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Liberté, impossibilité, opportunité de choisir la vie que l’on souhaite mener.  

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Pour cerner les conditions favorables au développement du bien-être individuel et social, nous présentons l’essentiel de la notion de capabilité développée par Amartya Sen, philosophe et économiste, de l’inhibition de l’action gratifiante élaborée par Henri Laborit, biologiste et celle du pouvoir de vivre présentée par Timothée Parrique, chercheur en économie écologique, dans la perspective de la finalité d’une société humaine.   

Extension des libertés : moyen et finalité du développement socioéconomique.

L’économiste et philosophe Amartya Sen a proposé de voir le développement comme une extension des libertés substantielles (ou capabilités), autrement dit une extension des possibilités que l’individu a de choisir la vie qu’il souhaite mener. La capacité de vivre le type de vie que nous avons raison de souhaiter offre une vision du développement plus essentielle que les indicateurs traditionnels (PIB, progrès technique, industrialisation) et s’avère plus adéquat pour mesurer le bien-être humain. D’ailleurs, le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD) dont l’objectif est d’aider les pays en développement à mobiliser et à utiliser l’aide efficacement, utilise l’indice de développement humain (IDH) élaboré à l’origine par Amartya Sen et Mahbub ul Haq pour évaluer le taux de développement des pays du monde. Pour Amartya Sen et le PNUD, le développement est plutôt, en dernière analyse un processus d’élargissement du choix des gens qu’une simple augmentation du revenu national qui ne donne pas d’information sur le bien-être individuel ou collectif et qui n’évalue que la production économique.

L’indice de développement humain (IDH)  est un indice composite, sans dimension, compris entre 0 (exécrable) et 1 (excellent). Il est calculé par la moyenne des trois indices quantifiant respectivement :

la santé/longévité (mesurées par l’espérance de vie à la naissance), qui permet de mesurer indirectement la satisfaction des besoins matériels essentiels tels que l’accès à une alimentation saine, à l’eau potable, à un logement décent, à une bonne hygiène et aux soins médicaux ;  

le savoir ou niveau d’éducation. Il est mesuré par la durée moyenne de scolarisation pour les adultes de plus de 25 ans et la durée attendue de scolarisation pour les enfants d’âge scolaire. Il traduit la satisfaction des besoins immatériels tels que la capacité à participer aux prises de décision sur le lieu de travail ou dans la société ;

le niveau de vie (logarithme du revenu brut par habitant en parité de pouvoir d’achat), afin d’englober les éléments de la qualité de vie qui ne sont pas décrits par les deux premiers indices tels que la mobilité ou l’accès à la culture.

Il existe également un indice dérivé de l’IDH, le GDI (Gender-related Development Index), qui prend en compte les disparités liées au sexe, soit les différences de situation de vie entre les hommes et les femmes d’un pays considéré. De plus, en 2010, l’indice de développement humain ajusté selon les inégalités (IDHI) a été introduit. Bien que l’IDH reste utile, l’IDHI est le niveau réel de développement (tenant compte des inégalités) et l’IDH peut-être vu comme un indice de développement humain “ potentiel ” (c’est-à-dire le niveau maximum d’IDH qui pourrait être atteint en l’absence d’inégalités). Il faut toutefois signaler que l’IDH a le défaut de tous les agrégats et qu’il présente plusieurs limites.

Prééminence de la liberté humaine pour le développement socioéconomique.

Notre monde connaît une opulence sans précédent que même les imaginations les plus fécondes n’auraient pu envisager il y a seulement un siècle, ce niveau de développement. Au-delà de la sphère économique, les mutations concernent tous les domaines. Au cours du XXᵉ siècle, un modèle d’organisation politique s’est imposé : la gestion démocratique et la participation publique.  En tant que concepts, du moins, les droits de l’homme et la liberté politique sont largement acceptés. L’espérance moyenne de vie est plus longue qu’elle ne l’a jamais été. Les différentes régions de la planète entretiennent des relations plus étroites qu’à aucun autre moment de l’histoire ; les idées, autant que les marchandises circulent sans guère d’entraves. 

Cependant, notre monde se caractérise aussi par un niveau incroyablement élevé de privations en tous genres, de misère et d’oppression. Des problèmes inédits viennent s’ajouter aux anciens fléaux, tels que la persistance de la pauvreté, les besoins élémentaires non satisfaits, les famines soudaines ou la malnutrition endémique, la violation des libertés politiques élémentaires, le non-respect des droits des femmes ou de leur rôle, ainsi que la détérioration de notre environnement et les interrogations sur la viabilité à long terme de notre modèle économique et social. Quelle que soit leur forme, ces problèmes et ces privations concernent tous les pays, qu’ils soient riches ou pauvre. 

Pour Amartya Sen, surmonter ces handicaps est une tâche centrale pour le développement et que nous devons prendre la pleine mesure du rôle des libertés de toutes sortes pour combattre ces maux. L’action des individus est indispensable pour surmonter ces privations. Toutefois, nous ne devons pas perdre de vue que “ notre liberté d’action ” est nécessairement déterminée et contrainte par les possibilités sociales, politiques et économiques qui s’offrent à nous. Actions individuelles et structures sociales sont complémentaires. Il nous faut donc reconnaître, à la fois, le caractère crucial de la liberté individuelle et la force des influences sociales sur le fond desquelles elle s’exprime. Et que face à tous les problèmes que nous rencontrons, Amartya Sen rappelle que la liberté individuelle est un engagement social. Dans cette perspective, la liberté apparaît comme la fin ultime du développement, mais aussi comme son principal moyen. Pour Amartya Sen, le développement consiste à surmonter toutes les formes de non-libertés, qui restreignent le choix des gens et réduisent leurs possibilités d’agir. Autrement dit, la suppression de ces non-libertés est selon Amartya Sen, constitutive du développement socioéconomique.

Bien que ce postulat soit essentiel, il faut aller encore plus loin pour comprendre pleinement les corrélations existant entre développement et liberté. À la prééminence de la liberté humaine, comme objectif prioritaire du développement, répond l’efficience instrumentale de certaines libertés pour la promotion d’autres libertés. Entre les différents types de libertés, les relations sont cette fois causales et empiriques. Ainsi, il est à peu près acquis que la liberté politique et liberté économique bénéficient l’une de l’autre. Et quoi qu’en disent encore certains, elles ne s’affaiblissent pas réciproquement. De la même manière, la diffusion de l’éducation et de la santé, qui dépend de l’action publique, accroît les possibilités individuelles : d’insertion économique et de participation politique, tout comme elle encourage les initiatives de chacun, visant à combattre telle ou telle privation. Le point de départ de l’ouvrage de Amartya Sen, intitulé Un nouveau modèle économique, Développement, justice, liberté, c’est la reconnaissance de la liberté comme but essentiel du développement. Son ouvrage insiste sur un impératif : une même analyse doit intégrer des données politiques, économiques et sociales hétérogènes qui mettent en jeu toutes sortes d’institutions ainsi que leurs interactions. Il s’attache particulièrement à étudier la fonction de certaines libertés instrumentales importantes et de leurs interconnexions, parmi lesquelles les “ opportunités économiques ”, les “ libertés politiques ”, les “ dispositions sociales ”, les “ garanties de transparence ” et la “ sécurité protectrice ”. La configuration de la société et toutes les institutions qui participent (l’État, le marché, le système juridique, les partis politiques, les médias, les groupes d’intérêts, les forums de discussion publique, etc.) sont appréhendés du point de vue de leur contribution aux libertés substantielles des individus ; lesquels sont définis comme des acteurs du changement et non comme des destinataires passifs d’avantages octroyés par telle ou telle structure. Son ouvrageest une étude générale sur le développement et sur les motivations pratiques qui le sous-tendent. Son but est de nourrir le débat public. Parce qu’il attache la plus grande importance à la discussion publique dans laquelle Amartya Sen voit le vecteur du changement social et du progrès économique, son analyse est livrée au débat d’opinion et à l’examen critique.  

Le développement comme liberté.

