Vers une écologie planétaire de la santé.

Jakob Zinsstag, vétérinaire de formation et directeur de l’Unité santé humaine et animale de l’Institut suisse de santé tropicale et publique de Bâle, est le premier à avoir utilisé dans la littérature biomédicale le concept One health (Une seule santé), qui prône une collaboration étroite entre médecine humaine et médecine vétérinaire. L’impact des humains est visible partout, sur le climat, l’air, l’eau, les aliments, la biodiversité et, bien sûr, la santé a précisé Jakob Zinsstag à Marie-Monique Robin. La pandémie de covid-19 constitue un véritable coup de semonce et j’espère dit-il qu’il sera entendu. Seule l’écologie, qui est la science des équilibres et une vision globale de la santé nous permettront d’alléger les deux fardeaux sanitaires qui affectent l’humanité, en agissant en synergie. Jakob Zinsstag a découvert le concept One Medecine proposé par le vétérinaire américain Calvin Schwabe (1927-2006) dans son livre La médecine vétérinaire et la santé humaine. Calvin Schwabe était professeur d’épidémiologie à l’école vétérinaire de l’université Davis (Californie), oùil fonda un cursus commun pour les pratiques des médecines humaine et animale.  Jakob Zinsstag précise à Marie-Monique Robin que les médecines humaines et vétérinaire ont les mêmes fondements scientifiques et, jusqu’au XVIIIᵉ siècle, elles relevaient d’un enseignement unique à l’université. Au cours du XXᵉ siècle, chacune a évolué de son côté, comme une discipline radicalement séparée. Cette logique de “ silos ” a fait qu’elles ont perdu tout contact, au niveau universitaire, mais aussi en terme de gouvernance politique ou de gestion sanitaire. Et, c’est une erreur monumentale ! Il est impératif qu’elles retravaillent ensemble dans une vision écosystémique, où les animaux seraient traités pour ce qu’ils sont, à savoir des parents très proches des humains et qui, soit dit en passant, ont le droit de vivre dignement, car notre bien-être est intimement associé au leur. Les études génétiques montrent que le génome humain est similaire à 99 % à celui des grands singes et à 95 % à celui des cochons. C’est pourquoi les agents pathogènes évoluent dans un continuum qui relie les humains aux animaux sauvages et domestiques. Par exemple, nous avons constaté que les moutons pouvaient transmettre la brucellose aux humains, ou que les éleveurs de chameaux présentaient un risque accru de fièvre Q ; une zoonose causée par la bactérie Coxiella burnetti qui peut provoquer de graves troubles cardiaques. Cela n’a donc aucun sens que les vétérinaires s’occupent des animaux et les médecins des humains séparément. D’autant, qu’une surveillance et une gestion communes des maladies sont rentables économiquement. Par exemple, lorsqu’on organise des campagnes de vaccination simultanée pour les animaux et les humains, on économise des ressources en partageant la chaîne du froid et le transport.

Vous menez depuis 2015 en Éthiopie un programme One Health, considéré comme une référence, en quoi consiste-t-il, lui demande Marie-Monique Robin ? Nous avons créé avec le gouvernement Éthiopien et l’université de Jigjiga un centre d’excellence, baptisé Santé unie, où sont formés des cadres académiques en santé humaine et animale, en écologie, anthropologie et sociologie. De plus, nous avons mis en place un système de surveillance et de réponse intégrée Santé humaine et animale, où les médecins et les vétérinaires travaillent en étroite collaboration avec les éleveurs de chameaux, pour faire une veille sanitaire conjointe, tout en recensant les évènements climatiques ou écologiques exceptionnels, comme les sécheresses, qui peuvent provoquer l’émergence de maladies. Un dispositif similaire existe dans la région italienne d’Émilie Romagne pour la fièvre du Nil occidental, où sont surveillés simultanément les moustiques, les oiseaux sauvages, les chevaux et l’homme. Toutes les données sont interconnectées. L’avenir, c’est d’aller vers une vision écologique de la santé, où on ne se contente pas de soigner un patient, mais où on essaie de comprendre aussi d’où vient sa maladie.

En d’autres termes : nous ne voulons pas un nouveau ministère de la santé, nous voulons que les différents ministères travaillent ensemble. Vous avez publié en 2011 un article sur la Suisse qui serait pionnière dans ce domaine. Qu’en est-il en 2020, lui demande Marie-Monique Robin ? Jakob Zinsstag, lui précise que pour l’heure, deux initiatives vont dans le bon sens. D’abord, le gouvernement a créé une structure interministérielle One Health, qui réunit régulièrement les responsables de la santé humaine, animale, de l’agriculture et de l’écologie. Ensuite, notre Institut de santé tropicale a intégré l’Institut de santé préventive, de sorte que travaillent désormais ensemble les spécialistes des maladies tropicales, des cancers, de la pollution de l’air ou des allergies. Quelles sont les conséquences de l’approche One Health pour le développement de grands projets d’infrastructures, lui demande Marie-Monique Robin ? Avant de se lancer dans la construction d’un barrage ou l’ouverture d’une mine, nous recommandons d’effectuer une évaluation d’impact sanitaire pour estimer quelles menaces biologiques pourraient déclencher l’ouvrage. Là aussi, nous ne pouvons plus continuer à travailler en silos : les ingénieurs construisent, puis les médecins réparent les dégâts, quand ils en ont les moyens, comme au Sénégal où la construction du barrage Diama a provoqué l’explosion de la bilharziose.

L’impact du changement climatique sur les maladies vectorielles.

Nous devons nous préparer à l’inattendu et être prêts à répondre rapidement. C’est par ces mots que Bernard Vallat, alors directeur général de l’Organisation mondiale de la santé animale (OIE), avait conclu en 2008 la préface d’un livre collectif publié par l’OIE et coordonné par Stéphane de La Rocque et Serge Morand, intitulé Changement climatique. Impact sur l’épidémiologie et les stratégies de contrôle des maladies animales. Cette revue scientifique et technique faisait le point sur les conséquences les plus significatives du changement climatique sur la distribution et la prévalence des maladies à transmission vectorielle, comme le paludisme, la fièvre jaune, la dingue, la fièvre catarrhale du mouton (maladie de la langue bleue), la fièvre du Nil occidental, mais aussi de la grippe aviaire ou les helminthiases, comme la bilharziose ou l’échinococcose. Les auteurs étaient unanimes : le changement climatique affectera ces maladies infectieuses, quel que soit leur mode de transmission. Douze ans plus tard, ces prévisions, fondées alors essentiellement sur des modélisations, ont été largement confirmées, ainsi que le montrent les travaux du professeur Matthew Baylis, qui dirige la chaire d’épidémiologie vétérinaire à l’université de Liverpool depuis 2005. En 2007, il a créé au sein de l’université de Liverpool un groupe d’étude sur le climat et les maladies infectieuses animales (LUCINDA). Le cœur de mes recherches, ce sont les maladies transmises par les insectes, a-t-il expliqué à Marie-Monique Robin. Et, comme les insectes font partie des organismes qui sont le plus affectés par le climat, il travaille aussi sur le changement climatique. En 2017, il a publié avec Serge Morand une étude qui montre que 63 % des agents pathogènes qui peuvent infecter les humains ou les animaux en Europe sont sensibles aux variations climatiques, notamment aux précipitations ou à la température. Ce sont surtout des maladies vectorielles ou liées à l’eau. Nous avons aussi constaté que les pathogènes zoonotiques, c’est-à-dire qui affectent à la fois les humains et les animaux, sont plus sensibles au climat que les pathogènes strictement humains ou animaux. Matthew  Baylis précise à Marie-Monique Robin que le climat modifie la distribution de tous les arthropodes : les moustiques, les moucherons ou les tiques. Les changements de température ou d’humidité leur permettent de conquérir de nouveaux territoires ou de devenir plus abondants. Par ailleurs, la température à un impact sur la capacité des insectes à transmettre les pathogènes, particulièrement celle des insectes qui ont une vie courte. Lorsque la température est dans les moyennes habituelles, il faut environ une semaine pour que le virus atteigne les glandes salivaires et la trompe du moustique, par laquelle il pique et se nourrit chez son hôte et il y a bien des cas où il est mort avant. Mais, quand il fait plus chaud, le virus se multiplie et se répand plus vite dans le corps de l’insecte, ce qui augmente la probabilité que celui-ci soit infecté. C’est ce que nous avons pu constater dans des études de laboratoire, de terrain et de modélisation. Notre simulation a montré que le fameux taux de contamination “ R0 ”, dont on parle tant depuis la pandémie de covid-19, augmente avec la température par exemple, pour le zika. Les variations climatiques sont strictement corrélées avec l’apparition de la maladie de la langue bleue en Europe du Nord en 2006, ou l’épidémie du zika en Amérique latine en 2016. Le virus zika, du nom d’une forêt d’Ouganda, a été identifié pour la première fois chez un macaque en 1947, avant d’être reconnu cinq ans plus tard comme une nouvelle espèce virale menaçant les humains. Endémique en Afrique et en Asie, le zika a fait son apparition au Brésil en 2015 et fut déclaré urgence de santé publique de préoccupation internationale en février 2016 par l’OMS. Dans son modèle mathématique, Matthew Baylis a montré que l’émergence du zika en Amérique latine coïncidait avec un épisode d’El Niño, qui a affecté la région un an plus tôt. Avec son corollaire La Niña, El Niño est un phénomène océanique, qui affecte le régime des vents, la température de la surface de l’océan pacifique équatorial et les précipitations. El Niño correspond à un réchauffement des eaux, tandis que La Niña est caractérisée par un refroidissement. Liés à la variabilité climatique, El Niño et La Niña représentent les deux phases opposées d’un phénomène associant océan et atmosphère, appelé ENSO (El-Niño-oscillation australe en français). Les rapports du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) indiquent que le changement climatique provoque une augmentation de la fréquence et de l’intensité des évènements El Niño – La Niña, ce qui se traduit par des sécheresses ou des précipitations extrêmes, affectant la régime des moussons et donc la production agricole en Afrique et en Asie, ainsi que les épidémies de maladies vectorielles ou à réservoir, comme la dingue, la fièvre de la vallée du Rift, le paludisme ou les fièvres hémorragiques à hantavirus. C’est ce qu’a montré Assaf Anyamba, un chercheur de la NASA qui travaille depuis 1999 au Biospheric Sciences Laboratory, situé à Greenbelt (Maryland). Avec ses collègues, le géographe d’origine kényane a développé un modèle qui permet de prédire efficacement les épidémies de fièvre de la vallée du Rift. Pour cela, a-t-il expliqué à Marie-Monique Robin, il associe les mesures de l’indice ENSO (température de la surface de l’océan pacifique) avec les données fournies par le satellite GPM de la NASA qui enregistre les précipitations dans n’importe quel point du globe. De plus, il consulte les informations livrées par le satellite Terra Aqua, qui indiquent la variabilité de la végétation due à des pluies excessives. Tout cela lui permet de déterminer quelles sont les zones géographiques qui réunissent les conditions climatiques pour que le moustique porteur de la fièvre de la vallée du Rift se mette à proliférer. Ce modèle marche très bien dans les régions endémiques de cette maladie infectieuse, à savoir l’Afrique, la péninsule Arabique, le Yémen et l’Arabie saoudite. Mais tout indique qu’avec le changement climatique, le moustique s’étendra au Moyen-Orient et à tout le pourtour méditerranéen. Il en est de même pour le chikungunya, pour lequel nous sommes en train de tester un modèle similaire.

