Biodiversité et Santé : de multiples niveaux d’organisation inter-reliés.
Henri Laborit (1914-1995), biologiste, a étudié la problématique du stress, plus précisément, la réaction organique à l’agression, en considérant les niveaux d’organisation de l’atome à l’environnement socioculturel des sociétés humaines en tant que systèmes régulés et servomécanismes. Il a également plaidé pour l’adoption d’une approche transdisciplinaire tant pour la recherche des causes que celles des traitements préventif ou curatif et, ce quelque, soit la problématique considérée. Or, dans son dernier ouvrage La fabrique des pandémies, Marie-Monique Robin, journaliste d’enquête et réalisatrice, nous présente à travers ses interviews auprès de 62 scientifiques de diverses disciplines, cette même approche par niveaux d’organisation concernant les relations entre la biodiversité et la santé humaine, animale et végétale. Ce sont ces diverses interrelations que nous vous présentons ici à l’aide des explications fournies par ces scientifiques de renom à Marie-Monique Robin au cours de son enquête. Cette approche permet de mieux saisir les relations entre les pressions/agressions appliquées par l’humain sur la nature et les épidémies de zoonoses et de maladies chroniques dont l’humain est et sera de plus en plus affecté, s’il persiste dans sa poursuite d’une croissance économique illimitée au lieu de construire un futur soutenable pour la vie. À cet égard, je vous invite à lire l’ouvrage de Marie-Monique Robin pour réaliser pleinement pourquoi préserver la biodiversité est un impératif pour la santé planétaire.
Agir pour prévenir une épidémie de pandémies.
Le 11 mars 2020, L’Organisation mondiale de la santé (OMS) déclare la maladie, nommée Covid-19 et causée par le virus SRAS-Cov-2, comme “ pandémie ”. Dès le début de l’épidémie, le marché d’animaux vivants de Wuhan est désigné comme lieu d’émergence d’un virus issu d’animaux sauvages, en l’occurrence, le pangolin. Pour le SARS-Cov-1, il s’agissait d’un autre marché d’animaux vivants, à Guangzhou et de la civette. La région de Chine du Sud, d’Asie du Sud-Est, riche en biodiversité, est aussi apparue au cours des dernières décennies comme un foyer majeur de maladies zoonotiques.
Même s’il s’avèrerait que le virus soit sorti accidentellement d’un laboratoire P4, est-ce que cela changerait la compréhension des émergences et des épidémies à répétition de zoonoses de ces dernières décennies. Assurément non, comme le montre très bien l’enquête de Marie-Monique Robin, la théorie de l’échappement d’un virus d’un laboratoire, n’empêche pas de reprendre les données disponibles pour explorer les arguments d’une origine naturelle du virus et de multiplier les études en la matière, notamment sur le rôle des élevages intensifs, comme les mégafermes d’animaux sauvages en Chine. Et au-delà de rappeler à quel point les périls pandémiques étaient de longue date bien identifiés par les chercheurs, comme on le découvre avec étonnement dans l’enquête de Marie-Monique Robin.
Et pourtant, on savait tout.
On connaissait depuis longtemps les risques sanitaires liés à l’élevage industriel comme source majeure de sélection et d’amplification d’agents pathogènes à potentiel pandémique. Dès 2005, ce risque a été souligné dans le rapport intitulé Les risques globaux des maladies infectieuses animales et commandité auprès d’experts de l’industrie, de l’OMS, de l’Organisation mondiale de la santé animale et de l’Agence américaine pour l’agriculture. Ce rapport soulignait le rôle central de l’élevage industriel pour la santé animale et humaine, en s’appuyant sur les exemples des crises de la fièvre aphteuse de 2000-2001 et de la grippe aviaire H5N1 de 2004. Il faut y ajouter la pandémie de grippe porcine, renommée AH1N1, qui a émergé d’une mégaferme porcine des États-Unis en 2009. Pourtant, force est de constater l’échec des stratégies de préparation par les acteurs publics au risque sanitaire pandémique, comme d’ailleurs des stratégies de prédiction des émergences. Les réponses biopolitiques aux crises sanitaires à répétition n’ont pas remis en cause ces stratégies, mais ont surtout conduit à accroître les mesures de biosurveillance et de biosécurité : à chaque fois, l’impératif de répondre à la crise sanitaire conduit au final à ignorer les causes de l’émergence. On ne répond pas à la question de savoir pourquoi et comment un virus circulant dans des populations de chauves-souris quelque part en Asie a pu se retrouver en l’espace de quelques mois dans l’ensemble des populations humaines de la planète.
Or, les écologues de la santé ont montré que les émergences croissantes de nouvelles maladies infectieuses sont associées en majorité aux interfaces entre animaux domestiques et faune sauvage. Leurs travaux montrent que la transformation des habitats en faveur d’une agriculture industrielle – élevage intensif ou plantation commerciale – est la cause de multiples risques sanitaires infectieux. Les écologues de la santé s’inquiètent également de l’augmentation spectaculaire des élevages d’animaux de rente (bovins, volaille, porc), conjuguée à l’uniformisation génétique afin de complaire à l’industrialisation et à la disparition concomitante de l’élevage familial qui entretient une diversité de races locales adaptées aux environnements locaux. L’effondrement de cette diversité bioculturellelaisse place aux quelques races commerciales standardisées génétiquement, physiologiquement adaptées pour la rentabilité des grandes firmes de l’agro-industrie, mais au risque de l’accroissement de leur susceptibilité aux maladies infectieuses nécessitant une surconsommation de médicaments. Ce n’est pas tout, il faut aussi nourrir tous ces animaux et donc augmenter les surfaces agricoles nécessaires à leur alimentation. D’où une accélération de la déforestation en Amazonie pour nourrir les élevages nord-américains ou européens, ou bien encore la conversion d’une agriculture familiale polyvalente entretenant des paysages multifonctionnels au bénéfice d’une agriculture industrielle grande consommatrice d’eau, d’intrants et de biocides. Les données démontrent là aussi une augmentation des épidémies de zoonoses dans les pays soumis à une forte déforestation ou ayant fortement développé des plantations commerciales comme le palmier à huile. La mondialisation de la marchandise agricole est donc une cause majeure des pandémies qui affectent humains et animaux.
C’est ce que démontre Marie-Monique Robin, preuves et témoignages de scientifiques à l’appui, dans son ouvrage La fabrique des pandémies : si la crise actuelle n’entraîne pas un profond changement dans notre économie mondialisée, prédatrice des ressources de la planète, cause des crises climatique, écologique, sanitaire, économique, énergétique et financière, alors, oui, préparons-nous mais mieux aux prochaines pandémies. Mais la solution n’est pas de se préparer au pire d’une prochaine pandémie, mais de l’éviter en s’attaquant aux causes, c’est-à-dire aux dysfonctionnements des relations entre les humains et les non-humains, dont les animaux domestiques et la faune sauvage. La mobilité globale des marchandises, des produits de l’agriculture, du capital, des humains comme des connaissances dans un monde de plus en plus urbanisé doit se repenser en considérant que la biodiversité, l’agriculture, la diversité culturelle, mais aussi la justice sociale, économique et sécuritaire sont des biens pour les citoyens et leurs communautés. Le futur commun que nous voulons nous oblige à réorienter les relations actuelles de nos sociétés à notre environnement naturel. C’est un appel pour fonder une social-écologie de la santé et du bien vivre ensemble. Tel est le message majeur de l’ouvrage salutaire de Marie-Monique Robin : La fabrique des pandémies.
L’avènement d’une vision écologique de l’émergence des maladies.
L’histoire de la pandémie du Sida débute le 5 juin 1981 avec la parution, par le Center for Disease Control (CDC) de Los Angeles dans son journal hebdomadaire Morbidity and Mortality Weekly Report (MMWR), d’un compte rendu inhabituel concernant cinq jeunes gens, tous des homosexuels actifs, qui souffrent de pneumocystose, une infection pulmonaire très grave, provoquée par un champignon. Les patients sont aussi atteints d’une candidose, une infection des organes génitaux également causée par un champignon. Un autre rapport du MMWR note que nombre de ces malades homosexuels présentent également une prévalence anormalement élevée de sarcome de Kaposi, un cancer dû au virus de l’herpès humain, que l’on surnommera le cancer gay. Comme le rapporte Stephen Morse, virologue et titulaire de la chaire d’épidémiologie à l’université Columbia de New-York : cette maladie, également inconnue des vétérinaires, constituait un véritable mystère. À l’époque, grâce au virologue islandais Björn Sigurosson Sigurdson, nous connaissions les “ virus lents ” ou “ lentivirus ”, qui dans le cas de la tremblante du mouton, détruit lentement le cerveau des animaux. Le VIH (immunodéficience humaine) fait partie de la famille des lentivirus, mais il est le seul, encore à ce jour, à provoquer un effondrement complet du système immunitaire, lequel favorise l’apparition de maladies opportunistes bien souvent fatales. Comme cette maladie menaçait l’humanité, la priorité fut d’abord d’identifier le virus, ce que fit l’équipe du professeur Luc Montagnier, à l’Institut Pasteur et de chercher un traitement efficace – ce sont les trithérapies – et un vaccin qu’on continue de chercher…
Personne ne s’intéressait toutefois aux causes de l’émergence du sida, mais aussi d’Ébola survenu en 1976 au Zaïre rebaptisé République du Congo en 1997 ou de la fièvre hémorragique de Lassa survenue en 1969 au Nigeria. Comme le résume Marie-Monique Robin : les chercheurs étaient obsédés par les virus, mais n’essayaient pas de comprendre pourquoi ils infectaient subitement les humains. Comme le précise Stephen Morse : dans les laboratoires, on parlait beaucoup de “ processus évolutionnaire ” ou “ mutation et réassortiment des gènes ” provenant d’animaux – les primates pour Ébola et le Sida, les rongeurs pour la fièvre de Lassa. Mais il manquait une compréhension des facteurs qui permettaient à ces pathogènes zoonotiques – c’est-à-dire d’origine animale – de sauter soudainement à l’homme. C’est pour répondre à ce manque qu’a été organisée en 1989 la conférence de Washington intitulée Les virus émergents : l’évolution des virus et des maladies virales. Comme un certain nombre de maladies émergentes, telle la maladie de Lyme, ne sont pas virales mais causées par des bactéries, y compris les bactéries résistantes aux antibiotiques, le terme “ virus émergents ” a rapidement évolué vers “ maladies infectieuses émergentes ”(MIE). Stephen Morse propose alors la définition suivante : une maladie inconnue qui apparaît subitement dans la population ou qui existait mais dont l’incidence et l’aire de distribution augmentent soudainement. Il fait remarquer à un collègue, Howard Temin de l’université de Wisconsin, que la grippe aviaire entrait parfaitement dans cette définition et la suite lui a donné raison. Les trois jours de la conférence étaient organisés autour de quatre sessions thématiques : “ Leçons de l’histoire pour l’émergence de maladies ”, “ Exemples de virus dans le processus d’émergence ”, “ Évolution virale ” et “ Approches pour évaluer les facteurs des émergences virales ”. Cette conférence a été organisée afin qu’interviennent des chercheurs issus de disciplines très variées : des virologues, des infectiologues, des épidémiologistes, des biologistes moléculaires et généticiens, des historiens et des écologues.
Marie-Monique Robin de demander : quels facteurs d’émergence ont été mis en avant par les intervenants ?
Le premier facteur était purement génétique, à savoir le fameux “ processus évolutionnaire ” si cher, notamment aux biologistes moléculaires, qui avaient alors le vent en poupe. Pour faire simple, l’agent pathogène qui provient généralement d’un réservoir animal s’introduit dans un nouvel hôte, où il subit un réarrangement ou une recombinaison avant de se disséminer dans cette nouvelle population.
Mais tous les autres facteurs étaient de nature écologique ou sociale : le développement de l’agriculture et de certaines activités industrielles, comme les mines ou l’exploitation forestière, qui permettent aux humains d’entrer en contact avec des animaux sauvages et des pathogènes nichés dans ces espaces naturels jusque-là intacts. Par exemple, Karl Johnson du CDC, qui avait découvert le hantavirus responsable de la fièvre hémorragique de Corée et avait aussi identifié le virus Ébola, a expliqué comment la destruction d’habitats naturels favorise l’émergence de maladies virales.
Les autres facteurs étaient la croissance démographique et l’urbanisation, le commerce et les voyages intercontinentaux, mais aussi le démantèlement des structures de santé, sans oublier le changement climatique. Comme ce sujet était à l’époque, très controversé, Stephen Morse a sollicité Thomas Lovejoy, un spécialiste de l’Amazonie et biologiste de la conservation considéré alors comme le parrain de la biodiversité, qui a présenté l’impact du dérèglement climatique sur les maladies infectieuses, notamment vectorielles, comme le paludisme.
Et Stephen Morse de conclure : tout ce qui s’est dit alors, il y a plus de trente ans, a été largement confirmé : Quand je repense à tout ça, je me dis : Quel gâchis !
La fin de la vision pastorienne des maladies.
Selon le mot de Patrick Zylbermann, chercheur français, la conférence de Washington est fondatrice d’un nouveau type de connaissance scientifique parce qu’elle entérine un concept innovant : celui de virus émergent avec une cause anthropique. En d’autres termes : désormais ce sont les activités humaines qui constituent le principal facteur du risque sanitaire. Il constitue un dépassement de la conception pastorienne de la maladie infectieuse qui reposait sur une équation simple : un virus = une maladie. L’être humain, par ses activités, s’introduit dans l’équation. Avant, il était le théâtre de la lutte contre le virus ou l’agent microbien, cher à Louis Pasteur et à Robert Koch. Désormais, l’homme s’est immiscé dans ce couple et ça fait un ménage à trois !
Quel fut le rôle du sida dans cette évolution, demande Marie-Monique Robin ? Stephen Morse précise que la conférence de Washington s’inscrit dans un mouvement qui a précisément pour origine l’épidémie du sida. Le sida est une maladie liée à la déforestation et à l’expansion coloniale. Le sida est une maladie causée par les virus VIH-1 et VIH-2 originaires de primates non humains d’Afrique et ont émergé chez les humains au début du XXᵉ siècle. Le VIH-1 provient du sud du Cameroun, à partir d’un virus d’immunodéficience simienne (SIV) des chimpanzés. Le VIH-2 provient d’Afrique de l’Ouest, à partir d’un autre virus d’immunodéficience simienne hébergé chez le singe vert. Les études génétiques du virus suggèrent que l’ancêtre commun le plus récent du groupe VIH-1 remonte à environ 1910. L’analyse d’échantillons de sang conservés depuis 1959 montre que le VIH circulait à Kinshasa depuis plusieurs décennies. Les passages répétés des virus de primates aux humains sont associés aux activités de chasseurs et de vendeurs de viande de brousse. Mais la véritable émergence est liée à l’expansion coloniale débutée au XIXᵉ siècle. Les demandes en ivoire, en bois puis en caoutchouc avec une déforestation importante couplées au travail forcé des villageois pour les plantations et la construction des chemins de fer ont transformé les écosystèmes et les sociétés traditionnelles facilitant la propagation des nouveaux virus. On pense que la mise en place de la vaccination avec aiguilles réutilisables a amplifié la propagation, de même que le développement de la prostitution dans les villes coloniales. Le VIH aurait atteint Haïti et les États-Unis dans les années 1960, avant que le syndrome d’immunodéficience attire l’attention au début des années 1980.