Il ne fait aucun doute que la croissance du produit national brut (PNB) ou des revenus revêtent une grande importance en tant que “ moyens ”  d’étendre les libertés dont jouissent les membres d’une société. Mais d’autres facteurs déterminent ces libertés : les dispositions économiques ou sociales, par exemple (il peut s’agir de tous les moyens qui facilitent l’accès à l’éducation ou à la santé) et, tout autant, les libertés politiques et civiques (pensons ici à la liberté de participer au débat public ou d’exercer un droit de contrôle). De la même manière, l’industrialisation, le progrès technique ou les avancées sociales contribuent dans une large mesure à étendre la liberté humaine, mais d’autres influences, là encore, sont aux sources de la liberté. Si la liberté est ce que le développement promeut, alors c’est sur cet objectif global qu’il faut se concentrer et non sur un moyen particulier ou un autre, ni sur une série spécifique d’instruments. Le développement exige la suppression des principaux facteurs qui s’opposent aux libertés : la pauvreté aussi bien que la tyrannie, l’absence d’opportunités économiques comme les conditions sociales précaires, l’inexistence de services publics autant que l’intolérance ou la répression systématique exercée par les États autoritaires. Malgré un niveau de prospérité économique sans précédent à l’échelle planétaire, un nombre considérable d’êtres humains, la majorité de la population mondiale, peut-être, souffre d’un déni permanent de libertés élémentaires. Fréquemment, celui-ci trouve sa source dans la pauvreté économique : elle frustre les individus de la liberté d’échapper à la faim et à la malnutrition, de se procurer les remèdes existants pour se soigner, de se vêtir ou de se loger décemment, d’accéder à l’eau potable ou aux installations sanitaires. Dans d’autres cas, le déni de liberté tient à l’absence de services publics ou de protection sociale, quand, par exemple, il n’existe aucune surveillance épidémiologique, ni système de santé, ni structures scolaires, aucune institution juridique veillant au respect de la loi. D’autres fois encore, il résulte d’une violation des droits politiques et civiques, imposée par un régime autoritaire qui restreint les possibilités de participer à la vie sociale, politique et économique de la société.

La liberté occupe une place centrale dans le processus de développement pour deux raisons :

une raison d’évaluation : tout jugement sur le progrès n’a de sens que rapporté aux libertés : une avancée est une avancée des libertés ; 

une raison d’efficacité : avancer dans le développement dépend avant tout de la possibilité pour les gens d’exercer leur libre initiative, ce que Amartya Sen appelle leur fonction d’agent.

En ce qui concerne la raison d’efficacité, Amartya Sen examine les relations empiriques entre les libertés d’ordres différents et, en particulier, la façon dont elles se renforcent mutuellement. En analysant ces interconnexions de façon détaillée, Amartya Sen démontre comment l’initiative des gens – leur libre rôle d’agent – apparaît comme l’un des principaux moteurs du développement. Cette libre initiative n’est pas seulement un élément constitutif du développement ; elle contribue aussi à renforcer la capacité d’initiative dans de nombreux domaines particuliers. La relation entre liberté individuelle et développement social va bien au-delà de la relation constitutive évoquée ci-dessus. Les objectifs que les gens peuvent atteindre dépendent des possibilités économiques, des libertés politiques, de l‘environnement social et des conditions qui favorisent l’accès à la santé et à l’éducation ou qui encouragent les initiatives. La codification institutionnelle de ces opportunités dépend, en retour, de la manière dont les gens exercent leurs libertés, par l’intermédiaire de leur participation aux choix sociaux et à l’élaboration des décisions publiques qui améliorent ces opportunités. Bref, les libertés politiques ou sociales sont non seulement des éléments constitutifs du développement social mais elles contribuent aussi et dans des proportions significatives au progrès économique des sociétés.

L’approche de Amartya Sen conçoit le développement comme un processus intégré d’expansion des libertés substantielles, en corrélation étroite les unes avec les autres. Elle veut servir une compréhension globale du processus de développement et en intégrer les aspects économiques, sociaux et politiques. Cette approche permet d’apprécier, de façon simultanée, le rôle des structures, par nature diverses, dans le processus de développement, qu’il s’agisse des marchés ou des institutions qui s’y rattachent, des gouvernements ou des autorités locales, des partis politiques ou d’autres regroupements intervenant sur le terrain des droits civiques, du système éducatif ou des possibilités de débat et de dialogue ouvert (à travers les médias ou d’autres moyens de communication). Un mérite supplémentaire de cette approche est de permettre de prendre en compte le rôle des valeurs sociales, des mœurs et des traditions, susceptibles d’influencer les libertés dont jouissent les personnes et qu’elles ont raison de vouloir préserver. Les normes en vigueur déterminent les relations entre les sexes, le partage des charges et des responsabilités parentales, la taille des familles et le taux de fertilité, le rapport à l’environnement et bien d’autres traits encore de la configuration sociale. Valeurs et mœurs sociales contribuent à expliquer la tolérance à l’égard de la corruption ou son rejet et le degré de confiance qui prévaut dans les relations sociales, politiques ou économiques. L’usage de la liberté s’exerce par la médiation de ces valeurs, mais celles-ci sont susceptibles d’évoluer au gré du débat public et des interactions sociales, elles-mêmes influencées par la liberté de participation. C’est ainsi que les libertés politiques (libre expression et élections) favorisent la sécurité économique. Les opportunités sociales (l’accès à l’éducation et à la santé) facilitent la participation économique. L’ouverture économique (les possibilités de participer à la production et aux échanges) aide à améliorer le niveau de vie individuel ainsi qu’à dégager des fonds publics pour les services sociaux. Les libertés d’ordre différent se renforcent l’une l’autre et ces connexions empiriques participent de la légitimation des libertés comme priorité. Si l’on reprend la distinction traditionnelle entre “ agent ” et “ patient ”, l’approche du processus de développement et de l’économie centrée sur les libertés se situe dans la perspective de l’agent. Pour peu qu’ils disposent de possibilités sociales adéquates, les individus sont à même de prendre en charge leur destin et de s’apporter une aide mutuelle. En revanche, ils n’ont nul besoin d’être considérés comme les destinataires passifs de programmes de développement sophistiqués concoctés par d’habiles experts. Tout porte à reconnaître le rôle “ d’acteur libre ” et conséquent des individus et même de leur impatience constructive. Toute réflexion sur le développement doit prendre en compte l’amélioration de la qualité de la vie et les libertés individuelles. Il existe un éventail de libertés dont nous désirons jouir, parce qu’elles donnent plus de relief à notre vie. Grâce à elles, nous devenons des individus sociaux dans toute l’acceptation de ce terme, nous exerçons notre volonté, nous entrons en interaction avec le monde dans lequel nous vivons et nous l’influençons.

La notion de liberté.

À la faveur des études empiriques, cinq types distincts de libertés, appréhendées dans une perspective instrumentale ont retenus et examinés par Amartya Sen. Il s’agit des libertés politiques, des ouvertures économiques, des opportunités sociales, des garanties de transparence et de la sécurité protectrice. Les droits et les possibilités qui se rattachent à chacune de ces catégories favorisent les capacités des individus et se renforcent mutuellement. Les politiques publiques qui visent à développer les capacités humaines et les libertés des personnes doivent s’efforcer de promouvoir ces libertés, distinctes mais interdépendantes.

Il est nécessaire de préciser que la notion de liberté, telle qu’elle est entendue par Amartya Sen, prend en compte aussi bien les processus qui permettent l’exercice d’un libre choix dans l’action que les possibilités réelles qui s’offrent aux individus, compte tenu des conditions de vie dans lesquelles ils évoluent. Le déni de liberté affecte aussi bien les processus (quand le droit de vote est supprimé, les droits civiques violés) que le champ des possibilités. L’analyse du développement présentée par Amartya Sen s’appuie sur les libertés individuelles qui constituent ses unités de bas, ses briques, si l’on préfère. Amartya Sen porte une attention particulière aux “ capacités ” dont jouissent les individus pour diriger leur vie comme ils l’entendent, c’est-à-dire en accord avec les valeurs qu’ils respectent et qu’ils ont raison de respecter. Le type de régime politique, la conduite des affaires publiques peuvent contribuer au développement de ces possibilités ; à l’inverse, l’usage effectif, par la population, de ses possibilités de participation peut influencer les orientations publiques. Cette “ relation de réciprocité ” joue un rôle central dans son analyse du développement.