En Europe, la variabilité climatique se mesure par l’indice de l’Oscillation nord-atlantique (NOA), qui provoque aussi des précipitations et des températures extrêmes. Dans une étude publiée en 2013, Matthew Baylis et Serge Morand ont constaté que, sur 13 maladies infectieuses ayant sévi en Europe de 1950 à 2010 et pour lesquelles il existe suffisamment de données, 11 étaient corrélées aux variations mensuelles de l’indice NOA, comme les fièvres hémorragiques à hantavirus. Les effets du changement climatique sur les maladies infectieuses n’épargneront pas l’Europe, a expliqué Matthew Baylis à Marie-Monique Robin. Les premiers cas de dengue sont apparus dans le sud de la France et tout indique que le moustique vecteur continuera son ascension vers le nord. Soyons clairs : les humains ont créé une vraie bombe à retardement : ils déforestent, interagissent avec l’environnement et la faune sauvage, détraquent le climat, n’arrête pas de voyager et de déplacer d’un bout à l’autre de la planète des marchandises et des animaux. Ces bouleversements sans précédent affectent aussi les microorganismes, sans qui aucune forme de vie n’est possible sur Terre et qui sont directement liés au climat, soit parce qu’ils permettent de capter du dioxyde de carbone ou en contraire d’en émettre. Comment vont-ils réagir au dérèglement climatique ? C’est la question que pose l’alerte à l’humanité que Matthew Baylis a signé avec 32 collègues en 2019.

Le paradigme de Stockholm.

Pour Daniel Brooks, biologiste de l’évolution, il ne faut pas se faire d’illusion : le virus SARS-CoV-2 est désormais présent partout dans le monde, y compris chez les chats, les chiens et nos animaux domestiques. Nous ne pourrons jamais nous en débarrasser ! C’est ce qu’il appelle “ la pollution pathogène ”. Nous avons dit-il, le même phénomène avec le virus de la vallée du Nil aux États-Unis : il est apparu et a régulièrement ressurgi pour provoquer une épidémie. Si ces agents infectieux ont émergé, c’est parce que les humains leur ont donné l’opportunité écologique de diversifier leurs hôtes. Retraité depuis 2011, Daniel Brooks est désormais chercheur émérite au laboratoire de parasitologie Harold Manter de l’université du Nebraska-Lincoln, ainsi qu’à l’université du Paranȧ (Brésil) et à l’Institute of Advanced Studies Kṍszeg de Budapest, où il modélise l’impact du dérèglement climatique sur l’interaction entre les pathogènes et leurs hôtes, dans le but d’anticiper l’émergence des maladies infectieuses.

Est-ce que la pandémie de covid-19 était prévisible lui demande Marie-Monique Robin ? Non seulement elle était prévisible, mais elle avait été prévue, lui a-t-il répondu sans hésiter. Tous les scientifiques qui travaillent en écologie de la santé savaient qu’une pandémie de cette ampleur pouvait advenir et qu’elle serait suivie d’autres à un rythme accéléré. Comme l’a dit dès 1958 Charles Elton (1900-1991), l’un des fondateurs de l’écologie moderne : nous assistons à l’une des plus grandes convulsions historiques dans le monde animal et végétal. Cette convulsion est due à la déforestation et à la fragmentation des habitats naturels à grande échelle. Si l’on se place du point de vue des agents pathogènes, c’est une vraie aubaine, car en modifiant dramatiquement les écosystèmes nous leur ouvrons un nombre infini d’opportunités de s’installer dans de nouveaux hôtes. Si vous ajoutez à cela l’urbanisation galopante, avec des villes si denses qu’elles ressemblent à des boîtes de Pétri, puis la globalisation effrénée des échanges et, enfin, le dérèglement climatiques, vous avez là un cocktail absolument inédit dans l’histoire de l’humanité, qui crée la base écologiques permettant aux maladies infectieuses de se répandre en un temps record n’importe où sur la planète. Ce cocktail est l’une des principales caractéristiques de l’anthropocène.

Daniel Brooks a dédié une grande partie de sa carrière à la “ grande histoire ” des parasites tropicaux, en reliant des travaux génétiques et phylogénétiques (étude des relations de parenté entre les êtres vivants permettant de reconstituer leur évolution), pour comprendre leur évolution face aux changements climatiques survenus depuis 100 millions d’années. Avec ma première épouse Deborah McLennan, parasitologue à l’université de Toronto (Canada), nous avons montré que, dès que se produit un changement climatique – et la planète en a connu de nombreux, la seule différence avec celui d’aujourd’hui étant qu’ils advenaient beaucoup plus lentement –, les espèces animales se déplacent, par exemple pour chercher de l’eau si elle s’est raréfiée dans leur habitat d’origine. Ce faisant, elles emmènent les pathogènes qu’elles hébergent dans de nouveaux espaces, où ceux-ci peuvent ainsi rencontrer des hôtes potentiels. Contrairement à ce que l’on a longtemps cru, le fait qu’un microbe soit lié à un hôte spécifique n’est pas définitif, mais dû aux circonstances : dès que le microbe est contraint de bouger, il peut s’adapter à de nouveaux hôtes, qui étaient absents dans son habitat d’origine, mais phylogénétiquement proches de celui auquel il était précédemment associé. Le shift, c’est-à-dire le passage dans de nouveaux hôtes peut-être immédiat ; mais, comme ceux-ci sont quelque peu différents de l’hôte d’origine, l’agent pathogène va connaître une modification génétique lui permettant de survivre et d’assurer sa reproduction. Il fait exactement le contraire de ce que nous avons longtemps pensé : il s’introduit d’abord, puis mute et non l’inverse.

En 1991, nous avons publié un livre sur cette théorie évolutive des parasites animaux, qui a attiré l’attention de nos confrères de l’université de Stockholm, spécialistes des parasites des plantes. Ils avaient conduit de nombreux travaux expérimentaux sur les végétaux et étaient parvenus à une conclusion identique à la nôtre. Le paradigme de Stockholm est né de cette collaboration suédo-américaine. Que postule ce nouveau paradigme lui a demandé Marie-Monique Robin ? D’abord, il rompt avec la théorie dominante selon laquelle l’association hôte-pathogène est tellement stable au fil du temps qu’elle rend l’émergence de nouvelles maladies improbables, car pour cela il faudrait que survienne de façon aléatoire la bonne mutation génétique. Nous pensons au contraire que les agents pathogènes ont hérité de leurs ancêtres la capacité d’acquérir de nouveaux hôtes rapidement, dans des circonstances de bouleversement écologique, comme un épisode de changement climatique. C’est ce que nous appelons une “ adaptation écologique ”. Pendant ces périodes où toutes les cartes sont rabattues, les agents pathogènes, qui étaient initialement des “ spécialistes ”, liés à un type d’hôte et à une aire géographique déterminée deviennent des “ généralistes ”. Au fil du temps – cela peut prendre des milliers d’années –, se créent de nouvelles associations stables entre les hôtes et les parasites, qui du coup redeviennent des spécialistes. C’est ce que nous appelons “ l’hypothèse de l’oscillation ” : à chaque  changement climatique d’envergure, les microbes se déplacent, diversifient leurs hôtes et augmentent leur aire de distribution, pour se respécialiser progressivement de nouveau. Notons que cette dynamique est portée par un autre phénomène écologique, que nous avons baptisé Taxon Pulses, qui désigne les pulsions des espèces animales ou végétales à se déplacer par leur instinct de survie dans un environnement perturbé.

