne pourra résister à toutes ces bêtises que si, et seulement si, une conscience nouvelle est développée et de nouvelles valeurs morales sont mises de l’avant pour guider nos choix et nos actes.
Éclairer nos actes avec un système de valeurs totalement nouveau.
La loi du talion “ œil pour œil, dent pour dent ” est révolu et doit obligatoirement cesser. Pourtant, presque tous les jours, dans un très grand nombre de situations, nous assistons à son application. Voici des exemples d’application de ces mesures primaires basées sur la vengeance : les chiites qui se vengent des sunnites qui s’étaient vengés des chiites ; les catholiques irlandais qui exercent des représailles contre les protestants qui ont exercé des représailles contre eux ; le conflit israélo-palestinien où chacun clame n’avoir rien fait à l’autre, sauf se défendre légitimement contre ses attaques. Toute cette escalade de violence repose sur deux principes très simples : l’incapacité à considérer le point de vue de l’autre et l’incapacité à évaluer avec justesse la disproportion de la force avec laquelle on riposte à l’autre. Il faut donc impérativement développer autre chose que cette injuste loi du talion sans quoi notre espèce va nulle part.
Nous avons vu précédemment que les décisions morales dites utilitaires étaient considérées comme les plus justes, même si elles devaient passer par la violation d’une morale personnelle. Pourtant, deux éléments problématiques se trouvent dans ce type de jugement. D’une part, ce type de décision est initialement fortement intéressé, car on considère que la vie de ceux que l’on sacrifie à moins de valeur que celle des autres que nous décidons de laisser vivre. D’autre part, on ne se rend nullement compte des conséquences d’une telle décision. En effet, si l’on décide que la vie de certains mérite d’être sacrifiée pour sauver les autres et que cette décision est basée essentiellement sur un rapport entre les pertes et les gains, la porte est grande ouverte à tous les abus possibles et imaginables. Car, dans le premier individu sacrifié, il y a tous les autres, des dizaines, des centaines et des milliers d’autres qui mourront pour les mêmes motifs. Décider de sacrifier une seule vie au bénéfice de celle des autres, c’est permettre que la même chose, le même raisonnement se répète et s’applique à d’autres encore et encore. En fait, à partir du moment où ce type de jugement moral a été appliqué pour la première fois, il devenait permis de l’appliquer des milliers d’autres fois et jamais le caractère exclusif de ces décisions ne s’est avéré, même si on a pu essayer de la faire valoir initialement. Il y a toujours eu des ripostes, des situations analogues, des vengeances, d’autres circonstances qui se présentaient et de nouveaux cas de figure qui survenaient. Dans un cas similaire dans le passé, nous avons appliqué le raisonnement, alors il est justifié de l’appliquer à nouveau aujourd’hui. Et ce cercle infernal et mortel se poursuit indéfiniment. C’est donc là que tous les abus sont possibles. Le manque de considération à long terme de nos actes et de nos décisions repose fondamentalement sur une coupure ou un préjugé émotionnel, accompagné d’un jugement rationnel injuste. C’est ainsi que le sixième et le septième bogue se rejoignent. D’abord, les circonstances qui surviennent propulsent l’individu ou le groupe dans une décision impulsive et irrationnelle basée sur une évaluation limitée aux avantages égoïstes immédiats. Dans ce cas, comme nous l’avons vu dans le sixième bogue, ce sont les zones dominantes du cerveau émotionnel qui prennent les commandes. Puis, lorsque vient le temps d’évaluer les répercussions sur les autres de cette décision, le processus bascule et les sphères cognitives du cerveau se détachent de celles des émotions et de la compassion et l’analyse devient essentiellement rationnelle. Les régions cognitives du cerveau vont alors produire ou accentuer d’autres sentiments qui vont dans le sens de la décision. Il est en effet beaucoup plus facile de détruire ce que l’on déteste que ce que l’on aime et apprécie. C’est pourquoi, en atténuant nos sentiments compatissants et empathiques envers ceux qui sont différents, éloignés et inconnus de nous et en accentuant ceux qui servent nos décisions égoïstes, nous sommes cohérents dans notre délire. D’ailleurs, il est fréquent de retrouver des délires magistraux comme ceux des grands tyrans de ce monde qui ont su convaincre des individus a priori intelligents à s’engager dans des voies absurdes. En d’autres termes, la logique d’un raisonnement ou d’une décision ne conduit pas nécessairement à des résultats justes et bons sur le plan humain.