Pour la plupart des experts que Stephen Morse a réunis, la crise du sida préfigure un monde dangereux, dans lequel des maladies encore plus mortelles sont susceptibles d’apparaître, d’où la nécessité de s’y préparer. La conférence de 1989 annonce alors le ralliement de la santé publique américaine à la doctrine de la “preparedness ” qui désigne le dispositif mis en place par l’État pour se préparer et faire face à des situations d’urgence et des catastrophes, qu’elles soient d’origine naturelle, militaire ou sanitaire. Il s’agit aussi de structurer le gouvernement pour qu’il puisse répondre efficacement et avec une grande flexibilité à n’importe quel type d’urgence mettant en danger son propre fonctionnement mais aussi la population. Cette manière d’anticiper une catastrophe future, en planifiant la réponse à l’avance, a été reprise et amplifiée dès le tout début de la guerre froide. Le but était de se préparer à une guerre nucléaire, il fallait imaginer ce que pourraient être les effets et identifier les manques et les besoins. Dans les années 1960 et 1970, cette doctrine de la preparedness s’est progressivement propagée, pour embrasser toutes sortes d’évènements catastrophiques, comme les désastres naturels, des attaques terroristes ou des accidents industriels ou écologiques. C’est après la conférence de Washington qu’elle a aussi inclus les risques sanitaires, à travers le concept de pathogènes émergents.
Quelle est la différence entre la prévention et la preparedness demande Marie-Monique Robin à Andrew Lakoff ? La prévention concerne des maladies qui sont connues et existent déjà, lui a répondu le sociologue américain. Elle implique donc des actions très concrètes, faciles à justifier auprès d’un responsable politique, à qui on peut dire : cette maladie peut coûter tant de vies ou d’hospitalisations par an, mais on peu réduire ces coûts avec une campagne de vaccination ou des mesures d’hygiène. En revanche, la preparedness vise des maladies qui n’ont pas encore existé et qui peut-être n’existeront jamais. La seule manière de convaincre des politiques d’investir pour réagir à une menace invisible et imprévisible, c’est de “ vendre ” les scénarios du pire, qui relèvent bien sûr de la pure fiction, mais qui en provoquant la peur permettent de mobiliser les décideurs ainsi que les personnels. Dans son livre The Coming Plague, la journaliste Laurie Garrett a confirmé en 1995 le rôle des “ scénarios du pire ” dans la construction de la prepardness appliquée à la santé publique. La lauréate du prix Pulitzer,pour une série de reportages sur l’émergence d’Ébola au Zaïre, avait couvert la conférence de Washington de mai 1989. Six mois plus tard, elle assiste à un extraordinaire scénario de jeux de guerre, organisé à Honolulu lors de l’assemblée annuelle de l’American Society for Tropical Medecine and Hygiene. 800 spécialistes des maladies tropicales participent à cette “ simulation ” qui met en scène une horrible épidémie dans une région mythique d’Afrique, provoquée par une nouvelle souche d’Ébola qui a muté et est devenue transmissible par les voies respiratoires (comme la Covid-19, à la différence qu’Ébola est létal dans plus de 80 % des cas). L’espoir des organisateurs, écrit Laurie Garrett, était que le jeu de rôles permettrait de mettre au jour les faiblesses du système public d’urgence sanitaire que l’on pourrait ensuite corriger. Et de conclure : Le jeu de rôle a révélé une effroyable impréparation. Les défaillances, failles et lacunes pour la preparedness étaient énormes.
En 1995, le Center for Disease Control (CDC) crée une nouvelle revue scientifique, intitulée Emerging infectious Diseases. Stephen Morse signe le papier d’ouverture de la nouvelle revue où il insiste sur les “ facteurs d’émergence ”, comme les “ changements écologiques et anthropiques ” largement abordés lors de la conférence de Washington de 1989. Et puis, David Schachter, le directeur du CDC, présente le programme de prévention qu’il a mis en place avec d’autres institutions sanitaires ou de recherche des États-Unis. Baptisé Infectious Disease Threats. A Prevention Strategy for The United States (les menaces liées aux maladies infectieuses. Stratégie de prévention pour les États-Unis), le programme comprend quatre domaines d’action : “ Surveillance et réponse ”, “ La recherche appliquée ”, “ La prévention et le contrôle ” et “ Le développement des infrastructures ”. Le premier domaine détaille la feuille de route : “ Détecter, rapidement investiguer et évaluer les pathogènes émergents, les maladies qu’ils causent et les facteurs qui influencent leur émergence ”. Beau programme, mais comme le précise l’historien français Patrick Zylberman, avec la fin de la guerre froide, la santé publique va être happée par la nouvelle doctrine de défense et de sécurité nationale qui naît avec les ruines du mur de Berlin. Le résultat, c’est la montée progressive d’un catastrophisme sanitaire qui finira aussi par contaminer l’Europe.
Un nouvel ennemi : le bioterrorisme.
À partir des informations de Andrew Lakoff et Patrick Zylberman, on comprend mieux comment les facteurs écologiques et anthropiques qui favorisent les maladies infectieuses émergentes (MIE) vont progressivement sortir des radars des décideurs au profit d’une nouvelle stratégie de sécurité nationale, pilotée par le Pentagone, qui va jeter dans le même pot des évènements d’origine naturelle comme l’émergence des virus Ébola ou VIH et des actes humains intentionnels comme le bioterrorisme.
Quand l’Union soviétique s’est effondrée à la fin de l’année 1991, l’hyperpuissance américaine s’est retrouvée sans ennemis, ce qui a provoqué une véritable crise d’identité au sein de l’Alliance atlantique et de l’OTAN son bras armé. Fini les grands monstres totalitaires ; il fallait donc trouver un nouvel ennemi et ce sera alors le bioterrorisme. Plusieurs évènements ont contribué à cette mutation stratégique : l’attentat au gaz sarin perpétré dans le métro de Tokyo par la secte Aum Shinrikyo en mars 1995, la révélation du colonel et microbiologiste russe Kenneth Alibek devant le congrès américain du programme de recherche russe sur la militarisation des virus de la variole et d’Ébola. Et puis, les attentats du 11 septembre 2001 et les lettres piégées à l’anthrax envoyées par Bruce Ivins, un chercheur américain qui travaillait sur les armes biologiques dans un laboratoire P4 de Fort Detrick (Maryland), ont littéralement galvanisé le monde de la défense et de la sécurité nationale, pour qui la biosécurité est devenue alors la priorité numéro un. Désormais, la biosécurité (ou biodéfense) intégrait tout type de menace biologique – intentionnelle comme un acte terroriste, ou naturelle comme les épidémies de SARS ou la grippe H5N1, qui sont survenues en pleine guerre contre la terreur.
Quand l’Europe est-elle entrée dans cette logique délirante d’une “ sécurité sanitaire ” occultant les vraies causes, aucunement terroristes, demande Marie-Monique Robin à l’historien français Partick Zylberman ? Jusqu’à la fin des années 1990, il paraissait impensable, surtout en Europe de mélanger dans une même stratégie la sécurité nationale des États et la santé publique. L’Union européenne franchit un premier pas dans cette direction le 12 décembre 2003, lors de l’adoption de sa “ stratégie européenne de sécurité ”. À partir de cette date, la santé publique se trouve embrigadée dans les programmes de sécurité européens. Dans son livre Tempêtes microbiennes, Patrick Zylberman raconte comment les tabletops exercices (exercices d’État-major) font leur entrée sur le Vieux-continent. Ce jeu de rôles est destiné à éprouver le sang-froid et la maîtrise rationnelle d’évènements, dont les causes et les circonstances sont par définition inconnues. Dark Winter, le modèle du genre du scénario du pire, inspire les auteurs d’Atlantic Storm, sa version américano-européenne. Le 14 janvier 2005, douze anciens ministres et députés des deux côtés de l’Atlantique se réunissent dans la salle de bal du Washington Hotel (qui avait accueilli en 1989 la conférence sur les virus émergents), pour participer à ce jeu de rôles. Gestion des stocks de vaccins, mise en quarantaine des populations, fermeture des frontières, coordination internationale, mobilisation du personnel médical, de la police et de l’armée, organisation du ravitaillement, les acteurs sont sur tous les fronts. C’est un échec total avouera Stephen Morse, qui devient en 1996, le responsable opérationnel des programmes sur la biodéfense à la Advanced Research Projet Agency (DARPA) à l’agence de recherche du Pentagone. En 2009, il prend la tête du programme PREDICT lancé par l’USAID, l’Agence de l’aide au développement des États-Unis. Doté d’un budget de 200 millions de dollars pour la période de 2009-2019, ce programme a été conçu en réponse à la grippe aviaire H5N1 ou plutôt aux peurs démesurées qu’elle avait suscitées. C’était suffisamment d’argent, pour que Jonna Mazet, qui avait conçu le programme pour l’USAID puisse créer un institut de recherche, baptisé ONE HEALTH, avec laboratoire et chercheurs, dans l’école de médecine vétérinaire du l’université Davis en Californie.
Quel était l’objectif de PREDICT demande Marie-Monique Robin au professeur d’épidémiologie Stephen Morse ? Il y en avait deux : le premier était d’effectuer une veille sanitaire en surveillant la faune des pays tropicaux où les risques d’émergence sont les plus élevés, principalement en Amazonie, en Asie du Sud et du Sud-Est et dans le bassin du Congo. Nous avons effectué des prélèvements sur des chauves-souris, des mammifères, des rongeurs et des oiseaux, pour identifier les virus dont ils étaient les réservoirs ou les hôtes. Officiellement, de 2009 à 2019, les équipes californiennes de l’Institut ONE HEALTH et aussi celle d’EcoHealth Alliance – un organisme similaire crée à New-York par le virologue Peter Daszak – ont collecté 140 000 échantillons biologiques sur 10 000 chauves-souris et 2000 autres mammifères. Elles ont identifié plus de 1200 virus avec un potentiel zoonotique, dont 160 coronavirus. Le second but était de former les personnels scientifiques et médicaux dans les pays du Sud où nous intervenons pour qu’ils puissent eux-mêmes faire un travail de surveillance et d’identification des pathogènes qu’ils collectent grâce à la technique de PCR (Polymerase Chain Reaction) qui permet d’analyser un virus à partir d’un fragment d’ADN ou d’ARN, qu’elle multiplie à l’infini. Nous étions “ censés ” les aider à réduire les risques d’émergence de maladies infectieuses. L’un des reproches récurrents faits à PREDICK est en effet que le second objectif a largement été négligé, au profit de la première activité qui bénéficie surtout aux chasseurs de virus de l’Institut ONE HEALTH et d’EcoHealth Alliance. Car l’identification des pathogènes collectés est l’objet de publications dans les revues scientifiques prestigieuses et peut éventuellement débouchersur des brevets négociables avec les compagnies pharmaceutiques, pour le développement de vaccins ou de médicaments. Il y a plusieurs limites à cette approche. D’abord elle coûte très cher, en voyages, activités de terrain pour capturer les chauves-souris ou de laboratoire pour identifier les pathogènes dont les animaux sont porteurs. Et puis, une fois qu’on a cette banque de pathogènes, qu’est-ce qu’on fait ? Pas grand-chose ! Le séquençage des virus ne sert à rien, parce qu’on est incapable de prédire quand et comment un virus X va subitement passer de son réservoir d’origine, par exemple une chauve-souris, à d’autres espèces animales, qui permettront une transmission à l’homme. D’autant moins que le nombre des pathogènes existants est énorme ! Pour prévenir une maladie infectieuse émergente, il faut connaître l’environnement dans lequel les virus évoluent et les facteurs écologiques et humains qui favorisent les risques qu’ils deviennent la source d’une maladie nouvelle. Donc, vous revenez à ce que vous avez dit en 1989 à la conférence de Washington ! Oui. Trente ans plus tard, de multiples études ont montré que la destruction de la biodiversité est probablement le facteur principal de l’émergence de maladies infectieuses. La science qui peut vraiment nous aider s’appelle “ écologie de la santé ” (Disease Ecology), car elle permet de comprendre les interactions entre les animaux sauvages et domestiques, les écosystèmes et les besoins de l’homme.
Les activités humaines provoquent l’émergence des maladies infectieuses.
L’écologie de la santé (Disease Ecology).
L’écologie de la santé, désigne la science qui étudie le rôle des facteurs environnementaux dans l’origine et la transmission des agents infectieux. Cette branche de l’écologie fait appel à des connaissances au croissement de l’immunologie, de l’épidémiologie et de la génétique.
Marie-Monique Robin a interviewé deux pionniers français de cette discipline : Serge Morand, chercheur du Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (CIRAD) et Jean-François Guégan, directeur de recherche à l’Institut de recherche pour le développement (IRD) de Montpellier. À quelle occasion avez-vous établi un lien entre la biodiversité et les maladies infectieuses émergentes (MIE), a demandé Marie-Monique Robin à Serge Morand ? Il répond avoir eu son premier déclic après la parution de l’étude pionnière de la Britannique Kate Jones en 2008 dans le magazine Nature, qui depuis a été citée près de 2000 fois dans la littérature scientifique, ce qui démontre son originalité. En février 2008, sous la direction de Peter Daszak – un zoologue britannique installé aux États-Unis –, elle a publié une étude intitulée Global trends in emerging infectious diseases (Tendances globales pour les maladies infectieuses émergentes), dans laquelle elle a recensé 335 évènements de maladies infectieuses émergentes, rapportés entre 1940 et 2004 dans The journal of Infectious Diseases. Elle y constatait que 60,3 % des MIE sont des zoonoses, c’est-à-dire des maladies d’origine animale, dont près des ¾ proviennent d’animaux sauvages, comme Ébola ou le sida. Elle notait aussi un pic dans les années 1980, dû à l’émergence du VIH. Elle soulignait que les évènements rapportés dans la revue scientifique concernaient trois types de causes :
De nouvelles souches de pathogènes déjà existants (comme pour la tuberculose résistante aux antibiotiques ou le paludisme résistant à la chloroquine).
Des pathogènes qui ont fait récemment leur apparition chez les humains (comme le VIH ou le coronavirus du SARS, le syndrome respiratoire aigu sévère).
Des agents infectieux qui avaient historiquement contaminé les humains mais dont l’incidence a considérablement augmenté (comme pour la maladie de Lyme).