L’importance primordiale accordée à la liberté individuelle dans le concept de développement répond à deux raisons distinctes liées aux notions d’évaluation et d’effectivité. Dans une perspective d’évaluation, le succès d’une société donnée est mesuré en premier lieu par les libertés substantielles dont jouissent ses membres. Bénéficier d’une plus grande liberté pour réaliser les objectifs que l’on s’est fixés, en accord avec ses valeurs, est significatif en tant que tel pour la liberté de la personne et important pour améliorer ses chances d’accéder à des solutions utiles. La liberté n’est pas seulement la base d’évaluation du succès et de l’échec, mais aussi un déterminant essentiel de l’initiative individuelle et de l’effectivité sociale. Plus de liberté signifie une plus grande facilité pour les individus de s’aider eux-mêmes et d’influencer le monde, ce qui réfère à l’aspect agent de l’individu. Amartya Sen utilise le terme “ agent ” pour désigner une personne qui agit et modifie l’état des choses et dont les résultats doivent être jugés selon les objectifs et les valeurs explicitement formulés par cette personne, ce qui n’exclut pas, pour autant, de les estimer aussi en fonction d’autres critères. C’est pourquoi, Amartya Sen porte une attention particulière au rôle d’agent que jouent les individus, considérés comme membres d’une collectivité et comme intervenants sur la scène économique, sociale et politique, que ce soit par une implication sur le marché ou une participation directe ou indirecte individuelle ou collective, dans la sphère politique ou à d’autres niveaux. Cela a des implications sur de nombreux aspects des politiques publiques. 

En considérant le développement comme un processus d’expansion des “ libertés réelles ” dont les personnes peuvent jouir, celles-ci constituent à la fois la fin et le moyen principal du développement, qu’ Amartya Sen appelle respectivement le “ rôle constitutif ” et le “ rôle instrumental ” de la liberté dans le développement. Le rôle constitutif concerne la liberté substantielle, élément essentiel à l’épanouissement des vies humaines. Par libertés substantielles, Amartya Sen entend l’ensemble des “capacités élémentaires ”, telles que la facilité d’échapper à la famine, à la malnutrition, à la morbidité évitable et à la mortalité prématurée, aussi bien que les libertés qui découlent de l’alphabétisation, de la participation politique ouverte, de la libre expression, etc. Dans cette perspective, le développement s’accompagne de l’expansion des libertés fondamentales, celles mentionnées ci-dessus, en particulier. De ce point de vue, le développement peut se ramener au processus d’expansion des libertés humaines et toute appréciation du développement doit prendre en compte cette donnée. Prenons la participation politique ouverte à titre d’exemple, pour montrer comment la prise en compte du rôle constitutif de la liberté modifie l’analyse du développement. La libre participation politique et le droit à l’opposition sont des éléments constitutifs du développement. Même un individu très riche, dont la libre expression ou la participation aux débats et aux décisions publics sont restreintes se voit priver des droits auxquels il aspire légitimement. Dès que l’on juge le processus de développement à l’aune des libertés humaines et de leur promotion, restituer cette personne dans ses droits devient une nécessité. Même si elle n’exprime aucun désir immédiat de les exercer, l’absence de choix suffit à caractériser la privation de libertés. Le développement considéré comme promotion des libertés ne peut pas ignorer un déni de cet ordre. On ne saurait restreindre la question des libertés politiques fondamentales à leurs seuls effets sur les autres aspects du développement (qu’il s’agisse de la croissance du PNB ou du soutien à l’industrialisation). Ces libertés sont consubstantielles au processus de développement et à son enrichissement.

Cet aspect fondamental ne recoupe pas le “ rôle instrumental ” : en effet, ces droits et ces libertés peuvent aussi favoriser le progrès économique. Le rôle instrumental de la liberté concerne la manière dont une grande variété de droits, de possibilités et d’acquis contribuent à l’expansion de la liberté humaine en général et, par conséquent à la promotion du développement. L’efficacité de la liberté comme instrument réside dans les interactions qu’entretiennent les différents types de liberté, chacun d’entre eux étant susceptible d’en favoriser d’autres. Par ces connexions empiriques, les deux rôles de la liberté sont ainsi intimement liés. Il y a un certain nombre de libertés instrumentales qui contribuent de manière directe ou indirecte, à offrir aux personnes la latitude de vivre conformément à leurs aspirations. Voici les cinq types de libertés instrumentales que Amartya Sen considère indispensable de prendre en compte : libertés politiques, facilités économiques, opportunités sociales, garanties de transparence et sécurité protectrice. Ces cinq occurrences contribuent à la capacité générale d’une personne de vivre plus librement : on notera par ailleurs qu’elles se complètent l’une l’autre. Si l’analyse du développement doit, d’un côté se soucier des objectifs et des buts, vis-à-vis desquels ces libertés sont opérationnelles, elle doit aussi être capable de saisir les connexions empiriques qui lient entre elles les différents types de libertés et les renforcent réciproquement. Voici un rapide commentaire à propos de chacune de ces libertés instrumentales.

Par “ libertés politiques ”, au sens le plus général, incluant les droits civiques, Amartya Sen entend l’ensemble des possibilités offertes aux individus, de déterminer qui devrait gouverner et selon quels principes, de contrôler et de critiquer les autorités, de s’exprimer sans restrictions et de lire une presse non censurée, de choisir entre des partis politiques antagonistes, etc. Comme il va de soit, tout l’éventail des droits politiques que l’on associe au fonctionnement démocratique – confrontation politique et dialogue ; libre organisation et libre expression de l’opposition ; droit de vote et participation au processus de sélection du corps législatif et exécutif – soit compris dans cette section. 

Par “facilités économiques ”, Amartya Sen entend les opportunités offertes aux individus d’utiliser les ressources économiques à des fins de consommation, de production ou d’échanges. La marge de manœuvre économique des personnes dépendra des ressources qu’elles possèdent ou celles dont elles peuvent disposer, aussi bien que des conditions de l’échange, telles que les prix relatifs ou le fonctionnement du marché. Tout accroissement du revenu et de la richesse d’un pays, à mesure du processus de développement, devrait se traduire par l’élargissement équivalent des facilités économiques de la population. À l’évidence, dans la relation entre richesse et revenu national d’un côté et droits économiques des individus et des familles, de l’autre, les questions liées à la distribution (et redistribution) jouent un rôle déterminant. Plus que le calcul des agrégats (PIB), l’analyse de la répartition du revenu additionnel engendré par le développement permettra de tirer des conclusions pertinentes. L’accès au financement exerce une influence prépondérante sur les facilités que les agents économiques sont capables de s’assurer. Cela vaut aussi bien pour les grandes entreprises que pour les sociétés unipersonnelles fonctionnant au moyen de microcrédits. Une soudaine contraction du crédit a souvent des effets dévastateurs pour les facilités économiques qui dépendent d’un accès au financement.

Par “opportunités sociales ”, Amartya Sen entend les dispositions prises par une société, en faveur de l’éducation, de la santé ou d’autres postes et qui accroissent la liberté substantielle qu’ont les personnes de vivre mieux. L’existence de tels services modifie la qualité de vie individuelle (suivi médical, prévention de la morbidité évitable et de la mortalité prématurée) et favorise aussi une participation plus effective aux activités économiques et politiques. L’analphabétisme, par exemple, est un facteur d’exclusion économique pour toutes les activités dans lesquelles la production répond à des spécifications écrites ou s’accompagne de stricts contrôles de qualité, situation qui se généralise dans le cadre de la mondialisation. De la même manière, la possibilité de lire la presse ou de communiquer par écrit facilite la participation politique.

Dans toute interaction sociale, les individus s’appuient sur une estimation plus ou moins précise de ce qui peut leur être proposé et de ce qu’ils comptent obtenir. En ce sens, le fonctionnement des sociétés implique toujours une certaine marge de confiance. La notion de “ garanties de transparence ” prend en compte cette exigence de non-duplicité présupposée dans les relations sociales, c’est-à-dire la liberté de traiter, à quelque niveau que ce soit, en respectant une garantie du moins implicite de clarté. Lorsque cette dimension de confiance est sérieusement mise à mal, les parties impliquées, mais aussi des tiers, en subissent dans leur existence le contre coup direct. Les garanties de transparence (y compris le droit de divulgation) constituent de ce point de vue une catégorie significative de la liberté instrumentale. Des garanties de cet ordre jouent un rôle instrumental déterminant dans la prévention de la corruption, de l’irresponsabilité financière et des ententes illicites.

Enfin, aussi satisfaisant que soit le fonctionnement d’une économie, il subsiste toujours aux frontières du système, des couches de population vulnérables à toutes les fluctuations de la conjoncture.  La “sécurité protectrice ” doit servir à leur fournir un filet de protection sociale, afin qu’elles ne se trouvent, en aucun cas, réduites à la misère, voire, dans des situations extrêmes, à la famine ou à la mort. Le domaine de la sécurité protectrice recouvre des dispositions institutionnelles formalisées (allocations pour les sans-emplois, compléments de revenus statutaires pour les indigents) et des capacités d’interventions exceptionnelles (fonds de secours en cas de famine ou programmes de travaux publics destinés à fournir un revenu aux victimes des crises).