Comment le paradigme de Stockholm permet-il d’expliquer l’émergence de maladies infectieuses lui demande Marie-Monique Robin ? Tout indique que nous sommes entrés dans une nouvelle ère d’oscillation. Il y a émergence d’une maladie infectieuse quand un virus ou un parasite infectent et rendent malade un hôte avec lequel ils n’avaient pas de relation auparavant. Les récentes pandémies nous paraissent nouvelles parce que nous sommes en mesure d’observer leur progression quasiment en temps réel. Mais l’histoire de la planète regorge d’épisodes similaires. Les études paléontologiques suggèrent que les pathogènes les plus aptes à survivre aux changements climatiques et aux perturbations écologiques de grande envergure sont les sources de maladies infectieuses émergentes. En d’autres termes : l’extinction de l’hôte ne limite pas le risque d’émergence. Le problème est que les changements que nous provoquons sont si rapides que des microbes sont contraints d’évoluer aussi rapidement. 

Est-ce à dire que l’humanité va être exterminée par un virus particulièrement virulent, lui demande Marie-Monique Robin ? Daniel Brooks pense que pendant cette nouvelle ère d’oscillations que l’activité humaine a déclenchée, nous allons connaître de multiples foyers épidémiques, qui vont exercer une pression insoutenable sur les services de santé publique et vétérinaires avec d’énormes conséquences économiques. Ce sera une mort à petit feu… Comment l’éviter lui demande alors Marie-Monique Robin ? Il faut renforcer la collaboration entre médecins et vétérinaires, mais aussi avec les biologistes de l’évolution qui travaillent dans les musées d’histoire naturelle et étudient l’histoire des organismes vivants. Il faut aussi agir de manière proactive et pas seulement réactive après que le nouvel agent pathogène a sévi. Par exemple, avant de raser une forêt, pour faire un profit à court terme, il faut s’interroger sur les conséquences que cela peut avoir à moyen ou long terme sur les équilibres écologiques et la dynamique hôte-parasites. Si nous ne le faisons pas, nous perdrons la bataille contre les maladies infectieuses émergentes et le coût économique sera incommensurable. C’est pourquoi, avec mes collègues Hongrois, nous avons développé un protocole baptisé DAMA, pour Documenter, Évaluer, Surveiller et Agir. Nous le proposons aux décideurs politiques pour qu’ils puissent développer cette vision globale, dont nous avons besoin de toute urgence.

Virus du Grand Nord et antibiorésistance.   

En 2016, Birgitta Evengȧrd, biologiste suédoise a contribué à la création du Centre d’excellence nordique (CLINF), qui a pour but d’identifier et d’investiguer les effets du changement climatique sur la distribution géographique et l’épidémiologie des maladies infectieuses humaines et animales à travers la région nordique et la Russie. Une étude du centre publiée en 2019, cosignée par Birgitta Evengȧrd, montre que 4 maladies sensibles au climat ont commencé leur ascension vers le pôle Nord : l’encéphalite à tiques, la maladie de Lyme, la maladie de la langue bleue et la fasciolose. Les vecteurs anthropodes – moustiques, tiques ou moucherons – et les animaux réservoirs de maladies infectieuses – rongeurs, oiseaux et ongulés sauvages – devraient aussi étendre leur distribution vers le nord, notent les auteurs. Et d’ajouter : les populations humaines et animales qui n’ont jamais été exposées à ces maladies sont immunologiquement naïves et devraient donc souffrir plus sévèrement de ces nouvelles épidémies. Une autre étude publiée en 2020 par le CLINF, a identifié deux nouvelles espèces de tiques, porteuses en Suède du virus du Nil occidental, qui auraient été introduites par des oiseaux migrateurs pendant l’été extrêmement chaud de 2018. Ces données confirment celles de la méta-analyse publiée en 2017 par Gretta Pecl, professeure d’écologie marine à l’université de Tasmanie (Australie), qui a réuni les contributions de 40 auteurs, dont Birgitta Evengȧrd. Sur l’ensemble de la planète, nos avons constaté que les espèces terrestres se déplaçaient vers le nord à un rythme d’environ 17 km par décennie, a commenté la scientifique suédoise. Quant aux espèces marines, elles parcourent 72 km par décennie, à la recherche d’eaux plus froides. Avec la pandémie de covid-19, la nature nous envoie un signal très fort : arrêtons de penser que les humains sont au sommet de l’évolution, alors qu’ils ne représentent qu’une espèce parmi les autres animaux. C’est notre mode de vie qui bouleverse les écosystèmes en contraignant la faune et la flore à se déplacer, ce qui provoque l’émergence de maladies infectieuses.

C’est d’autant plus inquiétant que la résistance aux antibiotiques risque de limiter aussi considérablement nos moyens d’action. De fait, il existe bien un lien entre le réchauffement climatique et le développement de l’antibiorésistance ; qui d’après l’OMS tue chaque année plus de 700 000 personnes et qui en 2050 pourrait faire 10 millions de victimes annuelles. L’émergence de bactéries résistantes aux antibiotiques est particulièrement préoccupante en Asie, où près de 3 milliards de personnes consomment des crustacés et des poissons, qui représentent 20 % de leur apport en protéines animales. L’aquaculture avec l’élevage de bétail est l’une des principales utilisatrices d’antibiotiques. Nous avons montré que l’indice de résistance bactérienne à plus de deux antibiotiques dans les aquacultures et l’indice de résistance des bactéries cliniques humaines étaient fortement corrélées, écrit Rodolphe Gozlan dans un article de vulgarisation très documenté. Environ 80 % des antibiotiques administrés via l’alimentation aux animaux aquatiques d’élevage se disséminent dans les environnements voisins (eau et sédiments) ; ils y restent actifs pendant des mois à des concentrations permettant une pression sélective sur les communautés bactériennes, favorisant ainsi le développement de l’antibiorésistance. Dans une étude publiée en 2020 dans Nature Communications, Rodolphe Gozlan, écologue de la santé, a montré que le réchauffement climatique allait avoir un impact direct sur l’antibiorésistance. Quand il fait plus chaud, a-t-il expliqué à Marie-Monique Robin, la mortalité des poissons d’élevage due aux infections bactériennes augmente, ce qui entraîne un usage accru d’antibiotiques et donc un accroissement de l’antibiorésistance. Nos résultats montrent que les taux de résistance bactérienne multi-antibiotique (MAR) les plus élevés sont corrélés avec des températures plus chaudes et caractérisent les pays les plus vulnérables au changement climatique, comme le Vietnam, l’Inde, le Pakistan et le Bangladesh.

Comme l’a révélé la pandémie de covid-19, les émergences infectieuses dans les pays du Sud sont un problème de santé publique à l’échelle mondiale et pas seulement locale. Les solutions passent par une vision globale de la santé, qui promeut simultanément la santé des humains, des animaux et des écosystèmes, car plus que jamais nous voyons que tout est lié.   

Le concept de la santé planétaire.

Notre définition de la santé planétaire c’est l’accomplissement du meilleur état de santé, de bien-être et d’équité mondiale possible en portant une attention judicieuse aux systèmes humains – politiques, économiques et sociaux – qui dessinent l’avenir de l’humanité et aux systèmes naturels de la Terre qui définissent les limites environnementales à l’intérieur desquelles l’humanité peut prospérer.  Dit simplement : la santé planétaire désigne la santé de la civilisation humaine et des systèmes naturels dont elle dépend. Voilà ce qu’écrivaient en 2015, 22 chercheurs dans un rapport publié par la revue The Lancet, intitulé Préserver la santé humaine à l’époque de l’anthropocène. Commandité par Richard Horton, le directeur de la prestigieuse revue scientifique britannique, ce document marque le lancement officiel d’un nouveau concept – la santé planétaire – dont Sir Andrew Haynes, médecin et chercheur en épidémiologie et santé environnementale, fut le principal initiateur. En mai 2020, 350 associations médicales, représentant 40 millions de professionnels de la santé issus de 90 pays, avaient adressé une lettre aux dirigeants du G20 leur demandant de placer la santé publique au cœur de l’après-covid 19.  Dans ce texte mis en ligne, les médecins et infirmiers appelaient à utiliser les milliards de dollars investis dans la relance pour encourager des changements qui soutiennent la santé humaine, économique et planétaire dans le futur. Comme l’a dit Sir Haynes à Marie-Monique Robin : la pandémie de covid-19 a eu le mérite de mobiliser la communauté des soignants qui ont compris que les graves désordres environnementaux provoqués par un système économique absolument non soutenable pouvaient remettre en cause les progrès de la médecine des cinquante dernières années. De plus, l’idée qu’il puisse y avoir une politique de droite ou de gauche, me paraît obsolète, car elle appartient à l’époque révolue de l’holocène. Pour relever les défis qui caractérisent l’anthropocène, nous avons besoin de tout repenser de manière systémique. N’oublions pas une chose lui a-t-il dit : on nous promet un vaccin contre la covid-19, mais quand nous aurons détruit tous les écosystèmes, dont notre vie dépend, il n’y aura pas de vaccin…

Comment est né le concept de Santé planétaire lui a demandé Marie-Monique Robin ? En 2014, Richard Horton m’a proposé de diriger une commission sur la Planetary Health, une expression que j’ai immédiatement adoptée. Le but était de fournir un état des lieux scientifique sur les multiples liens entre la santé et l’environnement, mais aussi de proposer des solutions qui permettent à la fois d’améliorer la santé, de stabiliser – voire de régénérer – les écosystèmes et de créer une économie durable. Pour cela, il m’a fallu concevoir un cadre conceptuel. Je me suis appuyé sur celui des planetary boundaries proposé par Johan Rockström. Le professeur Rockström, alors qu’il dirigeait l’Institut de l’environnement de Stockholm a publié en 2009 dans Nature un article avec 26 scientifiques, dans lequel il y définissait 9 seuils biophysiques de la Terre qu’il ne fallait pas dépasser sous peine de causer notre perte : le changement climatique, la couche d’ozone dans la stratosphère, l’acidité des océans, les transformations de l’occupation du sol, la perte de biodiversité, la consommation d’eau douce, les cycles de l’azote et du phosphore, la pollution aux aérosols atmosphériques et la pollution chimique. Ces auteurs constataient que nous étions sortis de la “ zone de sécurité ” pour 3 d’entre eux : le changement climatique, le cycle de l’azote et la perte de biodiversité. On peut bien sûr critiquer ce concept, mais il permet de comprendre que la planète est un système complexe mais fini, avec des limites de soutenabilité, qui quand elles sont dépassées provoquent des effets en chaîne, car toutes les variables sont interdépendantes. Le concept de santé planétaire est un outil qui permet de développer une vision holistique reliant la santé des humains, des animaux et des écosystèmes, seule capable d’éviter l’effondrement que certains prédisent déjà. De par son histoire, One Health s’intéresse surtout aux liens entre la santé animale et humaine. Le cadre de Planetary Health est beaucoup plus large, puisqu’il inclut le dérèglement climatique, la production d’aliments, la pêche industrielle ou l’aménagement des villes. Il concerne toutes les activités humaines systématiquement examinées sous le prisme de leur impact sur les écosystèmes et la santé globale.