Pour synthétiser ses résultats, Kate Jones publiait deux cartes. La première montre les zones géographiques où a été recensé le plus grand nombre d’évènements infectieux. Elle accumule les points rouges en Europe, aux États-Unis et en Australie. Les deux auteurs expliquent que cela résultait d’un biais. Les évènements infectieux recensés sont ceux qui ont été publiés dans The journal of Infectious Diseases. Or qui publie ? Essentiellement des scientifiques issus des pays dits “ développés ”. C’est ce qu’on appelle “ l’effet reporting ”. Dans les pays du Nord, le système de surveillance sanitaire est beaucoup plus développé que dans les pays du Sud. Du coup, dès qu’apparaît un cas de légionellose, il fait l’objet d’un rapport, ce qui n’est pas le cas en Asie ou en Afrique. De plus, la base de données consultée par les deux auteurs accorde une grande importance aux bactéries résistantes aux antibiotiques, qui représentent 20,9 % des évènements infectieux recensés. Le moindre cas de staphylocoque résistant ou d’infection nosocomiale est enregistré dans les pays du Nord, oùl’antibiorésistance est devenue au cours des dernières décennies un enjeu de santé publique majeur. Mais, c’est surtout la seconde carte qui a impressionné Serge Morand, car elle montre les zones géographiques où les risques d’émergence sont les plus élevées. Et là, elle pointe vers les pays tropicaux de l’Asie du Sud et du Sud-Est, caractérisés par une riche biodiversité notamment en animaux sauvages, une forte démographie, une déforestation liée à l’intensification agricole et une intégration de plus en plus forte à l’économie mondiale. Vient ensuite l’Afrique centrale et de l’Ouest et notamment les régions des Grands lacs, de la vallée du Rift et du Sud-Nigéria qui apparaissent également.
Et puis, en octobre 2008, soit six mois après la publication de Kate Jones, est sortie l’étude de Jan Schipper, biologiste de la conservation qui travaillait alors comme expert de l’Union internationale de la conservation de la nature (IUCN), une ONG célèbre pour établir périodiquement la liste rouge des espèces animales et végétales en danger dans le monde. L’étude publiée dans Science a été cosignée par 129 scientifiques internationaux, qui ont épluché les données fournies par 1700 experts issus de 130 pays, concernant l’état de 5487 espèces de mammifères terrestres et marins. Les résultats ont fait la une de la presse internationale : 25 % des espèces étudiées pour lesquelles il existait suffisamment de données, étaient menacées d’extinction, dont 36 % des mammifères marins. L’étude a aussi montré que les espèces les plus en danger étaient surtout les grands animaux, comme les primates et les ongulés (rhinocéros ou éléphants), tandis que les petits mammifères, comme les rongeurs ou les chauves-souris, étaient – à l’époque – épargnés. Pas moins de 40 % des mammifères terrestres étaient affectés, voire menacés, par la destruction ou la dégradation de leur habitat, principalement dans les régions intertropicales d’Asie du Sud, en raison d’un taux croissant de déforestation. Deux cartes accompagnaient l’article de Jan Schipper intitulé La richesse des espèces, la première faisant nettement ressortir l’Asie du Sud-Est, l’Amérique du Sud et l’Afrique de l’Est comme les régions du monde abritant la plus grande diversité de mammifères. La seconde indiquait les territoires où pesait la plus grande menace sur les mammifères terrestres. Pour les mammifères terrestres, les deux cartes se superposaient, a commenté Serge Morand.
C’est en recoupant les cartes de Kate Jones et de Jan Schipper, que Serge Morand a compris qu’il y avait un lien entre les activités anthropiques et les maladies infectieuses (MIE). Le meilleur exemple est celui du virus Nipah comme l’archétype des mécanismes à l’œuvre. Serge Morand raconte à Marie-Monique Robin, que l’histoire du virus Nipah, que l’on pourrait intituler Comment les plantations d’huile de palme menacent la santé humaine, commence en 1998, dans le sud-est de la Malaisie, très précisément à Kampung Sungai Nipah, où sont installées des fermes industrielles de porcs élevés en plein air sous des arbres fruitiers. Subitement frappés d’une pathologie inconnue, les cochons se mettent à tomber comme des mouches. L’étrange mal atteint bientôt les ouvriers agricoles qui meurent d’une encéphalite foudroyante (inflammation du cerveau), puis les employés des abattoirs de Singapour, car la production est destinée au marché chinois. Boon Huan Tan, virologue dans un laboratoire de l’armée de Singapour, découvre que le virus mortel appartient à la famille des paramyxovirus (comme les agents de la rougeole et des oreillons, chez les humains, ou de la peste bovine chez les animaux domestiques). Le réservoir de ce pathogène, jusque-là inconnu, est une espèce de grandes chauves-souris frugivores appelées “ roussettes ” ou “ renards volants ”, qui ont été chassées de leur habitat naturel de l’île de Bornéo en raison de feux de forêts provoqués pour développer des plantations de palmier à huile. Affamés, les mammifères volants se sont rabattus sur les arbres fruitiers des grandes fermes porcines. Elles ont déféqué et croqué les fruits, dont certains sont tombés près des porcs, qui ont été infectés par le virus baptisé Nipah du nom de la localité. Les cochons ont contaminé par simple contact les ouvriers agricoles, puis les employés des abattoirs. Rapidement stoppée, la crise sanitaire s’est soldée par le décès de 105 personnes sur 265 infectées et l’abattage de plus d’un million de cochons.
Cette histoire est emblématique, car elle résume plusieurs facteurs qui contribuent à l’émergence des nouvelles pestes, précise Serge Morand. Le premier, celui par qui tout le problème arrive, c’est la déforestation à des fins ici de monoculture ; le deuxième, ce sont les animaux domestiques qui servent de pont épidémiologique entre la faune et les humains, mais aussi d’amplificateur, quand ils sont élevés de manière industrielle ; le troisième, c’est l’intégration dans le marché global d’un pays qui comble d’ironie – ne mange pas de porc, en raison de sa culture musulmane. Et, tous ces facteurs sont d’origine anthropique.
La déforestation : premier facteur d’émergence des maladies infectieuses.
Serge Morand, dans le cadre de la préparation d’un article scientifique, avait épluché les données de l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) et de Global Forest Watch (GTW), une plateforme internationale de suivi des forêts crée en 2014 par le World Resources Institute de Washington. Celle-ci utilise les données satellite compilées par l’université du Maryland qui permettent de suivre au jour le jour, les activités de déforestation dans n’importe quel point du globe. Au printemps 2020, l’association a rendu public le bilan de l’année 2019 : 24 millions d’hectares ont disparu dont 3,8 millions d’hectares de forêts primaires tropicales.
En 1990, la couverture forestière représentait 31,75 % de la surface de la planète ; 30 ans plus tard, le taux est tombé à 30,75 %, précise Serge Morand. Cette chute est considérable, car il faut enlever bien sûr la surface des océans et des déserts. De plus, il y a aussi un problème puisque la FAO considère comme des forêts les monocultures d’hévéas et de palmiers à huile, qui souvent ont été plantées après avoir détruit les forêts tropicales. Plusieurs méta-analyses ont montré que ces plantations ne sont pas saines en termes de biodiversité, de santé des sols ou de maladies infectieuses : elles favorisent les épidémies de maladies vectorielles, comme la dengue, le zika ou le chikungunya, transmises par les moustiques.
Précisons qu’à la COP26 qui s’est tenu à Glasgow en Écosse en novembre 2021, plus d’une centaine de pays qui représente 85 % de la surface des forêts mondiales se sont engagés à mettre fin au recul des forêts d’ici 2030. Espérons que contrairement à l’échec de l’atteinte de cet objectif fixé dans la déclaration de New-York de 2014, cette fois-ci sera la bonne, car ce nouveau/ancien engagement suscite beaucoup de scepticisme !
Mais bon, revenons à Serge Morand, qui dans un deuxième temps, avait consulté les données de Gideon, un service d’informations médicales en ligne créé en 1992 à Los Angeles. Alimenté par des professionnels de santé et des centaines d’institutions médicales oeuvrant dans 45 pays, cette opération permet de suivre quotidiennement les foyers épidémiques infectieux dans chaque pays de la planète. Le 4 juin 2020 par exemple, le site affichait 27 maladies infectieuses sévissant au Brésil, comme la leishmaniose, le paludisme, la tuberculose, la rougeole, la schistosomiase (ou bilharziose), le zika et bien sûr la covid-19. Chaque épidémie infectieuse est localisée dans le pays à l’aide d’un point rouge. Quand on compare les données spatiales et temporelles de la déforestation avec celles des maladies infectieuses émergentes, on voit clairement qu’elles sont corrélées, a précisé Serge Morand. En clair : les épidémies zoonotiques ont principalement lieu là où on déforeste.
La déforestation constitue le premier facteur d’émergence des maladies zoonotiques a confirmé Nicole Gottdenker, directrice du laboratoire de pathologie vétérinaire à l’université de Georgie (États-Unis). Nous utilisons, a-t’elle précisé à Marie-Monique Robin, des approches théoriques – comme la modélisation, c’est-à-dire des simulations informatiques – avec des enquêtes de terrain – pour étudier l’écologie et l’évolution des maladies infectieuses dans le contexte des changements environnementaux et de leurs impacts sur la faune. En 2014, Nicole Gottdenker a publié une étude sur les liens entre le changement anthropogénique d’usage des sols et les maladies infectieuses. Pour cette méta-analyse – la première du genre –, elle a épluché 350 articles scientifiques, dont 66,9 % concernaient des observations de terrain, 30,8 % des modélisations et 2,3 % des études expérimentales dans un environnement naturel. Près de 90 % des études consultées montrent que le changement d’usage des sols a un impact sur la transmission des pathogènes zoonotiques. Par quels mécanismes peut-on l’expliquer, lui demande Marie-Monique Robin ? Nicole Gottdinker d’expliquer que lorsqu’on détruit totalement ou partiellement une forêt tropicale, on bouleverse profondément la diversité et le comportement des communautés animales qui y habitent. Par exemple, cela entraîne la disparition des grands prédateurs, comme les jaguars, qui maintenaient en équilibre les mammifères plus petits, dont certains sont de bons réservoirs pour les pathogènes et qui du coup prolifèrent. C’est ce que nous avons observé au Panamapour la transmission de la maladie de Chagas. Découverte en 1909 par le médecin brésilien Carlos Ribero Justiano Chagas, qui lui a donné son nom, la maladie de Chagas affecte 6 millions de personnes par an, principalement en Amérique du Sud. Elle est causée par une bactérie – trypanosoma cruzi – transmise par une punaise et peut provoquer des troubles cardiologiques mortels. Les opossums et les ratons-laveurs, qui sont les réservoirs naturels du parasite, savent très bien s’adapter à la fragmentation des habitats forestiers. De même, l’abondance de la punaise, le vecteur de la maladie et son niveau d’infection par la bactérie augmentent considérablement dans les zones déforestées, si on compare avec des forêts intactes. Une étude de modélisation que Nicole Gottdenker a cosignée avec sa collègue Christina Faust, montre que d’une manière générale, le risque de transmission des maladies infectieuses croît dans les espaces agricoles qui ont été développés dans les aires déforestées, pour pratiquer l’élevage ou les monocultures, ainsi que dans les zones urbanisées, en bordure de ces aires.
La fabrique des territoires d’émergence des maladies infectieuses.
C’est ce que Jean-François Guégan, directeur de recherche à l’Institut de recherche et de développement (IRD) et à l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (INRAE), a confirmé à Marie-Monique Robin. L’homme crée par ces activités ce que Jean-François Guégan appelle des “ territoires d’émergence ”. En effet, le phénomène de déforestation conduit à un point de rupture irréversible dans les écosystèmes, qui perturbe radicalement les communautés animales en provoquant des réactions en cascade. Lesquelles, au final, affectent l’homme. C’est ainsi que la boucle est bouclée !
Quelles furent les conclusions de l’étude que Jean-François Guégan a conduite sur Ébola avec son collègue espagnol, Jesus Olivero, chercheur à l’université de Malaga ? Nous avons repris les 40 flambées épidémiques ayant eu lieu en Afrique depuis l’apparition du virus en 1976. Nous avons ensuite comparé les lieux géographiques des émergences avec les données spatio-temporelles de la déforestation. En parallèle, nous avions un groupe contrôle de 280 sites, sélectionnés au hasard, où il n’y avait pas eu de flambée d’Ébola. Le résultat fut très clair : les épidémies ont eu lieu dans les secteurs où des activités de déforestation avaient été déployées deux ans plus tôt. La conclusion de notre article était que le meilleur moyen d’éviter une prochaine pandémie était d’arrêter de détruire ou de fragmenter la forêt tropicale.
Est-ce que cela veut dire qu’il y a une écologie des maladies infectieuses émergentes, a demandé Marie-Monique Robin ? Tout à fait, lui a répondu Jean-François Guégan, en précisant aussi que les facteurs écologiques qui les favorisent sont également liés au dérèglement climatique. Nous avons constaté qu’une augmentation de la pluviométrie, pouvait décupler les effets de la déforestation sur la mycobactérie responsable de l’ulcère de Buruli. En effet, l’abattage des arbres a pour effet d’ouvrir de la lumière sur les milieux aquatiques, ce qui permet aux oiseaux de chasser plus facilement les poissons, qui eux-mêmes se nourrissaient de petits insectes invertébrés, lesquels du coup – faute de prédateurs – vont se mettre à pulluler. De plus, l’arrivée de lumière provoque une augmentation de la température et une baisse de l’oxygénation de l’eau, ce qui modifie les conditions physico-chimiques du milieu aquatique : cela favorise le développement de microalgues, qu’on appelle “ périphyton ”, oùla bactérieest naturellement présente. Les petits insectes vertébrés broutent ces microalgues et se chargent en mycobactéries, car ils sont ce qu’on appelle des “ hôtes compétents ”, c’est-à-dire aptes à héberger l’agent infectieux.Progressivement, la déforestation transforme l’écosystème en réduisant sa biodiversité : apparaît une gadoue constituée de biofilms de microalgues que l’on ne trouve pas dans des sites ombragés. Fondamentalement, on a créé un nouvel écosystème simplifié qui amplifie la présence de la bactérie et augmente le risque infectieux. Les effets de la déforestation peuvent être accentués par l’exploitation aurifère, qui libère des métaux lourds et de l’arsenic, lesquels augmentent l’acidité de l’eau et réduisent encore plus son niveau d’oxygène. Les humains, en l’occurrence les chasseurs d’or, sont alors contaminés par contact avec l’eau. Il suffit d’avoir une plaie ou une égratignure pour que la mycobactérie pénètre dans le corps et fasse ses dégâts. De plus, lorsqu’il pleut énormément, ce qu’est de plus en plus courant avec le changement climatique, les rivières débordent et inondent la plaine alluviale, y compris les mines d’or. Cela entraîne une expansion géographique de la mycobactérie jusque dans les zones d’habitat. Puis, quand l’eau se retire, elle laisse derrière elle de petites flaques d’eau qui ont les mêmes effets qu’une activité de déforestation en créant les conditions favorables au développement de la mycobactérie. Dans un article publié en 2014, nous avons montré qu’il y avait une corrélation entre les épisodes pluviaux extrêmes des 40 dernières années et le nombre de cas d’ulcère de Buruli enregistrés sur la période. En croissant avec les données environnementales, nous avons fait une prédiction concernant le nombre de cas qui pourraient surgir dans les cinq ans suivant la publication de notre étude. Et la réalité a confirmé nos prévisions !