Si les libertés instrumentales améliorent directement les capacités des individus, on constate aussi qu’elles entretiennent des relations de réciprocité et peuvent se renforcer l’une l’autre. La réflexion sur les politiques de développement doit prendre en considération ces interrelations.  Tous les observateurs reconnaissent aujourd’hui que le droit de s’engager dans des transactions économiques tend à accélérer la croissance économique dans des proportions remarquables. Si d’autres connexions restent mésestimées, c’est souvent parce que la croissance est jugée du seul point de vue de l’augmentation des revenus privés. La croissance économique rend possible le financement par l’État de l’assurance sociale et facilite des interventions publiques actives. Ainsi, pour estimer, en toute rigueur, la contribution de la croissance économique, il est nécessaire de prendre en compte l’extension des services sociaux, sous leurs différentes formes, y compris, dans de nombreux cas, des filets de sécurité sociaux. De la même manière, la création d’opportunités sociales, à travers le développement de l’éducation publique, des services de sécurité ou grâce à l’existence d’une presse libre et dynamique, contribue au développement économique, tout autant qu’à une réduction significative du taux de morbidité. Par contrecoup, la baisse du taux de mortalité favorise la réduction de la natalité, ce qui renforce l’influence de l’éducation – grâce, en particulier, à l’alphabétisation et à la scolarisation féminine –  sur le contrôle des naissances. Le meilleur exemple historique de développement économique s’appuyant sur les opportunités sociales et surtout l’éducation élémentaire, nous est fourni par le Japon. On oublie trop souvent que le taux d’alphabétisation y était plus élevé qu’en Europe et ce dès le milieu du XIXᵉ siècle, alors que le pays n’avait pas encore engagé sa révolution industrielle. Le développement économique du Japon a bénéficié, dans une large mesure, de la qualité de ses ressources humaines, résultant d’un large éventail d’opportunités sociales. Le “ miracle asiatique ” évoqué  à propos d’un certain nombre de pays d’Asie du Sud-Est, repose, pour une bonne part, sur des causes similaires. Cette approche contredit – et d’une certaine manière, elle sape – la conviction partagée par de nombreux experts, selon laquelle le “ développement humain ” (ainsi que l’on désigne suivant les politiques en faveur de l’éducation, de la santé et de l’amélioration des conditions de vie en général) est un luxe inaccessible, sauf aux pays les plus riches. Pourtant, s’il y avait un seul enseignement à tirer de la réussite des économies asiatiques, à commencer par celle du Japon, ce serait la remise en cause de ce préjugé implicite. Très tôt, tous ces pays ont généralisé l’éducation, puis ce sont dotés de systèmes de santé, avant même, le plus souvent, d’avoir surmonté les obstacles liés à la pauvreté structurelle.

Dès lors que nous accordons un rôle central aux libertés individuelles dans le processus de développement, il est indispensable d’identifier les facteurs dont elles dépendent. Une attention particulière doit être portée aux influences sociales, y compris l’action de l’État, qui permettent de déterminer la nature et l’impact des libertés individuelles. L’existence de ces libertés et leur promotion sont liées à la configuration sociale. Les libertés individuelles dépendent, d’un côté, du cadre légal, de la tolérance sociale et des possibilités d’échanges et de transaction et, de l’autre, du soutien actif du public en faveur de services, tels que la santé publique ou l’éducation, essentiels à la formation et à la mise en œuvre des capacités humaines. Étant donné que ces deux séries de facteurs déterminent les libertés individuelles, Amartya Sen leur consacre une large partie de son analyse, à laquelle je vous réfère.

Démocratie, droits et libertés.

Amartya Sen souligne également l’importance de la démocratie. D’abord, il questionne la façon de certains d’aborder les libertés politiques et la démocratie sous la forme d’une alternative entre économie et politique. Et se demande s’il faut en rester à cette dichotomie simple qui réduit presque à néant la valeur des libertés politiques, du fait de l’urgence des besoins économiques. Selon Amartya Sen, il n’en est rien et cette façon de voir révèle une mécompréhension des pressions économiques et de leur force, aussi bien que des libertés politiques et de leur dynamique. La véritable problématique doit être reformulée sur un autre terrain : elle nécessite que l’on prenne en considération le réseau d’interdépendances qui associe les libertés politiques à la définition des besoins économiques et à leur satisfaction. Ces interactions ne sont pas seulement d’ordre instrumental (bien que les libertés politiques agissent souvent comme un puissant facteur d’incitation et d’information et qu’elles participent à l’élaboration des moyens visant à satisfaire des besoins économiques pressants) ; elles sont aussi d’ordre structurel. Notre conceptualisation des besoins économiques dépend, au premier chef, de l’existence d’un débat public et ouvert, que seul le respect des libertés politiques et des droits civiques peut garantir. Donc, pour Amartya Sen, la pression des besoins économiques “ renforce ” – et non affaiblit – la validité et l’urgence des libertés politiques. Amatya Sen s’appuit sur trois considérations pour légitimer la prééminence des droits et libertés :

leur “ importance directe pour la vie humaine ”, en relation avec les capacités élémentaires (en particulier la capacité de participation sociale et politique) ;

leur “ fonction instrumentale ” et la façon dont elles favorisent la prise en compte. Au niveau politique, des souhaits et des revendications exprimés par la population (y compris des revendications liées aux besoins économiques) ;

leur “ rôle constructif ” dans la définition des besoins (y compris la définition des besoins économiques dans un contexte social donné).

 Bref, l’importance de la démocratie tient à trois vertus : son poids intrinsèque, sa contribution instrumentale et son rôle constructif dans l’élaboration des valeurs et des normes. Malgré leurs limites, les libertés politiques et les droits civiques sont, la plus souvent, exploités à des fins positives. La “ fonction permissive ” des droits démocratiques(ils rendent possibles et encouragent la discussion ouverte et l’échange, la participation de chacun et la reconnaissance de l’opposition) s’applique à un champ très vaste, bien que ce rôle ait été plus effectif sur un certain nombre de terrains. Leur utilité est vérifiée dans la prévention des catastrophes. Lors de tels revers de conjoncture, l’incitation politique propre au système démocratique retrouve toute sa valeur. Dans les situations plus routinières ce rôle de la démocratie peut, il est vrai, passé inaperçu.

Quelle que soit l’importance des institutions démocratiques, on ne saurait se contenter de les considérer comme de simples outils exerçant des effets mécaniques sur le  développement. Leur mise en œuvre dépend des priorités et des valeurs que nous nous fixons et de l’usage que nous faisons des occasions potentielles de participation qu’elles procurent. Dans ce contexte, l’existence d’une opposition organisée joue un rôle déterminant.  Le débat public et la discussion, favorisés par les libertés politiques et les droits civiques, contribuent de manière décisive à la formation des valeurs. De fait, même l’identification des besoins est influencée par la nature de la participation publique et du dialogue. Notons d’ailleurs que si le débat public constitue un corrélat de la démocratie, la promotion de celui-ci améliore en retour le fonctionnement de la démocratie. Insister sur les bienfaits de la démocratie ne suffit pas. Il faut aussi protéger les conditions et les circonstances qui permettent d’optimiser les processus démocratiques. Parce que la démocratie est une des sources primordiales d’opportunités sociale, il est indispensable d’examiner les voies et les moyens permettant de facilité son fonctionnement, afin d’en tirer le meilleur parti. Les progrès de la justice sociale ne dépendent pas uniquement de formes institutionnelles (y compris la définition de règles de procédures), mais aussi de la pratique effective. Pour peu que l’on place quelque espoir dans les droits civiques et les libertés politiques, la question de leur mise en pratique devient centrale. Il s’agit là d’un défi auquel doivent faire face toutes les démocraties, les mieux enracinées (comme les États-Unis d’Amérique où la participation reste très différente selon les communautés) tout comme les plus jeunes. Les unes et les autres sont confrontées à ce problème.

Amartya Sen aborde également la notion de droits de l’homme qui s’est imposée au cours de la période récente, au point d’acquérir un statut quasi officiel dans les discours des institutions internationales. Cette même thématique s’est également imposée dans la littérature consacrée au développement. Pour Amartya Sen, la légitimité des libertés élémentaires et de leur traduction en termes de droits repose sur :

leur “‌ importance intrinsèque ” ;

leurs “ conséquences ”, par lesquelles elles fournissent des incitations politiques pour garantir la sécurité économique ;

leur “ rôle constructif ” dans l’élaboration des valeurs et des priorités.