La nécessité d’une nouvelle éthique planétaire.

Lors de son allocution en ouverture d’une conférence, Samuel Myers, chercheur au Centre de l’environnement de l’université Harvard et directeur de l’Alliance pour la santé planétaire, précisait clairement que si nous voulons préserver la santé des générations futures, il faut impérativement que nous prenions plus soin des systèmes naturels de la Terre. Lors de sa rencontre en 2020 avec Marie-Monique Robin, il rapportait que  la pandémie du covid-19 confirme ce que nous avons écrit dans notre rapport sur Planetary Health : le fardeau sanitaire n’est pas distribué équitablement, car ce sont les plus pauvres qui sont le plus durement frappés. Les activités humaines qui détruisent les écosystèmes font quelques gagnants et de nombreux perdants. Nous bétonnons les rivières pour produire de l’électricité ou fournir de l’eau pour l’irrigation, nous coupons des forêts pour faire des cultures, nous exploitons les minerais pour fabriquer des produits de la vie moderne, mais il y a un gouffre entre ceux qui profitent de ces activités et ceux qui payent le prix d’une santé dégradée. Le concept de santé planétaire nous place sur le terrain d’une nouvelle éthique. Il nous dit que chaque personne qui vit aujourd’hui et qui vivra demain est connectée avec chacun et chacune d’entre nous, y compris à l’autre bout de la planète. Pour illustrer son propos, Samuel Myers a cité une étude publiée dans Science par Justin Brashares, qui dirige aujourd’hui la chaire d’écologie et de conservation de la faune à l’université de Berkeley (Californie). Le chercheur y a montré qu’au Ghana la surexploitation des poissons par les grandes compagnies de pêche européennes a provoqué un effondrement de la pêche artisanale, qui a entraîné une chute de l’offre en poissons sur les marchés locaux, laquelle a stimulé la chasse d’animaux sauvages dans les réserves naturelles, affectant la population de 41 espèces dont certaines sont menacées d’extinction. En résumé : l’activité non durable des industriels de la pêche a eu pour conséquence une augmentation drastique de la consommation de viande de brousse, avec tous les risques sanitaires que cela induit.

C’est en travaillant à l’USAID (l’agence de développement des États-Unis) en tant que chargé d’encadrer des projets alliant la conservation de la biodiversité et la santé des populations que Samuel Myers a compris qu’on ne pourrait pas préserver durablement les écosystèmes si on ne réglait pas la question de la pauvreté, qui est aussi liée à celle de la démographie. Cette expérience l’a décidé de revenir à Harvard pour créer un département qui permette d’investiguer les liens étroits entre l’environnement, la santé et le bien-être des populations car, pour convaincre les politiques d’agir, il faut de solides données scientifiques. La première étude conduite par son laboratoire concernait l’impact de l’augmentation du CO2 dans l’atmosphère sur la valeur nutritive des principales cultures qui nourrissent les populations du Sud, comme le riz ou le maïs. L’expérimentation a été réalisée dans un système dit “ d’enrichissement en dioxyde de carbone à l’air libre ”, qui permet d’augmenter la concentration en gaz carbonique de manière contrôlée en plein champ et de mesurer l’effet sur les plantes. Résultat : un appauvrissement en zinc et fer, qui ajoutera 200 millions de personnes supplémentaires au milliard qui souffre déjà de déficience en minéraux. De plus, un excès de CO2 dans l’air réduit la teneur en protéines des plantes mais augmente celle de l’amidon, ce qui entraîne un risque accru de maladies cardio-vasculaires. Ensuite, le chercheur a évalué l’impact sanitaire du déclin de la population des insectes pollinisateurs, victimes de la destruction des écosystèmes, du dérèglement climatique et de la pollution par les pesticides chimiques. Sa modélisation a montré qu’une réduction de 50 % des abeilles et consorts provoquerait une réduction de la production de fruits, avec ou sans coques, et de légumes, qui entraînerait une baisse de l’apport en vitamines A et B9, laquelle serait à l’origine de 700 000 morts par an. Voilà comment je me suis trouvé embarqué dans l’aventure  Planetary Health a conclu Samuel Myers. Aujourd’hui, dit-il, je dirige l’Alliance de la santé planétaire qui regroupe quelques 200 organisations, privées ou universitaires, implantées dans une quarantaine de pays. Notre but est de promouvoir le concept partout dans le monde, y compris auprès des politiques pour que nous repensions rapidement le modèle économique en l’ajustant aux impératifs de la santé globale.

La biodiversité ; le pilier de la santé des écosystèmes.

Après avoir décroché son doctorat en zoologie à l’université Berkeley (Californie), Shahid Naeem a poursuivi avec un post-doctorat en écologie qui l’a conduit en 1992 à Silwood Park, le campus rural de l’Imperial College de Londres. Il y a rejoint un de ses mentors, le professeur John Lawton, un écologue britannique réputé, qui était alors en train d’échafauder le premier “ Ecotron ” de l’histoire. John Lawton a eu une idée géniale raconte Shahid Naeem à Marie-Monique Robin avec enthousiasme. Il s’est dit : les physiciens construisent d’énormes accélérateurs de particules, les astronomes envoient des télescopes dans l’espace, pourquoi les écologues n’auraient-ils pas aussi une machine qui permette de répliquer les écosystèmes dans un milieu contrôlé ? Il a réussi à lever 2 millions de livres britanniques – l’équivalent de 15 millions de dollars actuels – pour construire l’Écotron. L’engin était constitué d’une série de chambres hermétiques, dans lesquelles on pouvait faire varier un certain nombre de paramètres – comme la lumière, la température, la pluie ou le niveau de gaz carbonique – pour mesurer les réponses des communautés biologiques – plantes ou microorganismes – qu’on y avait artificiellement créées. John Lawton voulait expérimenter l’impact du réchauffement climatique, mais Shahid Naeem l’a convaincu de travailler sur le rôle de la biodiversité pour le fonctionnement des écosystèmes.

En 1992, c’était l’année du Sommet de la Terre de Rio de Janeiro. Ce sommet historique a accouché de jumeaux : la Convention sur le climat, qui a conduit à la création du GIEC et la Convention sur la biodiversité, qui n’a débouché sur rien de concret, si ce n’est sur l’affirmation que la biodiversité compte, car elle sous-tend les biens et les services que procurent les écosystèmes aux humains. La majorité des experts de l’époque disait que la biodiversité est une bonne chose, parce qu’en général la diversité est préférable à l’uniformité ; mais, à part cela, quelles sont les preuves scientifiques qui attestent qu’elle serve à quelque chose ? Voilà pourquoi j’ai proposé à John Lawton d’utiliser son Écotron pour montrer expérimentalement à quoi sert la biodiversité. Intitulée Preuve empirique que le déclin de la biodiversité des espèces peut altérer la performance des écosystèmes terrestres,l’étude conduite parShahid Naeem avec ses deux collègues postdocs, sous la direction de John Lawton, était la première du genre. En effet, cela n’avait jamais été fait. Grâce à l’Écotron, les chercheurs ont créé 14 mésocosmes (dispositif expérimental permettant d’étudier les réponses d’un milieu naturel aux variations des paramètres le caractérisant), comprenant tous les mêmes quantité et qualité initiales de sol : leur structure (type de terre) et leur composition (microbes et vers) étaient strictement identiques. De même, tous les mésocosmes étaient constitués des mêmes familles de plantes annuelles et des mêmes espèces animales (mollusques herbivores et insectes suceurs de phloème : le tissu conducteur de la sève élaborée dans les feuilles). Enfin, tous recevaient la même quantité de lumière et d’eau et étaient exposés à la même température. La seule différence était le nombre d’espèces végétales et animales, variable d’un mésocosme à l’autre, entre 9, 15 et 31. Pendant les 206 jours qu’a duré l’expérience, les chercheurs ont mesuré l’évolution de 5 processus écosystémiques : le niveau de respiration, la productivité, la décomposition, la rétention de nutriments et d’eau. Nous avons constaté que, dans les mésocosmes où la biodiversité était très faible, les services écosystémiques étaient profondément affectés. En d’autres termes : moins il y avait de diversité végétale et animale, moins les sols étaient productifs et moins ils étaient capables de retenir les nutriments et l’eau ou d’assurer la décomposition des matières organiques qui les nourrissaient. Vingt-cinq ans plus tard, il y a des centaines d’études expérimentales et de terrain ou de modélisation mathématiques, qui ont confirmé que la biodiversité est le pilier de la santé des écosystèmes.