La maladie X est un concept développé par l’Organisation mondiale de la santé (OMS), qui a établit en 2018 la “ liste Blueprint des maladies prioritaires ” sur lesquelles elle invite les chercheurs à travailler car elles présentent un risque pour la santé publique en raison de leur potentiel épidémique. Cette liste comprend les maladies à virus comme la Nipah, Marburg, Ébola ou les coronavirus, mais aussi ce que l’OMS appelle la “ maladie X ”, c’est-à-dire une maladie inconnue, qu’on ne saurait pas soigner mais qui serait très contagieuse. Un peu comme la covid-19 dira Jean-François Guégan à Marie-Monique Robin ! Forts de l’outil de prédiction qu’ils avaient développé en Guyane, ils ont procédé de la même manière, mais cette fois-ci au niveau mondial, en géolocalisant les émergences des maladies infectieuses de la liste Blueprint de l’OMS qu’ils ont croisées avec différents facteurs : taux de déforestation, densité de population, climatologie, etc. L’étude qu’ils ont complétée en septembre 2019 et qui est en ligne depuis le 20 mars 2020 prévoyait deux lieux d’émergence : Wuhan en Chine et une région de l’Ouganda ! Comme le précise Jean-François Guégan, son étude se contente de pointer des zones à risque pour d’éventuelles émergences, en recommandant une surveillance accrue pour éviter que le risque ne se transforme en danger. En ce qui concerne le mécanisme de la transmission infectieuse, il explique que les processus à l’œuvre sont multifactoriels, à l’image de l’écologie. C’est comme un puzzle, où dès qu’une pièce bouge, c’est l’ensemble des pièces qui bouge. Il n’est pas simple de comprendre comment le fait de couper un arbre peut rendre des gens malades. Et portant, c’est bien ce qui se passe, dit-il !
Les routes favorisent l’émergence de nouvelles maladies.
Marie-Monique Robin demande à Pierre Ibisch, professeur de conservation de la nature à l’université d’Eberswalde en Allemagne, comment les routes affectent la biodiversité ? Il précise d’abord que 80 % de la surface terrestre est sans routes. Ça semble beaucoup, mais de la surface terrestre, il faut retirer de vastes territoires, qui n’ont certes pas de routes, mais qui ne sont pas très productifs biologiquement : les déserts du Sahara, les hautes montagnes, la région arctique ou la toundra. Pour le reste, les aires “ sans routes ” sont fragmentées en quelque 600 000 portions territoriales dont plus de la moitié ont une superficie inférieure à 1 km2 et dont seulement 7 % sont supérieures à 100 km2. Depuis la publication de notre étude en 2016, nous avons réactualisé nos données en utilisant notamment OpenStreetMap, un service collaboratif de cartographie qui renseigne la moindre petite route ou piste. La situation est encore pire que nous le pensions car les aires sans routes se sont encore réduites de 5 %.
Les routes ont toute une série d’effets directs ou indirects sur la biodiversité. Le premier, bien sûr, c’est la perte d’habitats naturels. Ensuite les routes, encore plus si elles sont goudronnées, provoquent des microcrises climatiques, parce que le sol se réchauffe. De nombreux arbres meurent aux abords des routes. De plus, elles provoquent une fragmentation des communautés animales, voire leur disparition quand il s’agit de gros mammifères. D’une manière générale, pour fuir l’activité perturbatrice de la route, les animaux sont contraints de se déplacer et parfois de changer de comportements. Les oiseaux, par exemple, se mettent à chanter plus fort, pour être entendus en raison de la pollution sonore. Viennent ensuite les effets indirects : la route est toujours le prélude à des activités de déforestation, pour exploiter le bois, des ressources minières ou développer l’élevage ou l’agriculture. Elle permet aux hommes de s’installer, de chasser ou de braconner. C’est comme une maladie qui se déplace en cascade d’évènements affectant la santé des écosystèmes, des animaux et finalement des hommes. S’il n’y avait pas eu de routes ouvertes dans les forêts tropicales d’Afrique de l’Est, il n’y aurait probablement jamais eu d’épidémie de sida ou d’Ébola ! Car ce sont les routes qui permettent un contact de l’homme avec la faune dont l’espace vital se réduit. On sait aussi que certaines espèces d’insectes hématophages, tels les moustiques – vecteurs de maladies comme le paludisme, la dengue, le zika ou le chikungunya – profitent des routes pour coloniser de nouveaux environnements, notamment les zones urbaines d’où partent les routes. Sans oublier les gigantesques feux de forêt, dont les fumées déportées par les vents provoquent des maladies respiratoires dans les zones urbaines.
Et Marie-Monique Robin de rappeler au professeur que nous avons besoin de routes. Et Pierre Ibisch de lui préciser que “ nous avons eu ” besoin de routes dans une partie de l’histoire de l’humanité ! En Europe, où le réseau routier est déjà très développé, on continue de vouloir en construire, pour gagner 10 petites minutes sur un trajet ! Quand on sait les dégâts que les routes causent pour la biodiversité et la fonctionnalité des écosystèmes, cela laisse perplexe… Quant aux régions tropicales, il est absolument indispensable de protéger les dernières aires sans routes. Bien sûr que nous avons besoin de routes, mais si nous voulons éviter un effondrement global, la question est de savoir jusqu’où l’homme est autorisé à pénétrer dans les derniers espaces naturels, car tout est relié.
Le rôle des animaux domestiques dans la transmission des pathogènes.
Les animaux domestiques associés aux humains depuis très longtemps jouent un rôle crucial dans la transmission de pathogènes issus de la faune sauvage vers les humains, mais aussi vers d’autres animaux domestiques. Telle est la conclusion d’une étude publiée en 2014 par Serge Morand et Matthew Baylis, directeur de la chaire d’épidémiologie vétérinaire à l’université de Liverpool en Angleterre. Les animaux domestiques constituent un pont épidémiologique entre les animaux sauvages et les humains. Et plus spécifiquement, explique Matthew Baylis à Marie-Monique Robin, les cochons jouent un rôle central dans le réseau infectieux que partagent humains et animaux domestiques. Lorsqu’un virus zoonotique trouve les clés pour passer aux porcs, c’est la voie royale pour son humanisation. Par ailleurs, si les cochons ou poulets sont élevés de manière intensive, le pathogène est amplifié, avant de sauter à l’homme. C’est ce qui s’est passé avec les grippes H5N1 ou H1N1. Comme le précise Malik Peiris, virologue, directeur de l’école de santé publique de Hong Kong et codirecteur d’un pôle de recherche de l’Institut Pasteur, c’est la massification de la production animale qui est à l’origine des émergences infectieuses, comme d’ailleurs celles de la grippe aviaire. Si vous y ajoutez la destruction de l’environnement et la globalisation des échanges, vous avez un cocktail qui conduit inéluctablement à des pandémies mondiales.
Pourquoi dites-vous que la grippe aviaire et le SARS (syndrome respiratoire aigu sévère est une maladie infectieuse des poumons – pneumonie aiguë – due à un coronavirus) présentaient des mécanismes d’émergence similaire ? D’abord, il faut savoir que les virus grippaux comptent 8 segments de gènes qui peuvent se combiner de multiples manières, en donnant des souches différentes comme H1N1, H5N1 ou H7N9. Dans tous les cas, un certain nombre de ces gènes proviennent de sauvagines, c’est-à-dire de canards et oies sauvages. Pour la grippe H5N1, qui a débuté à Hong Kong en 1997, nous avons pu reconstituer le parcours du virus : il provenait de canards sauvages qui avaient transité par le lac de Poyang, la plus grande réserve d’eau douce chinoise. Chaque année plus de 500 000 oiseaux migrateurs font une halte sur ce lac, situé dans la province de Jiangchi au sud de la Chine. Malheureusement, un certain nombre d’entre eux sont capturés et élevés en captivité avec des canards et oies domestiques, car leur chair est très prisée. C’est dans ces fermes d’élevage qu’à eu lieu le premier échange viral. Ensuite, les oiseaux sont vendus à des grossistes qui les stockent avec des poulets, avant de les vendre aux marchés humides ou de volaille vivante un peu partout dans le pays. Ce brassage favorise la transmission du virus mais aussi son amplification et son adaptation à d’autres espèces animales, y compris humaine. Quel est le rôle des élevages intensifs de poulets pour le risque de pandémie de grippe ? Il est énorme, a répondu Malik Peiris. D’abord, parce que les poulets des grands élevages sont des clones du point de vue génétique. Quand un virus y pénètre, il peut se transmettre très facilement, puis contribuer à la création de souches très virulentes. Par ailleurs, il peut facilement voyager en raison du mode de production industriel, qui déplace les animaux sur de grandes distances. Cet avis est partagé par Benjamin Roche, un chercheur de l’Institut de recherche pour le développement (IRD) basé au Mexique depuis 2017. En 2009, alors qu’il travaillait aux États-Unis, il a conduit une recherche sur la grippe aviaire. En mars 2009, un foyer de grippe H1N1 avait été détecté dans l’un des plus grands élevages industriels de porcs mexicains, à Gloria, dans l’État du Veracruz.
Quel était la caractéristique de ce virus H1N1 ? C’était une construction assez rare avec une recombinaison de séquences génétiques issues de grippes porcine, aviaire et humaine. En fait, la grippe est une maladie qui circule depuis très longtemps. D’une année sur l’autre, on peut avoir un changement graduel du virus, qui fait que les humains sont partiellement protégés grâce à une immunité croisée acquise lors de l’exposition aux précédentes souches saisonnières. Mais, avec le virus H1N1, il y a eu ce qu’on appelle un “ shift antigénique ”, c’est-à-dire qu’il y a eu un tel changement dans la structure génétique du virus que les anticorps précédemment développés par la population ne servaient à rien. Comme tous les virus de grippe, celui-ci provenait d’oiseaux sauvages, qui constituent des sortes de banques virales très diversifiées. Tout indique qu’il s’est introduit dans les élevages industriels de poulets, dont l’uniformité génétique contribue à la fabrication de souches hautement pathogènes. Même s’il tue beaucoup de poulets, un virus aviaire virulent ne saute pas forcément chez l’homme, car les systèmes immunitaires sont très différents. Pour que ce passage ait lieu, il faut un hôte intermédiaire et pour cela le porc est idéal, car il a des récepteurs antigéniques qui marchent à la fois pour les oiseaux et pour les humains. Donc pour qu’il y ait une pandémie de grippe, comme en 1918, lors de la grippe espagnole, ou en 1967, 1972 et 2009, il faut un virus qui circule chez les oiseaux – sauvages puis d’élevage -, qui saute chez le porc, puis chez les humains. Là ça devient un virus transmissible qui part en flambée.
Liens entre la biodiversité et les maladies infectieuses émergentes (MIE).
Les ¾ de la planète sont sous domination humaine et en état de dégradation parfois très avancée. L’érosion de la biodiversité s’accélère et, pour de nombreuses espèces, on s’approche d’un point de non-retour. Ce qui manque, c’est la véritable prise de conscience politique et citoyenne que si la biodiversité disparaît, l’humanité disparaît avec elle.
La sixième extinction des espèces.
En mai 2019, 150 experts en sciences naturelles et sociales, issus de 50 pays et appuyés par 250 scientifiques d’autres disciplines, ont rendu un premier rapport de 1700 pages qui faisait la synthèse de 15 000 références bibliographiques sur l’état de la biodiversité. Et le volumineux document fait froid dans le dos : 1 million d’espèces animales et végétales sont menacées d’extinction (sur 8 millions recensées), dont 1/4 des mammifères, 1/6 des oiseaux, 1/3 des amphibiens, des mammifères marins et des récifs coralliens. Le taux d’extinction des espèces est inédit dans l’histoire de l’humanité, notent les auteur-e-s, qui confirment que nous sommes entrés dans la sixième extinction de la biodiversité. La cause est clairement identifiée : l’activité humaine qui a déjà profondément altéré 75 % de la surface terrestre, 66 % des océans et plus de 85 % des zones humides et provoqué un dérèglement du climat, lequel accélère l’érosion de la biodiversité. Sans précédent, cette pression anthropique sur les écosystèmes a fait basculer la planète dans une nouvelle ère géologique, baptisée anthropocène – l’ère de l’humain –, car l’impact de l’homme sur la biosphère est tel qu’il constitue désormais la principale “ force géologique ” capable de provoquer des changements environnementaux qui affectent tous les domaines de la vie, à commencer par la diversité des espèces.
Voici quelques informations fournies par les experts :
En 2018, la population humaine a augmenté de 105 % depuis 1970, pour passer de 3,7 à 7,6 milliards d’habitants.
Chaque année, les humains extraient 60 milliards de tonnes de ressources renouvelables et non renouvelables, soit une hausse de 100 % depuis 1980. Et cela va non seulement augmenter, mais également s’accélérer, paradoxalement, avec la croissance des “ énergies vertes ”.
La superficie des zones urbaines a crû de 100 % depuis 1992.
33% de la surface terrestre et 75 % des ressources en eau douce sont consacrés à l’agriculture.
D’ici 2050, 25 millions de kilomètres de routes goudronnées devraient être construites, principalement dans les pays du Sud.
Entre 2002 et 2013, 2500 conflits pour l’accès aux combustibles fossiles, à l’eau, la nourriture et la terre ont eu lieu dans le monde, lors desquels 1 millier de journalistes et militants écologistes ont été tués.
Le constat est dramatique, explique l’écologue Anne Larigauderie, spécialiste en biologie végétale, initiatrice et secrétaire exécutive de la Plateforme intergouvernementale d’expertise sur la biodiversité et les services écosystémiques (IPBES), crée en 2012 sur le modèle du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC). Pourtant, notre rapport montre que dès qu’on prend des mesures de conservation, ça marche! Par exemple, la mise en place de politiques de gestion durable de la pêche a permis de réduire le pourcentage de stocks de poissons surexploités dans les eaux atlantiques et baltiques de l’Union européenne de 94 % en 2007 à 41 % en 2014. De même, le rythme de destruction des zones humides européennes, dont la superficie a diminué de moitié depuis 1970, a marqué le pas, grâce à la mise en œuvre de mesures de conservation contraignantes. Précisons que le but de l’IPBES est de servir de lien entre la science et le politique, mais aussi les citoyens, qui ont besoin d’être informés.
Quel fut l’impact de la pandémie de covid-19, lui a demandé Marie-Monique Robin ? Il fut très important ! L’IPBES a été saisi par 137 gouvernements, qui nous ont demandé de faire un rapport spécifique sur le lien entre les pandémies et la biodiversité.