En Asie, comme partout ailleurs, leurs fonctions sont équivalentes et que la remise en cause de leur légitimité au nom de la nature spécifique des valeurs asiatiques ne résiste pas à l’examen critique. La diversité existe dans toutes les cultures et cette réalité doit être admise. Méfions-nous des tentatives de réduire les spécificités locales à quelques généralisations simplistes, telles que la “ civilisation occidentale ”, les “ valeurs asiatiques ”, les “ cultures africaines ” ou d’autres notions aussi vagues. Aucune civilisation n’est monolithique : dès que la possibilité existe, des oppositions s’expriment. Et l’existence de ces voix dissidentes remet en cause tout jugement définitif sur la “ vraie nature ” des valeurs d’un pays. Or, les dissidents existent partout et souvent en nombre et sont prêts à prendre des risques considérables dans leur combat.

C’est d’ailleurs à cause de leur ténacité que les pouvoirs autoritaires sont acculés à déployer toutes sortes de moyens répressifs pour défendre leurs vues intolérantes. À l’Ouest, quand on débat de la situation de ces pays, on accorde souvent un crédit démesuré au point de vue des autorités – gouverneurs, ministres, juntes militaires, chefs religieux. On ne saurait concevoir le développement à partir des perspectives fixées par les autorités. Il est nécessaire d’adopter un point de vue plus large : l’impératif d’une participation de tous n’est pas un mot d’ordre creux mais une exigence concrète. De fait, l’idée du développement ne saurait en être dissociée. En ce qui concerne la conception autoritaire des valeurs asiatiques, un rapide retour sur l’histoire montre que des systèmes de valeurs de toutes sortes ont été élaborés, discutés et acceptés à travers le continent. Réinterpréter la passé de l’Asie avec pour seule clé d’explication les valeurs autoritaires ne rend pas justice à la richesse intellectuelle de ses traditions. Les reconstructions douteuses du passé ne sauraient suffire à justifier des orientations politiques elles aussi douteuses.

Pour conclure.

Pour Amartya Sen, concevoir le développement en termes de libertés substantielles des gens modifie notre compréhension du processus de développement et nous renseigne sur les moyens à mettre en œuvre. L’évaluation consiste, dès lors, à estimer quelles entraves aux libertés affectent les membres d’une société donnée. D’une certaine manière, on pourrait assimiler le processus de développement à l’histoire du dépassement de ces entraves, histoire possédant de nombreux points communs avec le processus de croissance économique et d’accumulation de capital – physique et humain – mais qu’on ne saurait réduire à ces seules variables. Se centrer sur les libertés dans l’évaluation du développement ne signifie pas pour autant, qu’il existe une table des valeurs générale du développement à laquelle on devrait comparer les expériences réelles en vue d’un classement. La notion de liberté met en jeu des éléments hétérogènes et, d’autre part, il est nécessaire de considérer la diversité des situations, des personnes et des libertés. Ce qui motive l’approche du développement comme liberté est moins le besoin de classer les États ou les scénarios du développement dans un tableau général que d’attirer l’attention sur les aspects importants du processus de développement, qui méritent, pour chacun d’entre eux, d’être pris en compte.

En revanche, le désintérêt à l’égard de ces problèmes essentiels, trop fréquent dans la littérature consacrée au développement et due à une absence de préoccupations pour les libertés des personnes, est réellement dommageable. Il est indispensable d’aborder le développement avec la vue la plus large possible, afin de soumettre à l’évaluation tous les sujets importants, en prenant garde de n’en négliger aucun. Par angélisme, on considère parfois que la prise en compte de l’ensemble des facteurs pertinents conduit immanquablement à un consensus sur les scénarios les plus souhaitables. Un débat sans retenue suscitant une forte polarisation politique, favorise le processus de participation démocratique, lequel est caractéristique du développement.

Et concernant des sujets à débattre, notons l’apparition de nouvelles réalités, telles la surveillance de masse, l’implantation de monnaie numérique nationale programmable et traçable, l’utilisation tous azimuts de l’intelligence artificielle qui, habituellement justifiées par des motifs de sécurité, d’efficacité, de facilité ou simplement au nom du progrès technologique, laissent entrevoir l’instauration d’État numérique totalitaire, qu’ils soient présentement démocratiques ou pas. C’est pourquoi et avec raison, beaucoup de voix s’élèvent pour les interdire ou au minimum les encadrer sérieusement afin qu’elles ne mettent pas en péril les droits et les libertés individuelles acquis.  À cela s’ajoute, l’adoption de mesures législatives afin d’éliminer certain contre pouvoir propre à la démocratie, tel la possibilité pour la justice (la cour suprême en l’occurrence) d’invalider des décisions gouvernementales menaçant les droits et libertés individuelles, comme c’est le cas en Israël. Il y a aussi les cas d’élimination pure et simple, par des gouvernements, de droits reconnus tels que le droit à l’avortement ou les droits parentaux pour les personnes de même sexe, etc., sous prétexte qu’ils ne sont pas inclus dans la constitution originelle du pays. Ou encore, des manœuvres frauduleuses suivie d’une attaque frontale et armée pour empêcher la passation pacifique du pouvoir, avec de fallacieux arguments de fraude électorale, comme cela s’est produit aux États-Unis en 2020-2021. Heureusement, des gouvernements et beaucoup de leurs citoyens se mobilisent pour empêcher ces dérives antidémocratiques afin de protéger les droits et les libertés individuelles.

Agression psychosociale, inhibition de l’action gratifiante, finalité d’un groupe social.

Henri Laborit, biologiste, a démontré l’importance de pouvoir réaliser la vie que l’individu souhaite mener, dans une perspective de santé individuelle et sociétale. Il s’est particulièrement intéressé à la réaction organique à l’agression de diverse nature et a démontré que l’inhibition de l’action gratifiante (définie comme un état d’attente en tension du moment d’agir au mieux de ses intérêts) est une cause primaire de troubles fonctionnelles pouvant dégénérer en maladies chroniques (cardiaque, digestive, cancer, mentale). Il a également identifié diverses sources d’inhibition de l’action efficace et gratifiante dont celle résultant du conflit entre les pulsions instinctuelles et les interdits socioculturels. Nous présentons ici un bref aperçu des mécanismes biopsychosociaux en jeu dans ce contexte, tout en vous référant à une autre source pour plus d’informations.

Pulsion instinctuelle à agir pour se faire plaisir et interdits socioculturels.

Dans cette situation conflictuelle, le cerveau reptilien va être le contrôleur de notre équilibre biologique. Il va nous pousser à agir immédiatement, en présence d’une perturbation interne, combinée à une stimulation provenant de l’environnement. C’est le cerveau du présent, qui contrôle immédiatement notre bien-être, c’est-à-dire  le maintien de la structure de l’ensemble cellulaire que constitue un organisme.

Le cerveau des mammifères qui vient se superposer au précédent, est le cerveau de la mémoire et de l’apprentissage. Puisque cette mémoire va nous faire nous souvenir des expériences agréables ou désagréables, des récompenses ou des punitions, il risque de s’opposer fréquemment à l’activité du premier. C’est ainsi que lorsque les “ pulsions à agir pour nous faire plaisir ” vont, dans nos systèmes neuronaux, trouver l’opposition, l’antagonisme de voies codées par l’apprentissage, c’est-à-dire la socioculture, nous interdisant d’agir, “ l’inhibition de l’action ” qui va en résulter sera à l’origine des perturbations biologiques qui accompagnent cette inhibition de l’action.  

Lorsque ce “ conflit neuronal ” va déboucher sur le troisième étage, étage cortical et devenir conscient, n’ont pas de ces mécanismes nerveux, mais des problèmes qui sont non résolus et qui sont à son origine, il peut en résulter une “ souffrance ” telle que le problème sera refoulé. La “ pulsion ”, d’une part, “ l’interdit ”, d’autre part, n’en sont pas moins là et continuent à parcourir les voies neuronales en dehors du champ de conscience et “ les conséquences ” qui en résulteront vont être aussi bien somatiques que comportementales, autrement dit psychiques. 