En quoi votre étude était-elle révolutionnaire, lui a demandé Marie-Monique Robin ?  En 1994, le point de vue dominant était que la biodiversité était façonnée par des facteurs extérieurs. Elle était en quelque sorte une victime sans défense des circonstances, n’ayant aucun pouvoir propre d’influencer l’environnement. Notre étude a complètement inversé la perspective. Pour bien comprendre, je donne souvent l’exemple des graphes bidimensionnels, avec leurs deux coordonnées : l’axe X (abscisse) sur lequel on indique des facteurs qui provoquent des réponses que l’on indique sur l’axe Y (ordonnée). Par exemple, si l’axe X désigne le nombre d’ions d’hydrogène et l’axe Y le pH d’une solution, on sait que plus on augmente le nombre d’ions H+ dans l’abscisse, plus l’acidité de la solution augmentera dans l’ordonnée. Jusqu’en 1994, la biodiversité était toujours placée sur l’axe Y, car elle était censée répondre aux facteurs de l’axe X, comme la fragmentation des habitats naturels, le niveau de précipitation ou de CO2. Pour notre étude, nous l’avons placée sur l’axe X, en augmentant progressivement le niveau de diversité végétale et animale ; sur l’axe Y, nous avons mis le niveau de CO2 ou la capacité de séquestration des gaz à effet de serre, ou encore la fertilité des sols. Dans la vraie vie, il y a un exemple très parlant, la forêt amazonienne : on sait qu’environ la moitié de la pluie qui y tombe est recyclée par les arbres. Pour faire simple, si on coupe les arbres, on coupe l’eau. Non pas que les précipitations soient directement contrôlées par les arbres, mais en revanche la quantité d’eau recyclée et donc utile pour l’écosystème, elle, l’est indubitablement. Donc, dans notre étude, la quantité d’arbres dans une forêt était placée sur l’axe X du graphe et pas sur l’axe Y. Pour être précis, il y a bien sûr des situations exceptionnelles où les facteurs physiques jouent un rôle primordial comme par exemple dans le désert : la quantité d’eau y détermine la présence de cactus et de plantes qui peuvent tolérer la sécheresse. Si on ajoute de l’eau dans le Sahara, on changera rapidement l’habitat et la diversité biologique. Ce que dit notre étude, c’est que cela marche dans les deux sens : le changement d’habitat peut provoquer un changement dans la biodiversité, mais le changement de biodiversité entraîne aussi un changement d’habitat et plus généralement, des dysfonctionnements majeurs des écosystèmes. Signalons ici, que dès 1975 Joël de Rosnay rappelait que la finalité de l’écosystème c’est de maintenir ses équilibres et de permettre le développement de la vie. Personne disait-il, n’a fixé la teneur de l’air en oxygène, la température moyenne du globe, la composition des océans. Pourtant, ils se maintiennent dans des limites très étroites … du moins tant qu’il n’y a pas de perturbations majeures pouvant les affecter, ce qui est évidemment le cas aujourd’hui.

L’écologie fonctionnelle.

Au moment où Shahid Naeem conduisait ses travaux dans l’Écotron, David Tilman, l’un de ses collègues de l’université du Minnesota, poursuivait une recherche similaire dans les prairies de cet État agricole du Nord des États-Unis. Il avait observé qu’après une très forte sécheresse, les prairies dotées d’une grande diversité en espèces végétales présentaient une meilleure résilience au manque d’eau que celles qui étaient moins diversifiées confirmant ainsi que la biodiversité et les éléments qui la composent représentent un facteur clé pour la stabilité des écosystèmes agricoles, indépendamment des évènements extérieurs.

Les études de Shahid Naeem et de David Tilman sont considérées comme l’acte de naissance de ce que l’on appelle “l’écologie fonctionnelle ”. Quels sont les mécanismes qui sous-tendent vos résultats convergents, a demandé Marie-Monique Robin à Shahid Naeem ? En fait, c’est très complexe ! Pour notre étude, nous avons dû connecter toute une série de mécanismes, qui ont l’air autonomes, mais qui ensemble garantissent l’équilibre de l’écosystème : les microbes qui agissent sur la biogéochimie du sol, les plantes qui sont en relation avec le cycle des nutriments ou de la photosynthèse, ou encore avec les animaux qui les mangent, etc.Mais, pour faire court, deux mécanismes expliquent pourquoi la biodiversité est importante. Le premier est ce que nous appelons la “ complémentarité des niches ” : si, dans un écosystème, vous avez deux espèces qui accomplissent des fonctions très différentes, ce n’est pas bon du tout, car si l’une disparaît, la fonction qu’elle remplissait dans l’écosystème n’est plus assurée. En revanche, si vous avez plusieurs espèces qui jouent des rôles très similaires, la disparition de l’une d’entre elles sera compensée par les autres, ce qui évitera à l’écosystème de s’effondrer. Prenons l’exemple de la pollinisation : dans un environnement équilibré, elle est assurée par les abeilles, mais aussi par les bourdons, les mouches, les papillons, les chauves-souris et les oiseaux, comme les passereaux et les colibris. Si les pratiques agricoles intensives conduisent  à la disparition de la quasi-totalité des pollinisateurs, à l’exception des abeilles que l’homme s’évertue à entretenir pour faire du miel, cette fonction capitale de la biodiversité est alors en grand danger. Le second mécanisme à l’œuvre est ce que nous appelons “ l’effet de la sélection ”, qu’illustre parfaitement l’étude de David Tilman dans le Minnesota : il a constaté que les prairies qui avaient résisté à la sécheresse étaient celles qui comprenaient une diversité de graminées capables de survivre au manque d’eau. En revanche, quand il y a un excès de pluie, ce sont d’autres espèces plus compétitives qui prennent le relais, évitant ainsi à la prairie de tout simplement mourir. La complémentarité des niches et l’effet de la sélection sont les deux piliers de l’écologie fonctionnelle.

Rodolphe Gozlan, écologue de la santé, confirme que la diversité fonctionnelle des espèces est un élément clé de la santé et de la stabilité des écosystèmes. La biodiversité peut parfois être compensée, a-t-il souligné, surtout si l’on ne regarde que le nombre d’espèces et leur abondance, sans tenir compte des fonctions que chacun remplit dans l’environnement. Prenons un exemple : on a un espace A et un espace B qui comptent chacun 20 espèces. On constate que 5 espèces ont disparus dans l’espace A et dans l’espace B. On se dit que finalement on a la même biodiversité, réduite à 15 espèces dans chaque espace. Puis on note que dans l’espace A les 5 espèces disparues étaient toutes des insectes qui filtrent l’eau, tandis que dans l’espace B, la disparition était répartie sur l’ensemble des catégories fonctionnelles. L’espace B pourra continuer à fonctionner, tandis que l’espace A va progressivement s’effondrer, car il lui manque une fonction essentielle. La logique comptable de la biodiversité n’est pas suffisante : il faut aussi cartographier la fonctionnalité des espèces végétales ou animales. C’est le seul moyen de préserver la santé des écosystèmes et donc des humains.

Le bien-être humain dépend de la Santé des écosystèmes.

Intitulé Les Écosystèmes et le bien-être humain, le rapport du Millenium Ecosystems Assessment de l’ONU a réuni les contributions de 1360 scientifiques, originaires de 95 pays, qui ont planché de 2001 à 2005. Shahid Naeem et l’Indien Anantha Kumar Duraiappah étaient les coprésidents de l’équipe de synthèse qui a produit un document d’une centaine de pages, montrant le rôle crucial joué par la biodiversité pour le fonctionnement des écosystèmes et le bien-être humain. Les auteurs y présentent les “ services écosystémiques ”, à savoir les bénéfices que les personnes obtiennent des écosystèmes, lesquels incluent les services d’approvisionnement, comme la nourriture, l’eau, le bois et les fibres ; les services de régulation, pour le climat, les inondations, les maladies, les déchets et la qualité de l’eau ; les services culturels, tels que la récréation, le plaisir esthétique et l’accomplissement spirituel ; et les services de support, comme la formation des sols, la photosynthèse et le cycle des nutriments. Le but du rapport était d’évaluer comment les changements dans les écosystèmes influencent le revenu et les besoins matériels, la santé, les relations sociales, la sécurité et la liberté de choix et d’action ; et d’établir la base scientifique pour mettre en œuvre les actions nécessaires à l’amélioration de la conservation et de l’utilisation durable de ces systèmes ainsi que de leur contribution au bien-être humain. Shahid Naeem avoue à Marie-Monique Robin qu’il considère que le rapport publié dresse un bilan bien en deçà de l’état réel de la biodiversité et des écosystèmes. Il n’en reste pas moins que c’est un document important, car il dit clairement que les humains ne peuvent pas vivre en l’absence d’écosystèmes sains et de biodiversité. De fait, le plus petit escargot à mille mètres sous la mer ou une simple algue à la surface de la calotte de l’Antarctique contribuent au fonctionnement d’une planète vivante, car tout est lié. Et le fait de bénéficier de bonnes relations sociales, qui peut paraître relever de considérations abstraites, comme le respect, la confiance, le sens de l’éthique ou de la moralité, s’effondre lorsque l’environnement dysfonctionne ou se dégrade, conduisant à des conflits et à des violences contre les plus pauvres et les plus vulnérables. Le bien-être humain ne peut s’épanouir que dans un monde naturel durable et résilient. Dans un article publié en 2016, Shahid Naeem a fait voir l’évolution dans la manière de considérer la biodiversité : alors qu’elle a longtemps été perçue comme “ ressource externe ” qui peut influencer le bien-être humain, elle est vue désormais comme “ fondamentale ” pour le bien-être humain.