Quels sont les motivations des dirigeants des États qui ont saisi l’IPBES ? Beaucoup sont désemparés, car le fait qu’il puisse avoir un lien entre la biodiversité et l’émergence de maladies infectieuses ne fait pas du tout partie de leur mode de pensée. Dans nos sociétés modernes, la santé, c’est la médecine : quand on a un problème de virus, on essaie de la contrôler en investissant massivement dans la recherche d’un vaccin, mais on ne soucie pas de savoir d’où vient cette maladie. L’idée que la santé des humains soit liée à celle de l’environnement est largement méconnue dans les instances dirigeantes. La pandémie de covid-19 a clairement ouvert une porte.
Comment expliquez-vous que la biodiversité, sans laquelle aucune vie sur terre n’est possible, soit si peu valorisée ? D’une part, pendant longtemps, on considérait que la biodiversité relevait des seules sciences naturelles. On pensait alors au Muséum d’histoire naturelle ou à la taxinomie en considérant que finalement tout cela était un peu à l’extérieur de nous. D’autre part, on considérait aussi que la biodiversité était à notre disposition ad vitam aeternam. La doxa qui a longtemps prévalu, c’est que la diversité biologique, à l’instar de l’air et de l’eau était un bien commun infini qui n’a donc pas de valeur, car tout le monde peut se servir à volonté ! À l’image de l’océan, archétype de la ressource infinie. Or le rapport de l’IPBES a montré qu’aujourd’hui seuls 3 % de l’océan peuvent être considérés comme sauvages. Petit à petit, nous découvrons que non seulement la biodiversité n’est pas infinie, mais qu’elle est même menacée de disparition. En d’autres termes, c’est parce qu’elle devient rare que nous prenons conscience de sa valeur. C’est triste et on ne peut espérer que nous saurons prendre rapidement les mesures nécessaires avant qu’il ne soit trop tard…
Biodiversité : un concept récent.
Bruce Wilcox, ex-directeur de la chaire d’écologie et de la santé à l’université d’Hawaii, précise à Marie-Monique Robin que jusqu’au début des années 1980, la biodiversité n’existait pas, ni pour les politiques ni pour le grand public. Ce n’était pas non plus une préoccupation des scientifiques, à l’exception de quelques pionniers qui n’intéressaient pas grand monde. Le premier a avoir utilisé l’expression “ diversité biologique ” est Ray Dassman, un professeur d’écologie (1919-2002), considéré comme l’un des fondateurs du mouvement de protection de la nature, qui a participé à la création du programme sur l’homme et la biosphère de l’Unesco. L’expression est entrée dans le domaine scientifique grâce à l’ouvrage intitulé Conservation Biology. An Evolutionary-Ecological Perspective que Bruce Wilcox a codirigé en 1980 avec Michael Soulé (1936-2020), qui fut son maître à penser. Quelques années plus tard, nous avons cofondé la Société pour la biologie de conservation, ainsi que la revue Conservation Biology. L’expression “ diversité biologique ” sera contractée en “ biodiversity ” en 1985 par le botaniste Walter Rosen, alors qu’il préparait le forum national sur la diversité biologique, organisé en 1986 à Washington par l’Académie des sciences des États-Unis. Les actes de ce colloque ont été publiés en 1988 par l’entomologiste Edward Wilson dans un livre intitulé Biodiversity.
Y-a-t-il un évènement qui a marqué votre carrière lui demande Marie-Monique Robin ? C’est le livre d’Eugene Odum, traduit en de nombreuses langues, que j’ai lu et relu, tant il fut une source d’inspiration. Odum y introduit le concept “ d’écosystème ” qui m’a aidé à sortir du réductionnisme caractérisant alors la science, y compris l’écologie. C’est grâce à lui que j’ai compris aussi que la conservation n’a aucun sens si on ne tient pas compte des communautés humaines qui vivent et cohabitent avec les espèces qu’on veut protéger !
En 1982, vous avez été le premier à définir ce qu’est la diversité biologique. Comment avez-vous procédé demande Marie-Monique Robin ? Dans le livre qu’il a publié en 1968, Ray Dassman parlait certes de diversité biologique mais n’en donnait aucune définition, lui répond Bruce Wilcox. J’ai reçu une demande de Jeffrey McNeely, alors chef des scientifiques de l’Union internationale de la conservation de la nature (IUCN), d’écrire un article pour le congrès mondial des parcs nationaux de 1982, afin de proposer une définition de ce qu’il appelait alors la “ diversité génétique ”. Il faut bien comprendre le contexte de cette époque : en 1976, l’Unesco, sous la houlette de Ray Dassman, avait développé le concept de “ réserve de biosphère ”, dont le but était de promouvoir une gestion durable de la nature, en s’appuyant sur une démarche scientifique. L’objectif que nous partagions tous à l’époque était de protéger strictement 10 % de la superficie d’un pays dans des parcs nationaux, où les humains n’étaient pas autorisés à habiter ni vivre. Autour de chaque aire centrale intouchée, il y avait une zone tampon où pouvaient se développer des activités forestières ou agricoles, mais à petite échelle et avec un mode de gestion durable. La question qui se posait était de savoir et donc de définir, ce que nous voulions protéger dans les aires centrales. À l’époque, on parlait de ressources génétiques, issues des règnes animal et végétal. On évoquait les espèces que l’on considérait comme sensibles, telles que les grands mammifères – tigres ou éléphants. Mais tout cela était très flou !
Bruce Wilcox s’est donc lancé dans un travail de classification des ressources génétiques, en suivant l’exemple de Carl von Linné (1707-1778), ce naturaliste suédois qui a inventé la nomenclature binominale. Comme lui, il s’est dit que pour donner une définition de la diversité biologique, il fallait d’abord qu’il répertorie les éléments constituants. Il s’est aussi inspiré d’Eugène Odum en intégrant le concept d’écosystème, qui permet d’avoir une vision beaucoup plus large que la simple taxinomie, en incluant les interactions qui existent entre les différents niveaux d’organisation des systèmes naturels. Finalement, la définition qu’il a proposé fut : La diversité biologique désigne la variété de toutes les formes de vie, à tous les niveaux des systèmes biologiques, c’est-à-dire au niveau des molécules, des organismes, des populations, des espèces et des écosystèmes. Cette définition a été publiée avec son article dans les actes du congrès mondial des parcs nationaux et a été reprise par l’ONU.
Pourquoi avez-vous dit récemment que le concept de biodiversité est réductionniste et qu’il représente une construction sociale occidentale lui a demandé Marie-Monique Robin ? Parce que ceux qui l’on conçu, comme moi, étaient des occidentaux ! À l’époque, nous n’avons pas tenu compte de l’expérience ni des valeurs et encore moins des besoins des populations qui dépendent de la biodiversité pour vivre. Fort heureusement, certains d’entre nous – en particulier ceux qui vivent dans les régions tropicales –, mais aussi l’Unesco, s’en sont rendu compte, mais quel temps perdu ! En fait, les spécialistes de la conservation, dont je faisais partie, ont fait preuve, au minimum, d’une incroyable naïveté : nous avons été incapables d’anticiper l’ampleur des dégâts qui allaient venir, car nous étions trop déconnectés de la réalité des gens qui doivent vivre et survivre dans les régions tropicales. Aujourd’hui, dans tous les pays du Sud-Est asiatique, les petits paysans exercent une énorme pression sur les parcs nationaux, parce qu’ils doivent abandonner les cultures traditionnelles – celles qui nourrissent leurs concitoyens – qui ne sont pas assez rémunérées. Ils ont besoin de terres pour planter des cultures de rente, qui, elles sont soutenues par les gouvernements, comme le sucre, qui sera exporté, ou le maïs qui servira à nourrir les usines à poulets. On ne pourra jamais protéger efficacement la biodiversité si on ne résout pas la question de la pauvreté et si on ne revoit pas de fond en comble le système économique qui génère cette pauvreté.
Ce constat nous ramène à l’approche, mise de l’avant par le biologiste Henri Laborit (1914-1995), à l’effet que l’on doit intégrer dans une analyse “ interdisciplinaire ” d’une quelconque problématique “ tous ” les niveaux d’organisation, incluant bien sûr les systèmes socioéconomiques en place, puisque tout est inter-relié dans ce grand ensemble que constitue la vie sur notre planète.
Nécessité de rétablir le lien entre la santé et l’environnement.
En 2005, Bruce Wilcox, avait publié un article dans la revue EcoHealth, qu’il avait créé en 2004, affirmant : Les épidémies de maladies précédemment inconnues représentent l’un des problèmes scientifiques les plus difficiles auxquels la société est confrontée aujourd’hui. L’idée était d’encourager la recherche interdisciplinaire entre les sciences de l’écologie et de la santé, en privilégiant les études de terrain. Il s’agissait de promouvoir une vision holistique qui intègre les processus biologiques depuis le niveau moléculaire jusqu’au dynamique comportementale des écosystèmes dans laquelle est imbriquée la relation entre les pathogènes et leurs hôtes, en relation avec les changements démographiques, sociaux et environnementaux.
Dans l’article cité, nous prenons l’exemple du choléra qui nous paraissait un excellent cas d’école pour la compréhension des mécanismes conduisant à l’émergence ou à la réémergence de maladies infectieuses. À la fin des années 1990, des études ont en effet permis de sortir du modèle linaire qui réduisait le choléra à un simple problème de transmission orale-fécale d’une bactérie aquatique à un hôte humain. Elles ont montré que d’autres facteurs pouvaient entre en jeu, comme le changement climatique, la prolifération du zooplancton et le réchauffement de la surface des océans. En d’autres termes : les épidémies de choléra, comme celles de maladies infectieuses zoonotiques et vectorielles sont liées aux altérations de l’environnement naturel et à des processus biologiques, sur lesquels les humains ont une influence grandissante.
Dans votre article, vous parlez de biocomplexité, qu’entendez-vous par là, lui a demandé Marie-Monique Robin ? Contrairement à ce que les scientifiques pensent généralement, y compris certains écologues, il n’y a pas d’un côté les humains et, de l’autre, les écosystèmes. Non seulement les deux ne sont pas séparés, mais ils sont même intimement liés, car il y a très peu d’endroits sur la planète qui n’aient pas été touchés par l’homme. Dans son livre Plagues and Peoples, paru en 1976, l’historien William McNeill montre comment l’histoire des maladies infectieuses est corrélée à celle des changements sociaux et environnementaux causés par l’activité humaine et vice versa. Il a identifié 8 grandes ères infectieuses à travers les âges, comme celle de la petite vérole qui a décimé les populations aztèques, ou celle de la peste bubonique en Chine. La dernière, qu’il a rajoutée lors d’une édition augmentée de son ouvrage, concerne le sida et les maladies infectieuses émergentes, caractéristiques de ce que j’appelle la “ biocomplexité ”, parce qu’elles sont le résultat d’un système complexe d’interactions entre les humains et la nature, en particulier la biodiversité. Or ce système n’est plus linéaire, mais adaptatif, c’est-à-dire qu’il provoque des réactions en chaine, comme des propriétés émergentes, qu’on peut difficilement étudier ou prévoir en laboratoire. C’est pourquoi seul un retour au terrain des scientifiques visant à comprendre comment fonctionne l’interface humains-animaux-environnement nous permettra de quitter l’ère des maladies émergentes infectieuses.
Il est clair qu’il faut retourner aux fondamentaux, a dit l’écologue Jean-François Guégan à Marie-Monique Robin. L’avènement de la biologie moléculaire et la sophistication des outils qui permettent de séquencer les virus ou n’importe quel microorganisme dans un temps record ont contribué à une sorte d’amnésie, donc à une vision réductionniste de la science. Depuis une trentaine d’années, les chercheurs en biomédecine ont oublié ce que savait un infectiologue comme Charles Nicole (1866-1936) ou l’un des premiers disciples de Pasteur comme Émile Duclaux (1840-1936), à savoir qu’on ne peut lutter efficacement contre un agent pathogène sans connaître le milieu dont il est issu et les conditions biologiques et environnementales qui favorisent sa transmission. Je ne dis pas que le travail des virologues en laboratoire ne sert à rien, mais il ne peut être que complémentaire de la recherche de terrain.
En 2018, vous avez rédigé un article sur la pathogéographie. Est-ce qu’il y a une géographie des pathogènes lui a demandé Marie-Monique Robin ? Tout à fait ! Les zones intertropicalesabritent beaucoup plus d’agents pathogènes que les régions septentrionales plus tempérées comme celles d’Europe ou d’Amérique du Nord. La raison est simple : il y a une corrélation positive entre la richesse en oiseaux et mammifères et celle des microorganismes que ces animaux abritent. En d’autres termes : les régions que l’on considère comme des hotspots de biodiversité sont riches en espèces animales et végétales, mais aussi en microorganismes de toutes sortes : virus, bactéries ou parasites.
Plus de biodiversité signifie plus de pathogènes, mais moins de biodiversité signifie plus d’épidémies infectieuses.
Serge Morand explique à Marie-Monique Robin que la conclusion suivante peut-être tentante : si une biodiversité riche en oiseaux et en mammifères est associée à un grand nombre de maladies infectieuses potentielles, l’extinction massive de ces animaux sauvages devrait logiquement se traduire par une réduction des agents infectieux et, donc du risque épidémique. Le déclin de la biodiversité serait donc une bonne nouvelle pour la lutte contre les pestes !
Or c’est le contraire qui se produit, explique Serge Morand. Il a conduit une étude avec des collègues asiatiques pour comprendre comment la biodiversité affecte la distribution et l’émergence des maladies infectieuses en Asie et dans la région pacifique. Pour cela, nous avons tenu compte de facteurs socio-économiques – comme la taille de la population, le niveau du PIB et de celui des dépenses en santé publique – de la géographie – la latitude et la superficie des pays – du climat – les précipitations et la température – et des caractéristiques de la biodiversité biologique – comme la richesse en espèces de mammifères et d’oiseaux, la couverture forestière et les espèces de mammifères et d’oiseaux menacées d’extinction. Puis, nous avons consulté les données de Gidéon et de l’OMS pour la période de 1950 à 2008 : nous avons identifié 124 épidémies déclenchées dans les pays asiatiques et du Pacifique, en constatant une augmentation constante du nombre d’émergences mais aussi des types de maladies, majoritairement zoonotiques. Il faut noter que le nombre d’épidémies est corrélé à l’augmentation des dépenses de santé, ce qui peut signifier une meilleure capacité de détection et de signalement. Il n’empêche, nos résultats sont sans appel : le nombre total de maladies émergentes est positivement corrélé au nombre d’espèces de mammifères et d’oiseaux menacées d’extinction. Par ailleurs, le nombre de maladies infectieuses vectorielles est négativement corrélé à l’importance de la couverture forestière : il augment lorsque celle-ci diminue. Dit autrement : les épidémies de zoonoses et de maladies à transmission vectorielle sont liées aux pertes de biodiversité, mesurées par le nombre d’espèces sauvages menacées ou par la densité du couvert forestier. Donc, si on résume : plus de biodiversité signifie plus de pathogènes, mais moins de biodiversité signifie plus d’épidémies infectieuses.