Il paraît évident que la pulsion hypothalamique, la recherche du plaisir de l’individu, va se heurter en situation sociale, à celles des autres. Ce facteur est dans toutes les espèces animales, y compris l’homme, à l’origine des hiérarchies et de l’établissement des dominances. Dès sa naissance, l’individu se trouve pris dans un cadre socioculturel dont le but essentiel est de lui créer des automatismes d’action et de pensée indispensables au maintien de la structure hiérarchique de la société à laquelle il appartient. Les automatismes de pensée constituent l’ensemble des jugements de valeur et des préjugés d’une société d’une époque. Mais qui dit “ automatisme ” dit “ inconscience ” et nous sommes en effet inconscients du déterminisme socioculturel de la presque totalité de nos jugements. Comme nous sommes également inconscients de la signification biologique de nos pulsions, le conflit entre les deux demeure le plus souvent dans le domaine de l’inconscient. Si l’angoisse peut se résorber dans l’action, un discours conscient fournira toujours un alibi, une analyse logique et déculpabilisant du comportement qui en résultera.

L’individu se trouve en situation sociale confronté à des dominants, c’est-à-dire ceux situés à l’échelon immédiatement supérieur au sien, dans la hiérarchie du degré d’abstraction de l’information professionnelle en pays technicisés. À titre de dominé, tout son système nerveux sera en remue-ménage, en activité sécrétoire désordonnée, car dans nos sociétés modernes il lui est impossible de fuir. Il doit se soumettre. Il ne peut plus combattre sous peine de voir sa subsistance lui échapper. Il en résulte une souffrance biologique journalière, un malaise, un mal-être.  Si les systèmes hiérarchiques sont sources de situations conflictuelles et d’angoisse, ils sont aussi une source de sécurisation. La création d’automatismes conceptuels et comportementaux d’origine socioculturelle permet l’occultation de l’angoisse existentielle en fournissant des grilles explicatives simples, des chefs responsables et sécurisants et le plus souvent de plus petits que soi à paternaliser ou à maternaliser. Malheureusement, elle châtre toute créativité en punissant ou en n’autorisant pas tout projet non conforme au système de valeurs imposé par les dominants.

Le mot “ adaptation ” suggère habituellement chez celui qui l’entend une notion de valeur favorable. Un organisme bien adapté à son milieu, comme un individu, être social, ne peuvent qu’attirer la sympathie, le respect et l’admiration. Or, l’adaptation paraît pouvoir être définie par la possibilité de conserver une autonomie motrice identique dans un milieu différent. Par contre, quand on passe de la physiologie au comportement, il semble que l’on confonde le plus souvent adaptation et soumission. Généralement un organisme “ réagit au milieu ”. Si la fuite ou la lutte sont efficaces, cette “ réaction ” n’aboutit pas à l’adaptation  mais au contraire à la “ conservation des caractéristiques biologiques et comportementales antérieures ”. Mais si elles sont inefficaces nous savons aussi qu’elle n’aboutit pas non plus à une adaptation mais à une inhibition du comportement dont le support neuro-endocrinien consiste en perturbations profondes et stables des caractéristiques habituelles de l’équilibre biologique. Cependant, cette soumission au milieu socioculturel sera généralement considérée comme une adaptation, alors qu’elle sera la source fondamentale des processus pathologiques. Même le transfert dans un autre système de récompense, que l’on peut rapprocher de la “ sublimation  freudienne ” ne sera pas toujours capable de faire disparaître les perturbations biologiques qui resteront inapparentes ; soit non attribuées à leur véritable cause.

La soumission sans condition à ce système de valeurs imposé par les dominants, limitant considérablement l’action gratifiante et mobilisant pourtant inconsciemment la réaction organique de stress du fait de l’insatisfaction partielle qui en résulte sera probablement une source principale d’affections dites psychosomatiques. La culture d’une époque représente les règles auxquelles un individu doit se soumettre à cette époque pour s’élever dans les hiérarchies et atteindre la dominance. Sans cette dominance, il ne peut espérer se faire plaisir, atteindre au bien-être biologique. Il ne s’agit plus d’assurer ses besoins fondamentaux que les sociétés dites évoluées assurent tant bien que mal à la majorité des individus à l’époque moderne, mais d’assurer sa “ liberté d’action ” qui est fonction de sa puissance au sein du groupe auquel il appartient. Ce que l’homme moderne ressent comme une aliénation c’est de ne pouvoir décider de son propre destin, de ne pouvoir agir sur l’environnement dans tous les cas par un acte gratifiant pour lui-même. Il existe dans le comportement de l’homme de nos sociétés dites évoluées, un curieux mélange de désirs inassouvis du fait d’une possibilité extrêmement réduite d’actions gratifiantes dans l’environnement et de sécurisation du fait qu’il fait partie d’un ensemble social, qui décide pour lui et assouvit ses besoins fondamentaux. C’est ce curieux mélange d’assouvi et d’inassouvi qui est à l’origine du malaise social.

La socioculture contemporaine, en rétribuant, selon le niveau d’abstraction, le donneur d’information professionnelle permettant la production massive de biens de consommation, en pouvoir économique et hiérarchique, c’est-à-dire dans ce cas uniquement en pouvoir spécialisé au sein de la hiérarchie professionnelle, tout en le maintenant déprivé d’un pouvoir politique réel qui lui permettrait en fin de compte de prendre part aux décisions de l’ensemble et de sa finalité, s’assure qu’il ne remettra jamais en cause  le système et ses causes qui sont en fait les facteurs comportementaux. C’est dans un système qui institue les inégalités économiques, de dominance et de gratification que l’individu se trouve quotidiennement confronté à des dominants situés à l’échelon immédiatement supérieur à lui dans la hiérarchie d’abstraction de l’information professionnelle à l’égard desquels il doit se soumettre, ne pouvant dans cette société ni fuir, ni lutter, sous peine de voir sa subsistance lui échapper. C’est cette “ soumission ” sans condition au système de valeurs imposé par les dominants de sa socioculture limitant considérablement l’action gratifiante et mobilisant pourtant inconsciemment la réaction organique non spécifique de stress du fait de l’insatisfaction partielle qui en résulte et de l’angoisse qui résulte d’un déficit informationnel énorme, compliqué par l’imaginaire qui serait selon Henri Laborit une des sources principales d’affections dites “ psychosomatiques ”, souvent désignées sous l’appellation de “maladies de la civilisation ”.  

Henri Laborit résume ainsi de quoi est fait la vie quotidienne et le travail de l’homme dans les pays industrialisés contemporaines. Du fait du progrès technique, dont la motivation demeure la recherche de la dominance, il est rare qu’il meure de faim. La structure sociale à laquelle il appartient lui permet d’assouvir généralement ses besoins fondamentaux.

Comme il n’est jugé que comme “ agent de production ”, il va entrer dans une échelle hiérarchique fondée sur le degré d’abstraction dans l’information professionnelle qu’il aura atteint. S’il n’a pas atteint un degré suffisant d’abstraction dans son activité professionnelle, il parviendra à maintenir sa structure au prix d’un dur travail énergétique au sein du processus de production. Dans les pays capitalistes, il dépendra presque entièrement pour cela des détenteurs des moyens de production et d’échanges qui décideront de son salaire, des gestes qu’il doit effectuer, de son taux de productivité. Dans un cas comme dans l’autre, la plus-value qu’il fournit sera toujours utilisée à assurer le maintien d’une structure sociale de dominance et ce ne sera jamais lui qui décidera de son emploi. Sa motivation restera d’ailleurs toujours la même : assurer sa promotion sociale, son ascension hiérarchique. Le moyen pour y parvenir restera également le même : accéder à une information professionnelle la plus abstraite possible. Les “ échelles hiérarchiques ” exprimant  “ un standard de vie ” et “ un bien-être matériel ” permettent de “ classer ” les individus selon “ un mérite ”, qui se juge toujours “ sur la participation à la productivité ” et sur “ le conformisme à l’égard des concepts assurant la survie de la structure sociale ”, c’est-à-dire aux lois d’établissement des dominances.