Il y a eu un indéniable progrès, mais malheureusement les mesures de conservation ou de restauration des écosystèmes que nous avons préconisées sont largement insuffisantes, a estimé Philip Weinstein, professeur à l’École des sciences biologiques à l’université d’Adélaïde (Australie), lors de son entretien avec Marie-Monique Robin en 2020. Il fut membre du comité de relecteurs qui travaillait en étroite collaboration avec Shahid Naeem pour le rapport du Millenium Ecosystems Assessment, dans la section santé publique. La biodiversité est fondamentale pour garantir la fonctionnalité et la résilience des écosystèmes. Quand la biodiversité est affectée par les activités humaines, comme l’urbanisation, l’agriculture ou l’émission de CO2, les services écosystémiques sont défaillants. Directement ou indirectement, la préservation de la biodiversité permet de prévenir l’émergence ou la réémergence de maladies infectieuses ou chroniques. La biodiversité constitue  un puissant bioindicateur de la santé d’un écosystème : quand elle décline, c’est un signal que l’écosystème n’est plus sain et que les services, notamment de régulation des maladies, ne vont plus être opérationnels.

Est-ce que la santé humaine peut être utilisée comme bioindicateur du fonctionnement des écosystèmes, lui a demandé Marie-Monique Robin ? Tout à fait, lui a-t-il répondu. J’ai dirigé une étude sur la ciguatera, une intoxication alimentaire provoquée par la consommation de poissons contaminés par une toxine, la ciguatoxine, contenue dans des microalgues. Nous avons montré que les cas d’empoisonnement, qui peuvent être fatals, avaient considérablement augmenté dans la région du Pacifique, y compris en Australie et qu’ils étaient liés à la dégradation de l’écosystème des récifs coralliens. Plusieurs événements comme le réchauffement climatique qui blanchit les coraux, ou le ruissellement des pesticides qui les empoisonnent, provoquent une surpopulation des microalgues toxiques, comme certains dinoflagellés, qui permettent à la toxine de contaminer les petits poissons herbivores. Ensuite, le poison s’accumule tout le long de la chaîne alimentaire, pour infecter gravement les gros prédateurs, comme le barracuda, le mérou ou la murène, dont la consommation rend finalement les gens gravement malades. Pourquoi avez-vous écrit que le fardeau sanitaire de la dégradation environnementale est souvent caché ? Parce que les effets de cette dégradation ne sont pas visibles immédiatement. Prenons l’exemple d’un marais avec des mangroves, qui constitue un gîte larvaire pour les moustiques porteurs du paludisme. Vous décidez de bétonner cette zone humide : vous n’avez plus de biodiversité ni de moustiques et “ apparemment ” plus de maladie. En fait, vous avez déplacé les effets dans le temps et dans l’espace. Ce marais était un vivier d’alevins. Du coup, les populations n’ont plus de poissons pour se nourrir et souffrent de malnutrition. De plus, la mangrove était un rempart contre l’érosion ou les tsunamis et constituait un filtre essentiel pour la santé des récifs coralliens. Donc, bétonner le marais était une mesure à court terme, avec des effets en chaîne qui n’apparaissent que plus tard. Est-ce que cela signifie que la conservation de la biodiversité est aussi une question de santé ? Tout à fait lui répond Philip Weinstein. C’est même un puissant argument pour convaincre les politiques d’investir de l’argent dans la préservation ou la restauration des écosystèmes, car à terme, on réduit la facture sanitaire. La pandémie de covid-19, qui n’est malheureusement pas la dernière, en est un parfait exemple. Il est temps d’avoir une vision globale, qui réunisse tous les points de vue convergents, comme celle que propose Planetary Health ou ce qu’on appelle la “ Social-écologie ”, car encore une fois, tout est lié.

Qu’est-ce que la social-écologie ?

La social-écologie est née en Allemagne au milieu du XIXᵉ siècle de la rencontre des travaux du chimiste Justus von Liebig (1803-1873, fondateur de l’agronomie) sur l’appauvrissement des sols, du fait de l’exploitation de ses éléments nutritifs pour nourrir les citadins et de ceux de Karl Marx établissant un lien entre cette disruption écologique des sols et l’émergence des villes industrielles sous l’essor du capitalisme. Selon la théorie de la social-écologie, qui vise à lier le métabolisme écologique et le métabolisme social, les systèmes sociaux sont vus comme des systèmes hybrides entre culture (échanges de communication) et environnement (échanges métaboliques). Les sociétés humaines sont caractérisées par des stocks et des flux de populations et l’environnement par des stocks et des flux biophysiques (infrastructure, élevage) au sein et entre les territoires caractérisés par leur productivité biologique et leur mode de gouvernance.

L’indicateur important est l’appropriation de la production primaire nette par les humains (une mesure un peu comparable à l’empreinte écologique). Cet indicateur mesure l’impact de l’utilisation des terres sur la disponibilité bioénergétique (production primaire nette) dans les écosystèmes et relie les activités humaines, comme l’agriculture ou l’urbanisation, aux fonctions écosystémiques. Son intérêt est de permettre d’analyser l’appropriation humaine du métabolisme de l’environnement grâce à la fois aux théories écologiques sur la biodiversité et aux théories économiques. L’appropriation de la production primaire nette par les humains a en effet doublé au cours du XXᵉ siècle. Et tout indique qu’elle va continuer d’augmenter considérablement dans les prochaines décennies. L’hypothèse que l’augmentation de cette appropriation va réduire les services écosystémiques de régulation des maladies infectieuses semble se confirmer. L’augmentation des épidémies est donc associer à l’augmentation de l’appropriation de la production primaire nette par les activités humaines.            

Évaluer l’état des écosystèmes pour réconcilier l’écologie, l’économie et la culture.

David Rapport, après avoir obtenu un double doctorat, l’un en économie et l’autre en écologie comportementale, est devenu le pionnier d’une méthodologie d’évaluation de l’impact des activités humaines sur la santé des écosystèmes, des bassins hydrologiques et des paysages. Tant qu’a Luisa Maffi, son épouse linguiste et anthropologue, elle a créé un nouveau champ de recherche sur la “ diversité bioculturelle ” et a cofondé en 1996 l’ONG Terralingua pour soutenir la préservation des langues indigènes menacées d’extinction. Elle a précisé à Marie-Monique Robin, que leurs deux expertises les ont toujours nourris mutuellement et que c’est précisément parce que la société occidentale a ignoré les savoirs ancestraux des peuples premiers que l’humanité traverse la plus grave crise écologique et culturelle de son histoire. En 1974, David Rapport a été recruté par Statistique Canada pour développer un outil permettant de produire des données sur les atteintes à l’environnement dans un pays qui était alors… considéré comme l’un des plus écologistes de la planète. C’est ainsi qu’il a élaboré en 1979, avec son collègue Anthony Friend, un “ système général d’information sur l’environnement ” appelé “ agression-réaction ” ou Stress-Response en anglais. Nous avons tenté de concilier deux optiques d’ordinaire diamétralement opposées, celle de l’écologiste et celle de l’économiste, écrivent les deux auteurs dans le document qu’ils ont alors remis à Statistique Canada, avec – est-il précisé – l’autorisation du ministre de l’Industrie et du Commerce. Pour ce faire, nous avons reconnu que les activités humaines (dans leurs caractéristiques économiques, politiques, sociales et démographiques) ne sont rien de moins qu’un sous-ensemble des interrelations qui existent dans la biosphère et que par conséquent, elles influent sur l’évolution du milieu naturel et sont marquées par les transformations que celui-ci subit. En fait, l’action de l’homme perturbe souvent de façon appréciable l’équilibre des écosystèmes naturels et peut sous cet angle, être considérée comme une “ source d’agression ”. Le cadre proposé à l’intention des spécialistes, responsables politiques et du public a été repris par l’Organisation de coopération et de développement économique (OCDE) sous le nom de “ pression-état-réponse ” (PER) afin de représenter les pressions exercées par l’activité humaine sur les écosystèmes, l’état de l’environnement qui en résulte et les réponses apportées par les agents économiques, tels que les administrations, les entreprises ou les foyers, pour développer les besoins humains de base, comme l’énergie, le transport, l’industrie ou l’agriculture, ainsi que le stipule un document de l’OCDE. Le PER a aussi servi de canevas pour le Millenium Ecosystems Assessment et d’autres rapports similaires, publiés par l’Agence européenne pour l’environnement ou la Banque mondiale. Last but not least, en 1994, David Rapport a créé et présidé l’International Society for Ecosystem Health, dont il a dirigé la revue de 1995 à 2001.