Comment expliquez-vous ces résultats apparemment contradictoires, lui demande Marie-Monique Robin ? La première explication avancée est que la perte de biodiversité, due à la fragmentation ou à la destruction des habitats naturels, favorise des contacts nouveaux entre les animaux sauvages et les humains. La seconde hypothèse est contre-intuitive et fait l’objet de nombreuses études depuis une quinzaine d’années : si la biodiversité peut-être considérée comme une source de danger, car elle héberge de nombreux pathogènes, la crise de la biodiversité s’accompagne de crises épidémiques, dues précisément à l’effondrement de la biodiversité des espèces animales qui joue un rôle tampon pour la propagation des agents pathogènes. C’est ce qu’on appelle “ l’effet dilution ”.
Mais, alors lui demande Marie-Monique Robin, que répondez-vous à ceux qui vous disent que la corrélation entre le nombre d’épidémies infectieuses et celui des espèces menacées d’extinction ne signifie pas forcément un lien de causalité ? Serge Morand de lui répondre que pour comprendre le lien entre la biodiversité et les maladies infectieuses émergentes, on ne peut pas mener une étude à grande échelle qui consisterait à manipuler des écosystèmes entiers ! En revanche, la perspective historique permet de constater des évolutions et de rapprocher des données, qui pourraient sembler ne présenter aucun rapport. Cela revient à travailler comme des épidémiologistes de la santé, qui mesurent et comparent plusieurs facteurs pour déterminer les causes de l’apparition d’une maladie. Une fois ces causes potentielles sont définies et qu’elles apparaissent cohérentes, on peut, dans un second temps, tenter de mettre au jour les mécanismes à l’œuvre. Mais dans tous les cas, la démarche historique peut-être très utile : par exemple, la Thaïlande a décidé de remonter sa couverture forestière, en plantant des monocultures d’hévéas. Ce n’est pas de la forêt, car il n’y a aucune biodiversité. Nous savons, par les corrélations que nous avons établies précédemment, que cela va entraîner une prolifération des moustiques tigres qui transmettent le virus chikungunya ou zika. Nous pouvons donc émettre des mises en garde.
Comment la biodiversité protège la santé : l’effet dilution.
Les virologues connaissaient déjà la famille des Hantaviridae, qui regroupe diverses espèces d’hantavirus, dont les réservoirs sont toujours des muridés – des rongeurs –. Ils savaient, grâce à des études moléculaires et biogéographiques, que les hantavirus ont un ancêtre commun, qui était associé à un seul et même rongeur il y a 30 millions d’années. Ensuite, les hantavirus se sont diversifiés, tout comme leurs hôtes muridés, avec qui ils ont coévolué. Aujourd’hui, chaque espèce d’hantavirus est hébergée par un rongeur spécifique, qui est pour ainsi dire l’hôte attitré. La distribution d’un hantavirus est donc liée à l’aire de répartition géographique du rongeur qui en est le réservoir.
En 1993, les équipes du CDC ont mené une traque, en capturant 1700 rongeurs vivant à proximité des maisons où habitaient les victimes contaminées de Gallup au cœur de la réserve des Navajos de la région de Fourcorners où convergent les quatre États du Colorado, du Nouveau-Mexique, de l’Arizona et de l’Utah des États-Unis. Le verdict finit par tomber : c’est la souris sylvestre qui était porteuse du virus, baptisé alors sin nombre (sans nom). Quant à la nouvelle maladie, dont le taux de létalité est d’au moins 30 %, elle fut appelée “ syndrome pulmonaire à hantavirus ” (SPH). À la fin des années 1990, le SPH a été déclaré “ maladie panaméricaine ” en raison de sa propagation dans toutes les Amériques du Canada à la Terre de feu. Dans le même temps, une autre maladie infectieuse, également transmise par les rongeurs, s’est propagée en Amérique du Sud et en Afrique occidentale. Causée par un arénavirus, elle provoque aussi des fièvres hémorragiques, comme celle dite de “ Lassa ” qui au Nigeria, en 2020, tuait 80 % des femmes enceintes infectées.
Au début des années 2000, James Mills, ex-directeur de l’unité des pathogènes viraux au CDC d’Atlanta, conduisit une étude pour déterminer les facteurs favorisant l’émergence de ces épidémies de syndrome pulmonaire à hantavirus et de fièvres hémorragiques. Dans l’introduction de l’article qu’il a publié en 2006 dans Biodiversity, il rappelle le paradoxe contre-intuitif rapporté par Serge Morand à Marie-Monique Robin : bien qu’il semble logique d’imaginer qu’une plus grande biodiversité globale conduise à une plus grande diversité de pathogènes et donc à une plus grande incidence de maladies humaines, un examen des circonstances entourant les épidémies récentes de fièvres hémorragiques transmises par les rongeurs suggèrent l’inverse. D’abord, il a observé que toutes les émergences ont eu lieu dans des environnements perturbés par des activités anthropiques, comme le développement des monocultures ou de l’élevage intensif et caractérisés par une très faible biodiversité animale et végétale. Pour illustrer ce constat, il fournit des photos de sites liés aux infections diagnostiquées. On y voit par exemple : un gigantesque champ de soja transgénique de la région de Santa Fe, en Argentine, où les prairies de la célèbre pampa ont été détruites pour implanter les cultures de Monsanto. On y voit également des monocultures de canne à sucre dans une autre province de Santa Fe, cette fois-ci de Bolivie, où la forêt primaire a été éradiquée, puis brûlée. De même au Panama, la péninsule Azuero est devenue une aire endémique de SPH, suite à la destruction de la forêt primaire qui a été remplacée par une mosaïque de pâturages, champs agricoles et habitations humaines. Ensuite, James Mills a observé que le rongeur réservoir du virus est systématiquement une espèce dite “ généraliste ” ou “ opportuniste ”. Les muridés, explique-t-il, forment une très vaste famille qui compte plus de 1150 espèces, appartenant à 18 sous-familles (souris, rats, mulots, hamsters, gerbilles…).
Les zoologues ont identifié deux catégories qui, dans un écosystème sain, cohabitent :
Les espèces “ spécialistes ”, hautement adaptées à un type d’habitat particulier, étroitement défini et qui ont besoin de ressources alimentaires spécifiques. Occupant une niche écologique réduite dans un écosystème, ces espèces ont une espérance de vie très longue, une maturité sexuelle lente et une fécondité réduite. Elles ne survivent pas à la destruction de leurs habitats naturels ;
Les espèces “ généralistes ” ou “ opportunistes ”, capables de s’adapter à des environnements très différents et de se nourrir avec une grande diversité d’aliments. Elles ont une espérance de vie plus courte, sont extrêmement fécondes et se développent rapidement. Elles survivent facilement à la modification des habitats et peuvent même en profiter si celle-ci est liée à l’introduction de nouvelles ressources alimentaires, comme celles fournies par les monocultures de soja, de maïs ou de canne à sucre.
Les rongeurs dits “ synanthropiques ”ou “ péridomestiques ”, qui vivent à proximité de l’homme, sont généralement des espèces généralistes. Quand les écosystèmes sont perturbés, les espèces spécialistes disparaissent au profit des généralistes, ce qui entraîne une baisse de la biodiversité des rongeurs. L’étude de James Mills montre ainsi que les rongeurs qui ont été identifiés comme réservoirs des virus provoquant le syndrome pulmonaire à hantavirus et les fièvres hémorragiques sont précisément des espèces généralistes, qui se mettent à proliférer quand leurs cousins spécialistes ont disparu, notamment du fait de la compétition pour la nourriture. Le résultat est une augmentation de la transmission du virus dans la population hôte qui est plus abondante et un risque accru pour les humains, conclut James Mills et d’ajouter : ces données confirment l’hypothèse de l’effet dilution.
La maladie de Lyme : le modèle de l’effet dilution.
L’hypothèse de l’effet dilution est aujourd’hui soutenue par nombre de scientifiques qui l’ont testée et vérifiée aux quatre coins du globe. Elle stipule qu’une riche biodiversité locale a un effet régulateur sur la prévalence, la transmission et la virulence des pathogènes.
C’est Richard Ostfeld et Felicia Keesing, qui ont proposé ce concept dans un article publié en juin 2000 dans la revue Conservation Biology.Le couple, puisqu’ils sont mari et femme, codirige depuis 2015 le Tick Project, un programme de recherche sur les tiques conduit dans le Dutchess County, situé dans l’État de New-York, qui présente l’un des taux d’incidence de la maladie de Lyme les plus élevés de États-Unis. La maladie tire son nom de la ville de Lyme (Connecticut), où elle a été identifiée officiellement pour la première fois en 1977. Les victimes étaient des enfants qui souffraient d’une forme d’arthrite inconnue des professionnels de la santé. Finalement, on découvrit que les victimes avaient été mordus par des tiques de l’espèce Ixodes Ricinus infectées par la bactérie Borrelia , dont les principaux réservoirs sont des rongeurs et, plus rarement, certaines espèces d’oiseaux. Depuis, l’incidence de cette zoonose vectorielle n’a cessé d’augmenter aux États-Unis et ailleurs comme au Canada.
C’est précisément en travaillant sur la maladie de Lyme que Richard Ostfeld et Felicia Keesing ont développé le concept d’effet dilution. Au début des années 1990, Felicia Keesing travaillait sur les forêts de chênes de la côte Est des États-Unis. Elle étudiait alors les interactions entre la production de glands, les mammifères sylvestres – comme la souris à pattes blanches, les tamias et les cerfs – et les Lymantria dispar, dont les chenilles déciment les feuillus de l’hémisphère nord. Elle a constaté que les souris à pattes blanches étaient fortement infectées par des nymphes de tiques à pattes noires. Il faut savoir que le cycle de développement de la tique Ixodes Ricinus est tout à fait particulier. Il se déroule en trois stades, qui peuvent s’étendre sur deux à six ans : de l’œuf pondu par une femelle naît une larve qui se transforme en nymphe d’environ 2mm, laquelle double sa taille pour devenir un adulte. À chaque stade, y compris celui de la ponte des œufs, la tique a besoin d’un repas sanguin pour se nourrir, dont la durée varie de 3 à 7 jours, selon son niveau de développement. À la fin du festin, elle se détache de l’hôte, dont elle s’est gorgée et tombe sur le sol, où elle a besoin d’humidité pour survivre et où elle peut attendre plusieurs mois, avant de passer au stade suivant de son cycle de développement. Richard Ostfeld a découvert qu’aux États-Unis, c’est les souris à pattes blanches qui sont le principal réservoir de la bactérie Borrelia burgdorferi.Si la larve de tique est née dans un environnement qui favorise les souris à pattes blanches, la probabilité qu’elle soit infectée par la bactérie est extrêmement élevée. Et quand elle se transformera au printemps en nymphe, elle constituera un danger pour les humains.
Deux situations permettent de réduire la probabilité que la tique se nourrisse sur une souris à pattes blanches : la première est la diminution de la population du rongeur, grâce à l’activité de prédateurs ; la seconde est la présence d’une communauté abondante de petits mammifères qui ne sont pas des hôtes compétents pour la bactérie. Un hôte “ non compétent ” est un vertébré qui n’est pas capable d’assurer la multiplication ni la transmission de la bactérie. Dans la première étude que nous avons réalisée dans 10 aires forestières de l’est des États-Unis, nous avons constaté que les hérissons, tamias, lapins, lièvres, musaraignes, taupes, lézards et certains oiseaux qui nichent au sol font partie de cette catégorie. Chaque repas sanguin que fait une tique sur l’un de ces animaux est donc une transmission perdue pour la bactérie. Nous en avons tiré une première conclusion : plus les hôtes non compétents sont nombreux et diversifiés dans un écosystème par rapport aux hôtes compétents, plus la transmission du pathogène est affectée négativement et plus le risque d’infection pour les humains diminue. En d’autres termes : les souris jouent le rôle d’amplificateur du risque infectieux tandis que les hôtes non compétents ont un effet inhibant, car ils permettent au contraire de le diluer (d’où l’appellation effet dilution).
Quels sont les facteurs qui influencent l’abondance des hôtes compétents dans un écosystème lui a alors demandé Marie-Monique Robin ? Ce fut précisément le thème de l’étude que nous avons publié en 2003, lui a répondu Richard Ostfeld. Et la réponse est sans ambiguïté : quand on fragmente une forêt, pour développer de l’agriculture ou des zones urbaines, on réduit la biodiversité des mammifères qui vivaient dans la forêt intacte et on encourage la prolifération des souris à pattes blanches qui adorent au contraire les environnements perturbés. Du coup, on augmente aussi la population des tiques infectées. Pour notre étude, nous avons collecté les tiques dans 14 îlots de forêt d’érables du Dutchness County, dont la taille était comprise entre 0,7 et 7,6 hectares. Nous avons constaté que plus la superficie des parcelles forestières était élevée, plus la prévalence des nymphes infectées était faible, de même que la densité des nymphes. Le risque de contracter la maladie de Lyme dans les parcelles plus petites était 5 fois plus élevé que dans les parcelles plus grandes. Les souris à pattes blanches sont des généralistes qui se reproduisent rapidement et sont capables d’occuper de vastes territoires avec des environnements très variés. Par ailleurs, la densité de leur population est inversement proportionnelle à la taille des aires forestières : plus la forêt est fragmentée, plus elles prolifèrent. Dans une étude publiée en 2004, nous avons montré que l’un des mécanismes qui expliquent ce phénomène est la disparition des autres espèces de rongeurs – comme les tamias ou les écureuils –, ainsi que les prédateurs qui ne peuvent pas vivre dans des espaces réduits. Or les belettes, les renards roux ou gris, les coyotes ou les rapaces comme les chouettes rayées, se nourrissent en partie des souris à pattes blanches et jouent donc un rôle de régulateur de leur population, mais aussi des pathogènes qu’elles hébergent. C’est pourquoi, avec Felicia, nous disons que les prédateurs et plus généralement la biodiversité, protègent la santé humaine.
L’écologie des maladies infectieuses.
Comme Felicia l’a précisé à Marie-Monique Robin, l’idée que la biodiversité protège contre les maladies existait avant que nous ayons publié notre premier article en 2000. En 2006, j’ai cosigné une étude qui montre qu’en Inde les vaches sont sacrées pour des raisons religieuses, mais aussi parce que leur présence est protectrice : les paysans hindous savent que si l’on dort près d’elles, elles vont attirer les moustiques, vecteurs du paludisme, qui vont se nourrir sur elles et du coup ignorer les hommes. De même, dans le domaine agricole, les paysans savent depuis des lustres que la diversité dans un champ permet de réduire la transmission de certaines maladies végétales. Donc l’idée que la biodiversité des espèces est le meilleur antidote contre la transmission de pathogènes n’est pas nouvelle. Ce que nous avons fait avec Rick, c’est de mettre au jour les mécanismes à l’œuvre, en proposant un cadre théorique qui permette de faire des prédictions, y compris pour d’autres maladies que celle de Lyme. Les deux chercheurs réalisent depuis le début des années 2000 un patient travail de terrain. Toutes les données de terrain récoltées nous ont permis de développer un modèle informatique où nous pouvons virtuellement modifier les variables, a expliqué Felicia. Dans notre première modélisation, publiée en 2003, nous avons clairement constaté que lorsqu’on ajoute des espèces animales dans une communauté très pauvre en biodiversité, la prévalence des nymphes infectées décline fortement. C’est ainsi que nous avons identifié ce que nous appelons des “ hôtes de dilution ”, comme les écureuils, caractérisés par une charge en tiques élevée, une faible compétence de réservoir et une forte densité de population.