Dans le système social productiviste, l’urbanisation galopante et l’industrialisation aboutissent aux mêmes résultats : “ parcellisation du travail ” qui lui fait perdre sa signification d’ensemble ; “ automatisation des gestes professionnels manuels ou intellectuels ”, car un geste automatique est plus rapide et plus efficace donc plus productif, entraînant l’absence de spontanéité, d’innovation donc d’imagination et de créativité dans cet acte professionnel ; “ dépendance hiérarchique ” dans le cadre de leur accomplissement ; “ incarcération ” à l’intérieur d’une classe sociale et professionnelle aussi bien pendant le travail que pendant le repos ; “ impossibilité des échanges d’information autres que professionnelles ” étant les seules valables pour la productivité et ne risquent pas de remettre en cause les bases de la hiérarchie de dominances qu’elles permettent de maintenir. L’impossibilité de sortir de l’engrenage de la machine sociale, l’impossibilité d’agir pour se gratifier si ce n’est que par une soumission au système de production assurant l’ascension hiérarchique et la dominance en pansant les plaies narcissiques aboutit à l’ennui qui est le résultat de la disparition progressive des motivations autres que salariales, à la dépression et à la violence qui sera le fait des dominés lorsqu’ils ne pourront plus supporter l’inhibition de leurs actions gratifiantes, c’est-à-dire impossibilité d’assurer leurs besoins fondamentaux ou acquis, blessures narcissiques ou perte de l’image idéale de soi, absence ou suppression secondaire de pouvoir. La vie quotidienne pour le plus grand nombre est ainsi remplie par un travail sans joie qui permet l’approvisionnement en substrats alimentaires et pour certains par un espoir de satisfaction narcissiques, de gratifications matérielles, ou d’exercice de la dominance. Ce pouvoir ne s’exerce d’ailleurs que dans l’environnement professionnel immédiat et ne possède aucune influence sur l’évolution de la structure sociale puisqu’il ne peut être que conforme aux règles d’établissement de celle-ci, sous peine pour l’individu d’être exclu, marginalisé.

Comme une vie quotidienne fondée sur l’ascension hiérarchique est loin de satisfaire le plus grand nombre, car la pyramide en est très étalée sur sa base, on essaie de compenser, en pays capitalistes, l’insatisfaction narcissique et d’apaiser l’agressivité qui résulte de l’absence totale de pouvoir, par la possession d’objets de plus en plus nombreux, produits de l’expansion industrielle et pour lesquels une publicité effrénée est entreprise de façon à éveiller l’envie de les posséder. Soucieuse de conserver l’approbation de masses laborieuses encore indispensables à la production expansionniste, la société industrielle organise les loisirs que les masses ingurgitent au commandement et qui constituent eux-mêmes une nouvelle source de profits, donc de maintien des dominances tout en détournant l’attention de ces masses des problèmes existentiels fondamentaux. Les loisirs sont la conséquence de la société industrielle et expriment la fuite de l’ennui qu’elle sécrète. Les loisirs devront répondre à un désir de fuite de la monotonie : monotonie du paysage urbain, monotonie du décor humain, professionnel et social. Les loisirs devront répondre à une sorte de lessive écologique de l’individu, lui faire oublier le décor monotone et aliénant de son environnement matériel et humain. Ils devront rompre les rythmes automatisés de la vie urbaine, schématisés par l’expression “ métro, boulot, dodo ”. Ainsi la vie quotidienne d’un homme et d’une femme d’aujourd’hui est prise entre : un travail sans signification autre que celle d’assurer sa survie dans le cadre d’un processus de production ; de loisirs organisés ; une vie familiale où la femme travaille pour assister l’équilibre économique du ménage et les enfants livrés à des éducateurs et des parents qui n’ont plus le temps, ni l’énergie, ni la motivation pour s’en occuper ; et des idéologies tentant d’organiser les structures sociales auxquelles ils appartiennent et qui s’expriment dans un langage stéréotypé, un discours logique, des analyses qui recouvrent toujours les pulsions et les automatismes acquis, qui eux demeurent inconscients dans leurs mécanismes et dans leur signification.  Or, les pulsions ne font qu’orienter l’action sur le bien-être individuel et les automatismes acquis, la façonner au mieux du maintien d’une structure sociale. Celle-ci dans l’inconscience des mécanismes qui dirigent son organisation ne peut-être qu’une structure de dominance établie par agressivité compétitive.

Rarement le problème social n’est abordé sous l’angle général de la biologie du comportement humain en situation sociale celui des hiérarchies et des dominances. L’analyse aboutirait à une remise en cause fondamentale de tous nos jugements de valeur, de toutes les raisons de vivre dans nos sociétés, à savoir l’expansion, la production des marchandises et le profit comme moyens de maintenir les échelles hiérarchiques et les dominances individuelles, de groupes, de nations et de blocs de nations.

Afin d’éviter et d’échapper à l’inhibition de l’action, source d’anxiété et d’angoisse et conséquemment de la pathologie psychosomatique, la société devrait fournir aux individus qui la composent le plus de sécurité et le moins d’interdits. Elle pourrait sans doute y parvenir en abandonnant l’échelle de valeurs sur laquelle se fondent les sociétés technicisées contemporaines qui est avant tout la recherche de la dominance par le truchement de la productivité en biens marchands et en remettant scientifiquement toutes les justifications prétendument logiques : “ notion de mérite obtenu par le conformisme toujours largement récompensé, don inné, inégalité obligatoire des chances au départ, instinct de propriété et défense du territoire, droits et libertés, etc. ” qui déculpabilisent et entretiennent le narcissisme des dominants, maintiennent les structures hiérarchiques, pérennisent l’agressivité compétitive et les inégalités de pouvoir et de consommation. 

Pour conclure.

Pour Henri Laborit, la finalité d’un groupe social n’est ni la technique, ni le bien-être matériel, ni l’expansion, ni le profit, ni la production, mais se situe lui-même dans l’harmonie de rapports entre les individus qui le composent et que cette harmonie n’est réalisable que si chacun d’eux est conscient de ses motivations instinctuelles, des automatismes que la société lui a imposés et de ses possibilités de création.

Une économie socioécologique de post-croissance et pouvoir de vivre.

Timothée Parrique, chercheur en économie écologique, démontre clairement dans son ouvrage Ralentir ou Périr, que la poursuite de la croissance économique est non seulement incompatible avec la préservation du climat, de l’environnement et de la biodiversité, mais qu’elle ne règle pas les problèmes de la pauvreté, des inégalités, de l’emploi, des budgets publics et de la qualité de vie. C’est pourquoi, il propose la décroissance comme stratégie de transition vers l’instauration d’une économie de post-croissance que l’on peut qualifier de socioécologique. Le message de Timothée Parrique est clair : il nous faut sortir de la croissance, démanteler le régime de croissance, démystifier la mystique de la croissance ; décroire pour décroître. Pour le dire simplement, nous devons imaginer la vie économique au-delà d’un productivisme aveugle qui ne fait que compter les billets. Se demander ce qu’on peut encore se permettre de produire et de consommer ?

La décroissance est une nécessité écologique, mais c’est aussi une “ aubaine sociale et existentielle ”. Ralentir pour survivre, oui, mais ralentir surtout pour “ bien vivre ”, pour “ exister vraiment ”. Le véritable défi de ce début de siècle est d’inventer un système économique qui assure le bien-être de tous dans les limites de la planète, la phrase phare du dernier rapport du GIEC. Une économie joyeuse, non violente, participative, résiliente, juste et soutenable. Une économie centrée sur la “ qualité ” et non plus sur la quantité, où la “ convivialité ” l’emporte sur la productivité. Une économie qui satisfait le plus simplement possible sa fonction d’économie : une coordination parcimonieuse de notre contentement sans coloniser le reste de la vie sociale et sans détruire le vivant. Il s’agit d’un véritable “ projet de société ”, d’une société de décroissance avec une économie stationnaire en relation harmonieuse avec la nature où les décisions sont prises ensemble et où les richesses sont équitablement partagées afin de prospérer sans croissance, où quatre points cardinaux ; soutenabilité, démocratie, justice et bien-être, sont les principes de fonctionnement d’une économie pérenne.

Lorsque Timothée Parrique présente la décroissance comme une aubaine sociale et existentielle pour bien vivre et exister vraiment, il réfère au “ pouvoir de vivre ” qui résulterait d’un grand changement d’organisation socioculturelle et économique. Ce n’est pas l’argent qui détermine le bien-être mais ce qu’il permet d’acheter, nous dit-on. Remarquons d’abord que la croissance économique ne fait pas le “ pouvoir d’achat ”. Par exemple, le PIB américain est passé de 4 à 16 mille milliards de dollars entre 1967 et 2003 alors que sur la même période, le revenu médian des ménages américains a seulement augmenté de 19 % jusqu’en 1999 et stagne depuis. Le PIB par habitant augmente mais ce n’est qu’une illusion statistique car le revenu médian des ménages stagne. Notons ensuite que le pouvoir d’achat (le niveau de vie) n’est qu’un moyen d’augmenter la “ qualité de vie ”, ou ce que l’économiste indien Amartya Senn appelait les capabilités. Par exemple, je subviens à mon besoin à mon besoin de compréhension en lisant le livre que j’ai acheté dans une librairie, mais d’autres pourraient en faire autant en l’empruntant à la bibliothèque municipale. Le besoin est le même, mais l’organisation économique de leur satisfaction diffère.