Comment procédez-vous pour évaluer l’état de santé d’un écosystème lui a demandé Marie-Monique Robin ? Le principe est le même que pour un check-up médical réalisé sur un patient. On mesure un certain nombre de paramètres, qui renseignent sur l’état des différents organes et fonctionnalités permettant à l’organisme de vivre, en cherchant les anomalies qui pointent un déséquilibre, comme la présence d’espèces invasives ou de polluants dans l’eau et l’air, le déclin des espèces végétales ou animales, l’érosion des sols, etc. Par ailleurs, on évalue toutes les pressions exercées, comme l’usage massif d’engrais qui fuitent dans les ressources aquifères, la surexploitation des forêts, l’émission de fumées toxiques par les usines ou les effets du changement climatique qui est aussi un phénomène d’origine anthropique. Tout cela fait partie du diagnostic. Après avoir codéveloppé le système statistique agression-réaction, le gouvernement m’a demandé de l’appliquer pour l’environnement canadien. Avec nos collègues géographes, nous avons déterminé 17 zones biogéographiques, comme la région des Grands Lacs, le fleuve Saint-Laurent, les montagnes couvertes de forêts de la côte ouest, la taïga des terres arctiques ou les grandes plaines des prairies. Toutes ces “ écozones ”, qui peuvent être subdivisées en “ écorégions ” ou “ écosites ”, désignent des écosystèmes singuliers autrefois habités par des peuples indigènes ayant su s’adapter à leurs caractéristiques et contraintes écologiques. Suite à la présentation de l’ouvrage intitulé États de l’environnement : rapport pour le Canada au Parlement, le gouvernement s’était engagé à publier un nouveau rapport tous les cinq ans. Après les deux suivants, qui étaient devenus très consensuels et bureaucratiques, tout s’est arrêté. Comment l’expliquez-vous lui a demandé Marie-Monique Robin ? Les politiques ont du mal à comprendre qu’investir pour avoir un environnement sain est, à terme, bon pour l’économie. La pandémie de la covid-19 en est une parfaite illustration. Malheureusement, les intérêts économiques à court terme priment toujours sur les intérêts à long terme. C’est pourquoi l’humanité ne pourra s’en sortir que si elle parvient à changer de logiciel, en s’inspirant notamment des peuples indigènes que connaît si bien Luisa Maffi.

Les diversités biologique, culturelle et linguistique sont des manifestations interconnectées de la diversité de la vie sur Terre.Or, cette diversité multiforme est en danger, en raison des activités humaines. C’est précisément pour stopper l’érosion de cette “ diversité bioculturelle ” que Luisa Maffi et David Harmon, directeur de la George Wright Society (GWS), ont décidé de créer l’ONG Teralingua, dont l’acte de naissance fut une conférence internationale, organisée en 1996 à l’université de Berkeley (Californie), intitulée Langues, savoirs et environnements en danger. Y participèrent des chercheurs en sciences naturelles et sociales, ainsi que des militants écologistes et des représentants des peuples indigènes. Pour comprendre l’interconnexion entre les diversités biologiques, linguistique et culturelle, a expliqué Luisa Maffi, il faut s’immerger dans la cosmologie des nations autochtones, qui, malgré toutes les forces contraires, ont su maintenir une relation intime et interdépendante avec l’environnement naturel. Quand David Rapport déterminait ses écozones, Luisa Maffi lui a fait remarquer qu’elles correspondaient à la distribution territoriale des peuples premiers qui existaient avant  la création du Canada. Chacune d’entre elles, occupait un écosystème particulier, avec lequel ses membres devaient interagir pour pouvoir vivre. Cela supposait d’en connaître les caractéristiques et les fonctions, pour être capable d’en utiliser les ressources sans les épuiser, dans le souci de garantir la vie des générations futures. Ce savoir, que les anthropologues appellent “ savoir écologique traditionnel ”, faisait partie de la culture des sociétés autochtones et se transmettait par la langue. Cela ne veut pas dire que les peuples indigènes n’ont pas fait d’erreurs, notamment quand ils migraient vers un autre écosystème. Mais, après un temps d’adaptation, ils retrouvaient cet équilibre, car ils étaient des peuples liés aux écosystèmes. Nous sommes aujourd’hui en train de compromettre de la même façon que les colonisations européennes qui ont asservi les continents et les gens qui y vivent, l’avenir de nos enfants, dit-elle à Marie-Monique Robin. La raison de cette marche collective vers ce que certains appellent “ l’effondrement ” est l’uniformisation de la pensée, qui considère la diversité – biologique ou culturelle – non pas comme une richesse, mais comme un obstacle à un type de développement fondé sur l’extraction et la consommation exponentielles des ressources naturelles. Comment peut-on vérifier le lien entre la biodiversité et la diversité linguistique, lui a demandé Marie-Monique Robin ? En 1998, Terralingua a été contactée par le World Wildlife Fund (WWF), qui venait d’établir une carte mondiale de 866 écorégions, pour définir les priorités dans sa stratégie de conservation des espèces végétales et animales. Il n’y avait pas d’humains sur cette carte ! Nous l’avons complétée en y portant les 6,800 langues parlées alors sur les 5 continents, dont 32 % en Asie, 30 % en Afrique, 19 % dans le Pacifique, 15 % dans les Amériques et 3 % en Europe. Près de la moitié de ces langues sont parlées par des communautés qui comptent moins de 10 000 locuteurs. La nouvelle carte montrait clairement que les écorégions riches en biodiversité végétale et animale étaient également celles où il y avait la plus grande diversité linguistique, mais aussi culturelle. Ensuite, à la demande de l’UNESCO, nous avons réalisé une seconde carte qui visait à identifier les régions du monde où la biodiversité était menacée et celles où les langues étaient en danger d’extinction. Nous avons constaté qu’elles se superposent : la disparition de la diversité biologique s’accompagne généralement de celle de la diversité des langues. Et Luisa de préciser que les langues sont une ressource pour la nature, dans ce sens qu’elles sont les véhicules de savoirs essentiels pour pouvoir vivre en harmonie avec l’environnement et elles sont aussi une sentinelle, car si elles disparaissent cela signifie que les écosystèmes auxquels elles sont liées sont entrain de s’effondrer.

L’après-covid 19 : comment éviter la prochaine pandémie ?

Si nous voulons éviter un effondrement global de nos conditions de vie, les politiques doivent prendre des mesures de toute urgence pour arrêter l’érosion des écosystèmes et réduire drastiquement les inégalités sociales, déclarait Safa Motesharrei à Marie-Monique Robin.Safa Motesharrei bardé de deux doctorats – l’un en mathématiques appliqués aux politiques publiques et l’autre en physique – est professeur à l’université du Maryland (États-Unis). Comment un mathématicien est-il devenu un spécialiste de l’environnement lui a demandé Marie-Monique Robin ? Les processus naturels qui caractérisent le système Terre peuvent être décrits par la physique. Les mathématiques permettent d’expliquer leur évolution grâce aux équations liées à la dynamique. Étant donné que le système Terre est couplé au système humain à travers des mécanismes de rétroaction bilatérale, l’évolution de ces deux systèmes est conditionnée par les décisions et les actions des humains. C’est pourquoi les politiques publiques jouent un rôle crucial dans le domaine de l’environnement. En tant que scientifique, mon but est de rendre service à l’humanité en étudiant les défis auxquels elle est confrontée pour proposer des solutions pragmatiques et faire en sorte que le système Terre et le système humain interagissent harmonieusement, lui-a-t-il répondu.

Les risques d’effondrement.

En 2014, Safa Motesharrei a publié une étude sous la direction de la météorologue Eugenia Kalnay, dont le but était de modéliser la dynamique qui a conduit à la disparition totale et irréversible de civilisations antérieures comme celles des Mayas, des empires romains et khmer, du Grand Zimbabwe ou de l’île de Pâques. Pour construire cet outil analytique, baptisé HANDY, il s’est inspiré du modèle “ prédateur-proie ” des économistes canadiens James Brander et Scott Taylor, dans lequel le prédateur est l’humanité et la proie les ressources naturelles. Nous avons ajouté un paramètre qui est l’accumulation des richesses, a expliqué Safa Motesharrei. Et puis nous avons divisé la population humaine en deux groupes distincts de prédateurs : les élites, c’est-à-dire les riches, qui consomment les ressources pour s’enrichir et les roturiers, c’est-à-dire les pauvres, qui cherchent qu’à survivre. Nous voulions mesurer si l’inégalité économique avait joué un rôle dans l’effondrement de certaines sociétés préindustrielles, outre des facteurs comme le climat ou l’agriculture.

Quelles furent vos conclusions lui a demandé Marie-Monique Robin ? Les deux raisons principales de l’effondrement sont une surexploitation des ressources naturelles couplée à une distribution inégalitaire de la richesse produite. Les élites détournent à leur profit la plus grosse part des ressources qui s’épuisent, conduisant à la mort massive des roturiers, dont le travail est indispensable pour la création de la richesse. Pendant quelques décennies, les élites continuent de vivre dans leur bulle, mais finissent par être frappées elles aussi par le déclin des écosystèmes. L’exemple parfait est celui de la civilisation Maya qui a été rayée de la carte au Xᵉ siècle.

Comment éviter l’effondrement ? Depuis 1950, nous avons doublé notre impact sur la planète tous le 17 ans. Seule une politique soutenable qui respecte la capacité de charge du système Terre nous permettra d’éviter le sort des Mayas. Et ce ne sont pas les solutions technologiques qui nous sauveront, car elles impliquent la consommation croissante de ressources. Nous sommes à la croisée des chemins, a ainsi dit le biologiste américain Thomas Lovejoy, qui a écrit pour la première fois le mot “ biodiversité ” dans un livre scientifique : soit nous choisissons de construire un futur soutenable pour nos petits-enfants, soi, au contraire nous les condamnons à une existence absolument horrible.

Intervenir sur les causes.

Les rongeurs, primates et chauves-souris sont les principaux réservoirs d’agents pathogènes, est-ce qu’il ne faudrait pas les éliminer ? La question posée par Marie-Monique Robin a fait bondir tous ses interlocuteurs. Pourtant, elle n’est pas anodine, car, ici et là, cette option a été invoquée. C’est un peu comme Donald Trump qui a suggéré d’abattre les arbres pour qu’il n’y ait plus de feux de forêts, a ironisé Serge Morand. Si on extermine les chauves-souris, les conséquences écologiques et économiques seront très importantes, a renchéri le virologue gabonais Gaël Maganga. Les espèces insectivores limitent les dégâts des insectes sur les cultures et sont d’excellents pollinisateurs en dispersant les graines. Elles fertilisent les sols avec leur guano. C’est plutôt notre rapport à l’environnement qu’il faut changer.