Le titre de votre article parle “ d’écologie des maladies infectieuses ”. Qu’entendez-vous par là, lui demande Marie-Monique Robin ? L’écologie est l’étude des interactions et les maladies infectieuses sont le résultat d’interactions entre un micoorganisme, un virus ou une bactérie qui vit dans un hôte – animal ou plante – et qui interagit à un moment avec nous. Donc chaque maladie infectieuse est intrinsèquement un système écologique. Si cette manière de concevoir les maladies infectieuse, cela permettrait de développer des mesures de prévention efficaces, plutôt que d’attendre qu’un pathogène ait déjà ayant atteint la communauté humaine pour réagir…En ce qui concerne Felicia, c’est grâce à leurs travaux sur la maladie de Lyme qu’elle a pu aller dans cette direction, en découvrant les connexions concrètes entre l’écologie et la santé humaine. C’est le but du Tick Project qu’elle dirige avec Rick, dans le Dutchness County, où les habitants vivent dans l’obsession de contracter la maladie de Lyme. Pour ce projet, qui s’étale sur 5 ans, 24 volontaires représentant chacun un lot d’une centaine de maisons, ont été recrutés. Chaque participant a reçu plusieurs tick control system, des boîtes qui attirent les rongeurs. Quand un animal y entre, il reçoit une dose de fipronil, un insecticide utilisé pour débarrasser les chiens et les chats des tiques et qui est aussi efficace sur les souris à pattes blanches. Par ailleurs, l’équipe de Rick et Felicia distribue régulièrement du Metarhizium anisopliae, un champignon qui pousse naturellement dans les sols des forêts et qui a la propriété de tuer les tiques. À la fin du projet, nous évaluerons son impact sur le taux de prévalence de la maladie de Lyme dans le secteur et s’il est positif, nous ferons des recommandations aux municipalités et aux administrations régionales. Ce projet de gestion sanitaire ne doit sûr pas faire oublier qu’il faut aussi repenser l’aménagement global de nos territoires, en préservant et développant la biodiversité.
Nos travaux sur la maladie de Lyme ont déclenché une avalanche d’études et nous avons été totalement surpris de découvrir que l’effet dilution était observé dans de domaines aussi variés que les invertébrés aquatiques, les amphibiens, les oiseaux, les mammifères, mais aussi les plantes. Comme l’a précisé Rick Ostfeld à Marie-Monique Robin : l’effet dilution nous dit qu’en préservant la biodiversité, nous protégeons la santé des écosystèmes, des animaux, des plantes et des humains.
Les monocultures favorisent les épidémies.
Christian Lannou, ingénieur agronome, épidémiologiste et directeur du département Santé des plantes et environnement de l’Institut nationale de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (INRAE) explique à Marie-Monique Robin que : l’absence de diversité dans les champs est la principale cause des maladies des cultures. Et que c’est précisément parce que la diversité génétique est très faible dans les cultures intensives que les agriculteurs utilisent autant de pesticides, a-t-il poursuivi. Le problème a commencé au néolithique : à partir du moment où on met une plante sauvage en culture et qu’on rassemble dans un même champ des végétaux très proches génétiquement, on crée un système qui favorise les épidémies. Le modèle agricole industriel a porté cette fragilité au centuple car, dans un champ de blé moderne, toutes les plantes sont des clones. Quand un parasite y fait irruption, il se répande comme une trainée de poudre.
Christian Lannou a beaucoup travaillé sur la rouille brune du blé, une maladie provoquée par un champignon, la Puccinia triticina, qui est connue depuis l’Antiquité. Imaginer que dans un même champ on ait mélangé deux variétés de blé différentes, une sensible à la rouille et une qui présente des gènes de résistance lui permettant de ne pas être affectée par le champignon. Sur les 10 spores distribués au hasard, la moitié tombera donc sur des plants sensibles et l’autre moitié sur des plants résistants. Au final, on aura 5 infections au lieu de 10. Cela veut dire qu’en introduisant de la diversité génétique, on diminue le risque infectieux et épidémique par deux. C’est ce que l’on appelle l’effet dilution. Et si on mélange différents types de cultures dans un même champ est-ce que l’effet dilution fonctionne aussi, lui demande Marie-Monique Robin ? Tout à fait, répond Christian Lannou sans hésiter. C’est ce qu’on appelle des cultures associées. Lorsqu’on cultive en même temps, par exemple, des céréales et des légumineuses, on éloigne les plantes sensibles les unes des autres, en créant une barrière, qui au final dilue la quantité de champignon en circulation. Ce mélange permet aussi de changer le microclimat, l’humidité ou la circulation du vent.
Marie-Monique Robin lui demande si l’on peut considérer que, d’une manière générale, l’intensification agricole rend la production très vulnérable ? Sans aucun doute : après la Seconde Guerre mondiale, on a remembré, agrandi les parcelles et uniformisé les paysages dans des régions entières. On a réduit le nombre d’espèces cultivées en développant des monocultures, qui de surcroît sont très bien nourries avec des engrais azotés. J’ai publié une étude qui montre que les engrais favorisent le développement de la rouille brune du blé, en encourageant la multiplication du champignon qui, produit plus de propagules sur un blé trop nourri. Il est aujourd’hui bien établi que le système agricole intensif favorise les pullulations, ce qui entraîne un usage croissant de produits chimiques. Si l’on veut sortir de cette impasse, il faut entièrement repenser le système de production agricole, mais aussi forestier, en réintroduisant de la biodiversité. Car très clairement, il y a un lien entre la biodiversité et la santé végétale.
Pierre Ibisch, professeur de conservation de la nature et spécialiste des forêts a également observé que la diversité des essences arboricoles protégeait les arbres contre les maladies. Actuellement, en Europe occidentale, un champignon ravage les forêts de frênes, a-t-il commenté. Il est apparu soudainement et provoque la chalarose, encore appelée “ flétrissement du frêne ”. Je me suis rendu dit-il dans les Carpates ukrainiennes, où l’on trouve encore des forêts primaires, avec une très grande diversité d’arbres. Le champignon de la chalarose est présent, mais il ne provoque que des dégâts très localisés. Son effet est dilué par la diversité génétique des espèces. D’une manière générale, les arbres sont en meilleure santé quand ils sont dans des forêts peu perturbées par l’homme et ils sont plus résilients au stress que provoque le dérèglement climatique. Une étude publiée en 2019 par une équipe californienne de l’université de Stanford l’illustre clairement. Ces chercheurs ont examiné les données biologiques (diversité des espèces) et sanitaires (déclaration de maladies par comté) pour 130, 210 parcelles forestières, situées dans tous les États-Unis. Ils ont constaté que la biodiversité des arbres réduit la transmission ainsi que la virulence des pathogènes.
Les engrais et les pesticides chimiques favorisent les maladies infectieuses.
Non seulement, les pesticides et engrais chimiques polluent les nappes phréatiques et les ressources aquatiques précise David Civitello, chercheur et écologue de la santé, mais nous avons aussi observé que la dégradation de la qualité de l’eau contribue à l’émergence de maladies infectieuses, comme la schistosomiase qui affecte plus de 200 millions de personnes chaque année dans les régions tropicales. Encore appelée “ bilharziose ”, la schistosomiase est une maladie parasitaire causée par un trématode – un ver plat de l’espèce schistosoma – transmis par un escargot d’eau douce, agissant comme hôte intermédiaire : les œufs s’y transforment en larves, lesquelles ont ensuite besoin pour devenir des vers adultes d’un hôte définitif, les humains ou d’autres mammifères. La contamination s’opère par contact cutané dans des réserves aquatiques. Les femelles pondent alors des œufs dans les organismes de leurs victimes et le cycle peut reprendre : une partie des œufs est expulsée dans les excréments ou les urines, qui contaminent les eaux qui infectent les escargots. Dans sa forme la plus grave, la bilharziose provoque des cancers de la vessie, des lésions génitales ou des insuffisances hépatiques graves. Elle touche des populations pauvres d’agriculteurs et de pêcheurs tout particulièrement les femmes qui lavent leur linge dans les eaux infestées, ainsi que les enfants qui s’y baignent. Pour l’heure, un seul médicament (le praziquantel) permet de la traiter, mais il est loin d’être accessible à tous. Dans une étude publiée en 2018, David Civitello et ses coauteurs ont montré que la construction de barrages et le développement de l’agriculture irriguée entraînent une augmentation de la distribution et de la prévalence de la bilharziose, qui menace 800 millions de personnes. Pour cela, ils ont constitué un dispositif expérimental comprenant plusieurs bassins, dans lesquels ils ont reproduit fidèlement les conditions aquatiques d’un réservoir de barrage ou du lit d’une rivière. Ils ont introduit des algues et du zooplancton, trois espèces d’escargots – dont deux sont des hôtes des vers Schistosoma, deux espèces de prédateurs des gastéropodes, des écrevisses et des punaises d’eau et des œufs de schistosomes (provenant de hamsters infectés). De plus, ils ont ajouté, séparément ou en mélange, des concentrations d’engrais et de pesticides chimiques – un herbicide (l’atrazine) et un insecticide (chlorpyrifos) – que l’on peut trouver dans les régions où la bilharziose est endémique. Nos résultats ont montré que l’atrazine et l’engrais augmentent la population des escargots en stimulant le développement des algues qui constituent leur principale source d’alimentation, a commenté David Civitello. C’est un effet écologique du bas vers le haut. De plus, le chlorpyrifos tue les écrevisses et punaises d’eau, prédateurs des escargots, selon un effet du haut vers le bas. En résumé : la présence de résidus d’engrais et de pesticides chimiques augmente le risque de bilharziose pour les humains. Cette étude expérimentale permet de comprendre pourquoi la région du barrage de Diama, construit sur le fleuve Sénégal, notamment pour pratiquer l’agriculture intensive irriguée, a connu une explosion de la bilharziose. Et malheureusement, les remèdes proposés ont été désastreux, à savoir l’usage de la niclosamide, un molluscicide censé éradiquer les escargots mais qui est aussi néfaste pour les poissons. Dans une étude publiée en août 2020, nous avons montré qu’en affectant les poissons, ce produit élimine un prédateur naturel efficace des escargots, mais aussi prive les populations locales d’une source capitale en protéines.
Les maladies non transmissibles : l’hypothèse de la biodiversité.
Avec la covid-19, explique Nathalie Charbonnel, biologiste, notre étude prend encore plus de sens : c’est la première fois que va être examiné l’impact de la biodiversité environnementale sur la diversité des rongeurs et des agents pathogènes qu’ils portent, d’une part ; et, d’autre part, sur le microbiome de ces mêmes rongeurs, qui influence leur système immunitaire.
Le terme microbiome a été inventé par Joshua Lederberg, généticien et prix Nobel de médecine qui avait ouvert en 1989 la conférence de Washington sur les virus émergents. Dans un article publié en 2001, il définit ce nouveau concept comme la communauté écologique de microorganismes commensaux symbiotiques et pathologiques qui littéralement partagent notre espace corporel. En d’autres termes : le microbiome comprend l’ensemble des virus, bactéries et champignons qui vivent à l’intérieur de notre corps et sur notre peau. Il est constitué de plusieurs “ microbiotes ”, comme le microbiote cutané qui compte un million de bactéries par cm2 de peau. Ou le microbiote intestinal qui héberge 100 000 milliards de microorganismes, pesant environ 1,5 kg chez un humain adulte. Aussi appelé “ flore intestinale ”, ce mastodonte est notamment peuplé de bactéries qui favorisent la digestion, aident l’intestin à se protéger de l’intrusion d’agents pathogènes ou participent à la construction du système immunitaire. S’il est en déséquilibre on dit que le microbiote intestinal souffre de “ dysbiose ”, à l’origine de maladies inflammatoires comme la maladie de Crohn, mais aussi le diabète de type 1, l’asthme ou les allergies. Or ces pathologies chroniques, qui affectent un nombre croissant de personnes, notamment de jeunes, sont considérées comme des facteurs de comorbidité de la covid-19. Plusieurs études ont émis l’hypothèse que les symptômes de la maladie de Lyme pourraient être aggravés par un dysfonctionnement immunitaire dû à une dysbiose, a expliqué Nathalie Charbonnel à Marie-Monique Robin. De même, le dérèglement du microbiote intestinal pourrait être à l’origine du fameux “ orage inflammatoire ” qui plonge certains patients de la covid-19 dans un état clinique grave, parfois fatal.
Or des chercheurs ont montré que la biodiversité environnementale joue un rôle clé pour la construction d’un microbiome équilibré dans les premières années de vie. Tari Haahtela, allergologue à l’hôpital universitaire de Helsinki en Finlande, a expliqué dans un article pourquoi la communauté médicale devait prendre au sérieux la perte de biodiversité. Nous sommes, dit-il à Marie-Monique Robin, protégés par deux couches imbriquées de biodiversité , qui sont constituées des microbes résidant dans nos corps et de ceux de l’environnement dans lequel nous vivons. Pour préserver notre biodiversité intérieure – qui interagit étroitement avec le système immunitaire – nous devons préserver la biodiversité extérieure. Tari Haahtela est le concepteur de “ l’hypothèse de la biodiversité ” qui stipule que le contact avec l’environnement naturel enrichit le microbiome humain, promeut l’équilibre immunitaire et protège des allergies et des désordres inflammatoires. Considéré comme l’un des meilleurs spécialistes internationaux de l‘allergie, qui tue chaque année 400 000 personnes dans le monde, Tari Haahtea a développéce nouveau paradigme à la suite d’une étude qu’il a conduite pendant 20 ans en Carélie finlandaise et russe. Il faut savoir qu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale, la Finlande fut contrainte de céder une partie de la Carélie – une région située au sud-est du pays – à l’Union soviétique, en raison de son soutien à l’Allemagne hitlérienne. C’est ainsi que naquit la république de Carélie, qui devint la 16ième république fédérée de l’URSS, tandis que la Finlande baptisait sa province amputée la Carélie du Nord. C’est en 1997, qu’a débuté “ l’étude carélienne sur l’allergie ”, suite au lancement du programme national de lutte contre l’asthme qui touchait alors un nombre croissant de finlandais. Tiina Laatikainen, l’une des plus proches collègues de Tari Haahtela, explique à Marie-Monique Robin, la procédure alors mise en place. Nous avons, explique-t-elle, tiré au sort une cohorte d’adultes de 25 à 54 ans des deux côtés de la frontière. Chaque participant répondait à un questionnaire et subissait un test cutané de sensibilisation à une quinzaine d’allergènes et une prise de sang pour mesurer le taux d’immunoglobulines E (IgE), qui sont des anticorps caractéristiques d’une allergie ou atopie. Nous avons constaté que la prévalence de l’asthme était beaucoup moins élevée du côté russe que du côté finlandais mais également des signes d’allergie. Au final, nous avons constaté que le risque atopique était inversement proportionnel au nombre de microbes détectés dans les poussières des maisons : plus il y avait de microbes, moins il y avait d’allergies chez les enfants. De même, le fait que les mères aient grandi dans une ferme protégeait contre le risque d’allergie, tout comme le fait d’avoir un chien ou un chat. Pour vérifier le facteur générationnel, nous avons conduit une troisième étude en 2007. Elle a confirmé que les adultes finlandais et russes nés dans les années 1940 présentaient à peu près le même niveau bas d’allergie. En revanche, pour ceux nés dans les années 1970, le taux était cinq fois plus élevé, en Carélie du Nord que dans le district de Pitkiaranta de la Carélie du Sud.