Les besoins fondamentaux, comme la subsistance, la protection et la liberté suivent des seuils de suffisance : suffisamment de nourriture pour être en bonne santé, suffisamment d’espace de vie pour être heureux chez soi, suffisamment de moyens de mobilité pour se sentir libre, etc. Une partie de notre confort matériel dépend des choses que nous possédons déjà. Je n’ai pas besoin d’acheter une machine à laver, j’ai besoin d’avoir accès à une machine à laver lorsque je souhaite nettoyer mon linge. En suède, par exemple, la majorité des immeubles ont une buanderie commune.

Une autre partie de notre confort dépend de choses qui ne sont pas comptées dans le PIB. Le temps passé au contact de la nature est déterminant pour le bien-être. Mais pour cela, il faut du “ temps ” et de la “ nature ”, deux facteurs de bien-être qui sont souvent mis à mal par la croissance économique. À quoi bon produire plus et polluer plus alors que nous pourrions produire moins pour un même service final, via une mutualisation de certains usages ? Cela nous permettrait de travailler moins, libérant ainsi du “ temps libre ” qui pourrait être passé agréablement dans une nature non dévastée par nos activités productives. À en croire les sociologues, ce n’est pas le travail ou le shopping qui nous rend heureux. Le travail arrive en 21ième position, juste après faire les courses. En tête de liste, on trouve des activités davantage qualitatives que quantitatives : aller au cinéma, à la bibliothèque et au musée, la promenade, le temps passé avec ses proches, le sport, la lecture et la sieste. Les études ont beaucoup évolué, prenant en compte non seulement des indicateurs de bien-être subjectif comme le bonheur, mais aussi des indicateurs de bien-être objectif comme la durée de vie, les niveaux d’éducation, l’accès à l’énergie et la qualité de la démocratie. L’une des études incontournables sur le sujet, publiée dans le prestigieux journal Nature Sustainability en 2021, compare les performances sociales de plus de 140 pays en lien avec leur empreinte écologique. On y apprend que le Costa Rica (avec un PIB de 12,140 euros par habitant), la France (39,030 euros), la Finlande (48,773 euros) et les États-Unis (63,413 euros) ont une qualité de vie similaire avec des niveaux de PIB qui varient d’un rapport de 1 à 5. Sur les quinze dernières années et pour les 149 pays du classement, les variables non économiques expliquent 74 % du niveau de bonheur, conte seulement 26 % pour le PIB par habitant. Nous retrouvons ici l’hypothèse de la saturation découverte par Easterlin : à partir d’un certain seuil de richesse monétaire, ce n’est plus la production de marchandise (évaluée en monnaie) qui compte. Ce résultat résonne avec ce que nous disent les sciences sociales sur le bonheur. Une étude ayant suivi 724 Américains depuis les années 1930 et tout au long de leur vie pour mieux comprendre les déterminants du bonheur et de la santé conclut que ce qui compte le plus sont les relations humaines : l’amour, l’amitié et la famille. Une infirmière australienne en soins palliatifs a catalogué les cinq regrets les plus fréquents chez les mourants : n’avoir pas suivi ses rêves, avoir trop travaillé, n’avoir pas eu le courage d’exprimer ses sentiments, n’avoir pas passé assez de temps avec ses amis et, ne pas s’être donné l’opportunité d’être vraiment heureux. Personne ne regrettera sur son lit de mort de n’avoir pas assez contribué au PIB.

La promesse d’une croissance porteuse de bonheur est vide de sens. Penser que le PIB augmente le bien-être, c’est se regarder le doigt qui montre la lune. Pour une économie du bien-être, arrêtons de parler de niveaux de vie quantitatif et concentrons-nous sur la qualité de vie, c’est-à-dire le pouvoir de vivre, le sens et la convivialité et non le pouvoir d’achat. Si les besoins ne sont pas satisfaits, produisons ce qui est nécessaire pour qu’ils le soient et arrêtons-nous ensuite. La “ croissance ” doit être considérée comme “ une stratégie d’ajustement temporaire ” à une situation de manque et non pas comme le mode de fonctionnement par défaut d’une économie développée.

La question de comment augmenter le PIB est un bien pauvre substitut pour une question bien plus fondamentale : de quoi avons-nous vraiment besoin ? Comment voulons-nous vivre ? Et que voulons-nous produire ? Prospérer sans croissance, c’est d’abord se poser la question du bien-être. De quoi avons-nous besoin pour mener une vie heureuse ? Cette démarche, profondément philosophique, est complètement ignorée dans les discussions sur la croissance qui se focalisent sur l’avoir (les possessions et le pouvoir d’achat) et oublient complètement l’être (les capabilités au sens d’Amartya Sen et le pouvoir de vivre). L’idéologie de la croissance est une passion de l’avoir concentrée sur la possession et obnubilé par l’argent. Nous devons la remplacer par un autre mode d’existence fondée sur les relations humaines, l’accomplissement intellectuel et spirituel dans une relation épanouie avec le monde qui nous entoure et dont nous faisons intégralement partie. Beaucoup de concepts existent pour décrire ce changement de paradigme : sobriété conviviale, écosuffisance ou encore la simplicité volontaire définit par l’Office québécois de la langue française comme “ un mode de vie consistant à réduire sa consommation de biens en vue de mener une vie davantage centrée sur des valeurs essentiels ”. Lagom, comme disent les Suédois. Ni trop, ni pas assez, le juste milieux.

À quoi ressemblerait une économie davantage centrée sur le Lagom suédois ? C’est une économie sans bullshit jobs, sans publicité non désirée ni obsolescence organisée, où l’on ne produit que ce dont a vraiment besoin. Une économie débarrassée de la production lucrative et de ses rentiers, avec des prix honnêtes encadrés par des planchers et des plafonds qui oscillent autour des coûts de production ; une économie des gratuités partagées où l’on n’a pas besoin de posséder quelque chose pour pouvoir l’utiliser. Après tout, c’est une économie du bon sens : à quoi bon créer des emplois (qui n’épanouissent personne) pour produire (d’une manière écologiquement insoutenable) afin d’augmenter le pouvoir d’achat (sans pour autant augmenter le pouvoir de vivre) et tout ça pour consommer (des choses sont on pourrait se passer) ? Dans une économie où l’on produit et consomme ensemble et non plus les uns contre les autres (la course à la compétitivité et les consommations positionnelles de statut social), on réalisera que l’on a besoin de beaucoup mois de choses pour être heureux. Ce que nous voulons, ce ne sont pas des “ produits ” et des “ billets ”, c’est entrer en résonnance avec le monde qui nous entoure. Nous voulons faire l’amour, passer du temps en famille et s’amuser entre amis, jouer de la musique et lire des livres, prendre plaisir à rencontrer ses voisins, créer de nouvelles connaissances, faire l’expérience des joies de la nature, cuisiner des bonnes choses, débattre de politique. Les “ choses ” que nous utilisons pour parvenir à ces fins ne sont que des “ moyens ”. Les “ fins ”, elles sont “ sociales ”. C’est pour cela que nous avons besoin d’une “ économie relationnelle ”. Moins de bien, plus de liens, comme disent les Objecteurs de croissance.

Pour conclure.

Timothée Parrique propose donc de mettre l’économie en décroissance pour établir une économie stationnaire en harmonie avec la nature où les décisions sont prises ensemble et où les richesses sont équitablement partagées afin de pouvoir prospérer sans croissance. Pour faire simple, on pourrait dire une économie du mieux, le plus ou le moins étant devenu une question hors-sujet. Une économie démocratique où les décisions sont informées par sympathie écologique, où la production est centrée sur les besoins et le bien-être, où tout le monde est riche sans que personne ne soit pauvre. Une économie qui aurait pour “ finalité ” une “ nouvelle forme de prospérité : la quête de sens et du bonheur dans la frugalité et le respect du vivant ”. 

 Au final.

La question urgente qui se pose à nous est de savoir dans quel monde environnemental, politique, social et économique souhaitons-nous vivre, tout en se rappelant, d’une part, que la possibilité de notre élimination par catastrophe écologique ou nucléaire n’est pas une utopie, une illusion ou une hallucination mais une menace bien réelle et que, d’autre part, nous avons un cerveau capable d’imaginer et de créer les conditions nous permettant de vivre ensemble et avec la nature plus harmonieusement, si nous le voulons vraiment.  Alors, que sera notre futur ? L’humanité étant capable du meilleur comme du pire, comme notre histoire en témoigne, sera-t-il plus près du bonheur, du malheur ou de l’horreur ?


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