Il est indispensable de développer une nouvelle conscience, un nouvel équilibre entre le juste, le bon et le vrai. Il ne fait aucun doute que le développement de cette nouvelle conscience sollicite des zones encoreinconnues de notre cerveau, des zones inexplorées par la majorité de la population, qui est sous l’emprise des bogues du cerveau. Pour solliciter et activer ces nouvelles structures neuronales, il faut un nouveau système de valeurs, qui doit être basé sur l’absolu respect de la vie humaine et sur le fait que chacun est fondamentalement responsable de tous ses actes et des conséquences qui en découlent sur soi et sur les autres ; et suffisamment étanche pour qu’aucune cause, ni aucune situation, ni aucun événement ne puissent justifier de sacrifier une seule vie humaine pour en sauver d’autres. Il ne doit y avoir aucune exception, car l’exception, on le sait, ouvre la porte à toutes les autres situations jugées exceptionnelles du même genre. Aussi, celui qui fait exception à la règle du respect absolu de la vie doit être personnellement et entièrement responsable de ses actes et des conséquences qui en découlent. Il ne peut évoquer quelque cause ou quelque motif que ce soit pour justifier ses actes, parce qu’il croit que ses actions sont la conséquence de ce qui est arrivé avant et que les actions des autres sont la cause de ce qui arrivera après. Il ne peut jamais dire qu’il n’était pas seul ou que d’autres avant lui ont agi de la même façon ou encore qu’il a obéi à des ordres ou, pis encore, qu’il ne faisait que riposter à une attaque qu’il avait lui-même déjà subie. Trop d’abus de ce genre ont eu lieu pendant les guerres où les chefs militaires ordonnaient à leurs subalternes de commettre des actes inhumains. Il faut en venir à renverser ce type de situation et la désobéissance est fort probablement le premier pas dans cette direction. Il faut désobéir aux ordres même si cela doit nous coûter la vie et s’ils sont contraires au principe de respect absolu de la vie. Il incombera alors à celui qui a pris la responsabilité d’imposer sa loi d’en répondre un jour devant la justice. Fort heureusement, ce type de règle existe, comme c’est le cas dans l’armée française. Un règlement de discipline générale militaire permet à tout militaire de désobéir si les ordres qu’il reçoit sont jugés contraires à l’éthique et de faire remonter vers les échelons supérieurs de la hiérarchie militaire les motifs et les circonstances de ce refus. Avant ce règlement, un dossier disciplinaire était immédiatement rédigé contre un militaire qui refusait d’exécuter un ordre. Désormais, il peut s’en expliquer avec les plus hauts échelons et celui qui donne les ordres doit en répondre. Voilà donc quelques ingrédients pour qu’une nouvelle conscience naisse. Il doit devenir clair que celui qui obéit à un ordre de tuer quelqu’un est aussi responsable que celui qui le donne et que les deux devront en répondre. Il s’agit là d’une occasion pour celui qui est entraîné à obéir aveuglément aux ordres de ses supérieurs d’utiliser son jugement et sa conscience. Tous les pays, sans exception, devraient appliquer cette règle et entraîner ses militaires et même sa population à utiliser d’abord et avant tout sa propre conscience au lieu de s’en remettre à celle d’un autre. Pour cela, il faut reconnaître les lois internationales de protection civile et la Déclaration universelle des droits de l’homme. Ainsi, on ne peut plus baser ses décisions sur l’impulsivité du moment, ou encore sur un calcul exclusivement logique et rationnel bête. On doit mesurer, peser, évaluer pour soi et pour autrui la valeur de ses actes. Ce type de démarche est soutenu par des processus neuronaux sollicités par des valeurs nouvelles. Pour faire suite à l’exemple du dilemme moral dont il a été question précédemment, si nous décidons de ne pas sacrifier le bébé pour sauver notre vie et celle des gens qui nous entourent, c’est que nous laissons nos bourreaux prendre eux-mêmes la décision de commettre l’odieux et d’en assumer l’entière responsabilité. En tuant le bébé, d’une part, nous devenons directement responsables d’un homicide auquel il faudra répondre et d’autre part, nous épargnons aux tortionnaires de faire face à leurs propres responsabilités. Pourtant, c’est à eux et à eux seuls, que doit incomber la responsabilité d’attenter à la vie, au bien-être, aux droits et aux libertés d’autrui. Si nous le faisons à leur place en tuant notre propre bébé, nous devons alors l’assumer.
Ce raisonnement doit s’appliquer partout. Pour cela, il faut harmoniser le rationnel et l’émotionnel en l’éclairant d’un guide moral exceptionnellement juste. On ne peut pas espérer trouver un équilibre planétaire si notre société est constituée d’une majorité d’êtres déséquilibrés prêts à tout pour satisfaire leur impulsivité et leurs bas instincts. On ne peut pas construire un monde meilleur sans une conscience qui s’appuie sur des principes justes et bons pour soi et pour les autres. Les valeurs spirituelles surannées doivent être remplacées par des valeurs spirituelles adaptées non seulement aux réalités de notre époque, mais aussi au développement de l’être humain. On ne peut espérer parvenir à la création d’un être harmonieux et compatissant si on continue de culpabiliser son plaisir et sa quête de bonheur en faisant la promotion de la souffrance et du péché originel chrétiens ; on ne peut espérer parvenir à la création d’un être ouvert, épanoui et bienveillant si on continu d’appliquer la loi du talion ; on ne peut espérer élever les consciences si on porte plus de valeur à une vache sacrée qu’à un enfant affamé ; on ne peut espérer parvenir à un être amoureux de son corps et de son esprit si on l’ascétise dans les négations et les abstinences monastiques. Il y a du bon dans toutes les valeurs spirituelles et aussi, admettons-le, du stupide et de l’inhumain. L’éveil d’une conscience nouvelle doit s’accompagner d’un examen en profondeur de tous les systèmes de valeurs morales et spirituelles de notre monde, à une révision de celles-ci et à l’instauration de l’enseignement de nouveaux codes moraux. On doit aussi entraîner cette conscience nouvelle à partir de mises en situation, de discussions de ce qui est juste et injuste. En fait, toute compétence implique un entraînement et la conscience ne saurait y échapper. C’est pourquoi elle doit faire partie intégrante des programmes scolaires à tous les niveaux. Je vous réfère au projet éducatif du mouvement humanisation fondé par Gaston Marcotte, professeur et chercheur en éducation, qui s’inscrit clairement dans cette perspective. Elle doit aussi servir de guide de référence à tous ceux et celles dont les décisions et les actes ont des répercussions sur autrui, soit les gouvernements, les entreprises et les médias d’informations. Rien ni personne, au nom de quelque cause que ce soit et de la poursuite de quelque objectif que ce soit, aussi noble puisse-t-il être, ne devrait s’en extraire. C’est la seule façon de vraiment développer et entretenir une conscience nouvelle, garante de la bonté et de la justesse humaine.
Lire la suite : transformer votre conscience : conclusion
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