Comment expliquez-vous ces différences lui demande Marie-Monique Robin ? Nos études montrent clairement le rôle des facteurs environnementaux et du mode de vie pour l’apparition d’allergies, lui a répondu Tiina Laatikainen. Nous avions un terrain de recherche idéal précise-t-elle. Les habitants des deux Carélie présentent des caractéristiques génétiques similaires – ce qu’ont confirmé les tests ADN –, car ils partagent les mêmes ancêtres, la même culture historique, y compris le même climat. En revanche, ils ont été séparés par le rideau de fer, qui constituait une frontière très étanche entre deux styles de vie et deux systèmes économiques diamétralement opposés : d’un côté, une industrialisation et une urbanisation très poussées, avec un régime alimentaire industrialisé, à l’image du reste de la Finlande ; de l’autre, une région très rurale, avec des villages qui vivent essentiellement de l’agriculture traditionnelle et de l’exploitation de la forêt. Nous avons calculé que les différences économiques entre les deux Carélie sont plus importantes qu’entre le Mexique et les États-Unis. L’espérance de vie des hommes, côté finlandais, est de 10 ans supérieurs à celle du côté russe. Pourtant, en ce qui concerne les allergies, les familles russes sont nettement moins affectées que les finlandaises, en raison d’un cadre de vie plus naturel et plus diversifié, qui permet tout particulièrement aux enfants de stimuler leur système immunitaire par un contact constant avec les microorganismes présents dans l’environnement, y compris dans l’eau qu’ils boivent. En 2007, Tiina Laatikainen a cosigné une étude comparant la qualité de l’eau, qui a montré qu’en Russie, l’eau contenait des bactéries Escherichia coli et coliformes, des entérocoques, des algues et des protozoaires, à un niveau 20 fois plus élevé qu’en Carélie du Nord. Les auteurs concluent de manière surprenante, qu’un contenu élevé de microorganismes dans l’eau de boisson peut-être associé à un risque réduit d’atopie, indépendamment d’autres facteurs déterminants. Tari Haahtela connaissait bien “ l’hypothèse hygiéniste ” formulée en 1989 par l’épidémiologiste britannique David Strachan, qui postule que l’aseptisation du mode de vie occidental fait le lit des maladies allergiques, auto-immunes et inflammatoire, en raison de la réduction drastique de l’exposition aux agents infectieux, qui provoquent alors des réactions immunitaires excessives ou inappropriées. En fait, Tari Haahtela a fait évoluer le concept, car il considérait que ce n’est pas l’hygiène en soi qui est un problème, car il y a certains agents pathogènes ou microorganismes qui constituent un vrai danger pour notre santé. Par exemple, concernant l’eau de consommation des écoles de la Carélie russe, il est clair que si la présence des bactéries infectieuses dépassait un certain niveau, cela pouvait provoquer des diarrhées chez les enfants. Mais, à bas bruit, ces microorganismes environnementaux ne sont pas dangereux et peuvent même être considérés comme une sorte de vaccin vivant. Ils font partie des “ vieux amis ”, selon l’expression de Graham Rook, professeur de microbiologie médicale de l’Universitity College de Londres, présentée en 2013 dans un article intitulé La régulation du système immunitaire par la biodiversité de l’environnement naturel : un service écosystémique essentiel pour la santé. Graham Rook y explique que les microorganismes présents dans l’environnement – dans le sol, l’air, la végétation ou l’eau –, avec qui les hommes ont coévolué depuis la nuit des temps, accomplissent une fonction capitale pour l’éducation et la stimulation du système immunitaire. Or c’est précisément parce que ces “ vieux amis ” ont été systématiquement éliminés dans les environnements urbains des pays dits “ développés ” qu’on assiste, aujourd’hui, à une augmentation constante des maladies associées à une “ immunorégulation déficiente ” et à des réponses inflammatoires mal régulées.
Dans un article extrêmement documenté sur “ l’hypothèse de la biodiversité et les maladies allergiques ”, le professeur Haahtela souligne qu’en fait tout se joue dès la petite enfance. Le microbiote intestinal est variable et présente des fluctuations temporaires au tout début de la vie, écrit-il. Une fois qu’un état stable est atteint, la composition de la flore intestinale reste relativement identique au fil du temps, sauf si des changements majeurs dans le style de vie et l’environnement se produisent. C’est pourquoi les expositions environnementales précoces représentent un déterminant clé pour le microbiote intestinal de l’adulte, ainsi que le type de régime alimentaire. Par exemple, une étude suédoise de Ylva Sjögren, a examiné les selles de 47 enfants depuis la naissance jusqu’à l’âge de 5 ans. Elle a constaté que les bébés qui présentaient un microbiote intestinal très diversifié – avec une forte population de bifilobactéries et de lactobacilles – ne souffraient pas d’allergie à l’âge de 5 ans, au contraire de ceux dont la flore intestinale était pauvre.
Le microbiote de la peau joue aussi un rôle clé pour le système immunitaire, a expliqué Tiina Laatikainen à Marie-Monique Robin. Nous avons constaté que les enfants de Carélie russe avaient 43 familles de bactéries différentes sur leur peau, contre seulement 15 pour les enfants finlandais. Or nous savons que la peau sert de médiateur avec le monde extérieur, en fournissant la première ligne de défense contre les agents pathogènes ou les toxines qui proviennent de l’environnement. Cette fonction de barrière, à la fois physique et immunologique, est exercée par les communautés microbiennes qui peuplent notre peau et qui sont similaires à celles qui habitent les sols ou l’air que nous respirons. Cela veut dire qu’elles varient en fonction du type d’environnement ou d’agriculture dans lequel nous vivons. Une étude que nous avons publiée en 2012 montre que le microbiote cutané est plus sensible à l’environnement qui nous entoure que le microbiote intestinal. En 2010, le professeur Ilkka Hanski a repris contact avec les quelques 500 enfants finlandais quiavaient participé à l’étude de 2003. Outre une prise de sang, tous ont subi un frottis cutané, dans le but d’analyser l’ADN des microbes présents sur leur peau. De plus, leur cadre de vie a été scrupuleusementexaminé : espaces verts, forêts, jardins, champs et cultures agricoles. Résultats : les jeunes qui ne souffrent pas d’allergie vivent dans un environnement présentant une grande biodiversité naturelle – avec notamment beaucoup d’arbres et de fleurs – et hébergent sur leur peau une diversité, significativement élevée de gamma protéobactéries, que l’on retrouve dans le sol, mais aussi dans la végétation, tout particulièrement les plantes qui fleurissent. Or, ces bactéries, comme celles du genre Acinetobacter, joue un rôle clé pour l’expression de l’interleukine 10 (IL 10), une cytokine antiinflammatoire liée à la tolérance immunologique. Le contact précoce et continu avec la biodiversité naturelle détermine la composition de notre microbiome et donc la capacité de notre organisme à gérer des agressions extérieurs, a résumé Tiina Laatikainen. Tout indique que la dysbiose est à l’origine non seulement des allergies, mais aussi de maladies chroniques inflammatoires, comme la maladie de Crohn, le diabète de type 1, l’obésité et même des troubles psychiatriques, comme la dépression.
Aux États-Unis, nous avons aussi, précise Donata Vercelli, professeure de médecine cellulaire et moléculaire à l’université de Tucson et directrice du Centre de biologie des maladies complexes de l’Arizona, l’équivalent des Caréliens de Russie : ce sont les amish ! Non seulement les Amish n’ont pas d’asthme, quelque soit leur âge, mais ils ne savent même pas ce que c’est ! Nous avons prélevé des poussières dans leurs maisons et elles sont bourrées d’allergènes, mais les enfants n’en souffrent pas, parce que leur système immunitaire fonctionne parfaitement. Leur niveau de protection est similaire à ceux des enfants qui ont grandi dans des fermes laitières biologiques de l’Indiana. Avec ma collègue Erika von Mutius, nous avons confirmé ce qu’ont déjà montré des dizaines d’études avant nous : les enfants qui sont nés dans des fermes traditionnelles ou biologiques sont protégés de l’asthme et des allergies. Donata Vercelli précise à Marie-Monique Robin que l’effet protecteur est nul quand les fermes pratiquent l’agriculture intensive. Nous avons identifié trois sources majeures de protection : les vaches, le foin et le lait non pasteurisé. Disons que les enfants de producteurs laitiers traditionnels sont exposés à un ensemble de microbes différents qui est bon pour leur système immunitaire. Comment l’expliquez-vous lui demande Marie-Monique Robin ? La première raison, c’est que l’environnement d’une ferme traditionnelle est finalement très proche des conditions de vie de nos lointains ancêtres préhistoriques qui ont permis à notre système immunitaire de coévoluer à travers l’exposition à des microbes issus de la nature ou de grands animaux. L’autre enseignement, c’est que la protection s’acquiert dès le plus jeune âge, à un moment oùle système immunitaire est en pleine construction. C’est ce qu’on appelle “ l’hypothèse de la ferme ”. En fait, toutes ces hypothèses – hygiéniste, de la ferme ou de la biodiversité – sont les facettes complémentaires d’un même processus, selon lequel l’environnement microbien ensemence le microbiome des jeunes enfants, ce qui les protège des maladies chroniques inflammatoires. Il s’agit vraiment d’un ensemencement, ainsi que l’ont prouvé les études que j’ai réalisées avec des collègues sur des souris exemptes de germes. Nous avons injecté à ces souris stériles des matières fécales provenant d’enfants vivant dans des fermes traditionnelles et elles ont développé un système immunitaire qui les protège des allergies.Nous avonsaussi répété l’expérience en exposant les souris à de la poussière provenant des maisons amish et ça marche aussi. Ces travaux permettent d’évacuer l’hypothèse génétique, à savoir que les fermiers qui vivent dans des communautés fermées, ce qui est particulièrement vrai pour les Amish, partageraient des gènes leur conférant la protection contre les allergies.
Les maladies chroniques et les maladies infectieuses sont interconnectées.
Comme l’explique Jeroen Douwes, directeur du Centre de recherche en santé publique de l’université Massey à Wellington en Australie : La perte de biodiversité est une arme à double tranchant : d’un côté, elle favorise le contact avec les agents pathogènes que l’homme n’avait jusque-là jamais rencontrés ; de l’autre, elle rend les humains plus susceptibles d’être affectés profondément par ces nouveaux microorganismes infectieux. En résumé, la destruction de la biodiversité signifie plus d’exposition et plus de fragilité. Et l’épidémiologiste d’ajouter que les gouvernements dépensent d’énormes quantité d’argent pour tenter de sauver l’économie et de réduire les effets indésirables de la covid-19 en développant un vaccin. Tout cela est tout à fait légitime, mais j’aimerais bien qu’ils fassent de même pour juguler ces tueurs silencieux que sont les maladies chroniques non transmissibles, comme l’obésité, le diabète, les maladies respiratoires et les cancers. On a un peu tendance à oublier que ces pathologies chroniques tuent beaucoup plus de monde que la covid-19. De plus, les patients qui ont souffert de complications graves après leur infection par le SARS-CoV-2 développent fréquemment des pathologies chroniques, comme celles précédemment énumérées. Il est donc impératif que les autorités publiques cessent de traiter séparément les deux types de pandémies, car elles sont intiment liées. Enfin, Jeroen Douwes précise à Marie-Monique Robin que le Centre international de recherche sur le cancer (CIRC), qui dépend de l’OMS, a identifié plus de 30 agents infectieux provoquant des cancers. La séparation entre les maladies infectieuses et les maladies chroniques est artificielle et va contre les intérêts de la santé publique.
Serge Morand d’ajouter : Quelle ironie, nous sommes confrontés similairement à deux nouvelles menaces de maladies pandémiques : celle des maladies infectieuses transmissibles dues à de nouveaux pathogènes émergents et celle de maladies non transmissibles dues à la disparition de pathogènes ! Le principe de l’immunoécologie est d’utiliser la biodiversité comme protection, a expliqué Serge Morand. Dans l’ouvrage Biodiversité et Santé qu’il a cosigné avecClaire Lajaunie, Serge Morand rappelle les grandes transitions épidémiologiques qui ont caractérisé l’humanité, laquelle représente l’espèce animale la plus parasitée, avec plus de 1,400 microbes répertoriés, dont 60 % sont d’origine zoonotique. Les humains ont acquis ces agents pathogènes lors de trois évènements majeurs : 1) lors de la dispersion hors d’Afrique ; 2) lors de la révolution néolithique au Moyen-Orient ; 3)lors des différentes étapes de la mondialisation, avec l’ouverture des premières routes commerciales et les conquêtes coloniales européennes, qui ont favorisé la distribution des agents infectieux sur tous les continents. La quatrième transition épidémiologique a commencé au milieu du XXᵉ siècle, précise Serge Morand. Elle est liée à la grande accélération des échanges : tout se met à bouger dans tous les sens, les humains et les agents pathogènes. Elle est liée aussi à l’agro-industrie qui a uniformisé les paysages, ainsi que les microbiotes humains et animaux. Les pratiques d’élevage intensif ont d’abord transformé le corps des animaux, devenus incapables de se reproduire ou de manger seuls et qui sont tous malades. L’agroalimentaire est en train de faire la même chose avec les humains, qui sont plus en plus mal nourris – qu’ils soient en état de malnutrition ou d’obésité – et qui souffrent de maladies chroniques. Il est vraiment temps que nous changions de paradigme, car tout cela risque de mal se terminer…
Et Jeroen Douwes, d’ajouter : les résultats de mon laboratoire sont en accord avec des centaines d’études réalisées par mes confrères partout dans le monde. Et nous disons tous la même chose : il est temps que les pouvoirs publics comprennent que la santé humaine dépend de celle des écosystèmes et des animaux, car tout est interconnecté. Il est temps aussi qu’ils agissent pour stopper la destruction de la biodiversité et le dérèglement du climat, dont les effets synergiques sont d’ores et déjà désastreux pour la santé publique.
Lire la suite : Vers une écologie planétaire de la santé.
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