Pour Malik Perris, qui travaille à l’Institut Pasteur de Hongkong, c’est important de comprendre la diversité virale, mais ça ne suffit pas. Il est bien plus crucial d’identifier les facteurs qui favorisent les émergences, mais pour cela il n’y a pas beaucoup d’argent. Comme l’a précisé Rodolphe Gozlan a Marie-Monique Robin : c’est sûr qu’il n’est pas facile de lever des fonds pour préserver les arbres au fin fond d’une forêt tropicale. Pourtant, le séquençage des virus ne servira pas à grand-chose, car leurs caractéristiques c’est de muter en permanence. Pour Benjamin Roche, chercheur de l’IRD, le problème c’est la vision court-termiste des politiques qui sont prêts à mobiliser de l’argent pour le développement d’un vaccin ou un traitement, car leur effort est immédiatement visible et qui ne comprennent pas qu’à long terme il est plus rentable de soutenir les paysans asiatiques pour qu’ils  arrêtent de déforester. Quant à Serge Morand, il dénonce un “ miroir aux alouettes ” : le Global Virome Project (GVP) fait miroiter que grâce au séquençage systématique on va pouvoir préparer les antiviraux et les brevets qui vont avec. Comme de nombreux scientifiques européens, Serge Morand pense que le GVP mobilise beaucoup d’argent (coût estimé à 1,2 milliard de dollars), qui, du coup, n’est plus disponible pour mener de véritables actions de prévention dans les pays du Sud. C’est aussi l’avis de Jean-François Guégan, pour qui, il y a une tendance aujourd’hui qu’on appelle “ l’infectiologie exploratoire ” qui prétend décrire les monstres de demain, alors que ce sont nous qui les créons et les sortons du bois !  

Limiter la croissance démographique et réduire la pauvreté.

Il est une autre solution maintes fois évoquée, qui fait aussi l’unanimité contre elle : l’interdiction pure et simple de la consommation de viande de brousse. En Afrique centrale, où il n’y a pas d’élevage, on consomme 5 à 6 millions de tonnes de viande de brousse par an. Si on veut produire l’équivalent en bœuf, il faut déforester 15 millions d’hectares. On ne peut pas empêcher des gens souvent mal nourris de consommer le gibier, qui représente leurs seules sources de protéines animales. Au Gabon, Gaël Maganga explique que nous menons des campagnes d’éducation des chasseurs, pour qu’ils manipulent le gibier en toute sécurité. En revanche, il faut être intraitable avec les braconniers qui traquent les espèces protégées, comme le pangolin, l’éléphant ou les grands singes. Les mesures contre les trafiquants d’animaux menacés d’extinction devraient être renforcées, a ajouté la primatologue Sabrina Krief.

L’argument vaut aussi pour les fameux “ wet markets ” chinois, comme celui de Wuhan, où a travaillé Rodolphe Gozlan : d’abord, il faut éduquer les nouveaux riches qui veulent épater la galerie en mangeant du pangolin où du rhinocéros. Pour le reste, il faut imposer des conditions et des contrôles sanitaires beaucoup plus stricts.

Mais d’une manière générale, en Asie comme en Afrique, c’est à la pauvreté que nous devons nous attaquer et donc au problème de croissance démographique. Tant qu’on vit dans la pauvreté, on ne peut pas s’occuper de protéger la nature. Les grandes villes africaines sont devenues un enfer en raison de l’explosion de leur population et de la pauvreté. Pour le biologiste mexicain Gerardo Suzȧn, ce sont effectivement les quartiers insalubres qu’il faut éradiquer, car ils concentrent la misère, une forte densité humaine, aux abords des espaces naturels de plus en plus fragmentés. Sir Andrew Haynes, a enfoncé le clou : la santé planétaire est impossible tant qu’on ne résoudra pas la question des inégalités sociales qui constituent le moteur de la bombe écologique.

Dans un article qu’il a codirigé avec Benjamin Roche, Jean-François Guégan souligne à ce propos la différence entre ce qu’on appelle le “ danger ” ou aléa et le “ risque ”. Le danger microbien existe : si vous allez au marigot et que vous avez une plaie, vous pouvez être infecté par une mycobactérie. Mais, il y a un deuxième paramètre qui est l’exposition : si vous avez peur de l’eau, la probabilité d’attraper un ulcère de Buruli est quasiment nul ; si vous n’êtes pas exposé au microbe, vous n’aurez jamais la maladie. Enfin, il y a un troisième paramètre qui est la vulnérabilité individuelle ou collective, que provoquent la précarité, la malnutrition et l’absence d’accès aux soins. Le “risque ” est le produit de la combinaison entre le danger, l’exposition et la vulnérabilité. Il faut donc diminuer le niveau de vulnérabilité des populations en améliorant leurs conditions de vie et en supprimant ces poches de misère qui font partie de ce que Jean-François Guégan appelle les “ territoires d’émergence ”. Et là, on a besoin des politiques. 

Gestion participative avec les communautés locales et réserves de biosphère.

Comment concilier la conservation de la biodiversité et le développement des communautés ? Cette question est au cœur du projet Pour un nouvel équilibre forêt-faune-populations en Ouganda, qu’a initié Sabrina Krief, primatologue, sur le site du Parc national de Kibale, en collaboration avec des partenaires locaux. L’aire protégée comprend 776 Km2 de forêt tropicale humide, entourée de villages très peuplés. Je suis entrée, dit-elle, en contact avec les villageois qui vivent dans une situation de grande pauvreté et de malnutrition. Poussés par les sirènes de l’agrobusiness, ils ont planté à la lisière du parc des monocultures très peu rentables de bananes plantain et de maïs rouge, dont les semences sont enrobées d’imidaclopride, un insecticide de la famille des néonicotinoïdes. Ils sont très en colère contre les chimpanzés qui pillent leur maïs, car pour eux c’est une aubaine : avec 6 épis ils ont leur ration alimentaire de la journée. Or, depuis quelques années, j’avais constaté une explosion de malformations congénitales jusque-là inconnues chez les primates, comme des becs de lièvre, la dysplasie faciale, mais aussi des troubles de la reproduction. Elle a donc mené une étude sur l’eau des rivières qui traversent le parc et elle a découvert la présence de 13 pesticides, dont plusieurs agissent comme des perturbateurs endocriniens. Elle s’est alors dit qu’il fallait faire quelque chose, car il n’y avait pas de raison que les effets des pesticides épargnent les villageois. De plus, les chimpanzés défèquent dans les champs, où les paysans marchent pieds nus, ce qui du point de vue sanitaire est une catastrophe.

C’est ainsi qu’est né un projet de développement global, fondé sur la gouvernance participative avec les communautés riveraines du Parc. Le but est de réduire l’insécurité alimentaire et la pauvreté, tout en préservant la biodiversité, par une gestion durable des ressources naturelles. À terme, le maïs sera remplacé par des cultures biologiques non appétentes pour les chimpanzés, comme le thé, la vanille ou les piments, qui constitueront une zone tampon entre l’aire protégée et les productions vivrières des familles, appelées à se diversifier (pisciculture, insectes comestibles ou plantes médicinales). L’objectif est d’inciter les villageois à préserver leur environnement : patrouilles antibraconnage, ateliers pédagogiques, ramassage des déchets plastiques le long de la route qui traverse le parc.

De fait, le projet en Ouganda s’inspire du concept des réserves de biosphère que l’UNESCO promeut depuis 1971 dans le cadre de son programme Man and Biosphere (MAB). Cinquante ans plus tard, l’UNESCO a accordé ce statut à 501 territoires (dont 12 transfrontaliers), situés dans 124 pays, qui couvrent une superficie équivalente à celle de l’Australie où vivent 260 millions de personnes. Chaque réserve de biosphère comprend une “ aire centrale ” où l’écosystème animal et végétal est strictement protégé ; puis une “ zone tampon ” où sont développées des activités écologiquement viables, comme l’agriculture biologique ou la recherche et la formation scientifique ; enfin, une “ zone de transition ” où sont autorisées toutes sortes d’activités contribuant au bien-être économique et social des populations. Les réserves de biosphère sont la preuve qu’un mode de vie durable n’est pas seulement possible, mais qu’il existe déjà, a expliqué Meriem Bouamrane, spécialiste du programme MAB à l’UNESCO, à Marie-Monique Robin. Le 7 mai 2020, Meriem Bouamrane a cosigné avec cinq scientifiques, dont Serge Morand, une tribune dans le quotidien français Libération, intitulée Le temps de la solidarité écologique est venu, qui commence par une citation du grand biologiste, explorateur et humaniste Théodore Monod (1902-2000) : l’homme doit seulement découvrir qu’il est solidaire de tout le reste. La solidarité écologique, c’est un vrai changement de paradigme, a expliqué Meriem Bouamrane, car cela implique que chacun d’entre nous prenne conscience que nous sommes tous dépendants des autres et du monde vivant. C’est l’un des mérites de la pandémie de covid-19 : grâce au confinement, nous avons pu faire une pause, en arrêtant de tourner comme le hamster dans sa roue, pour expérimenter individuellement et collectivement ces interconnexions. Nous avons découvert que nous dépendons des soignants ou des agriculteurs, mais aussi, d’un virus minuscule qui a surgit d’une forêt à l’autre bout de la planète. Chacun de nous doit assumer sa part de responsabilité : les citoyens, les entreprises, les gouvernements et les organisations internationales. Ensemble nous devons repenser nos modes de production et de consommation, pour qu’ils soient conformes à l’impératif de solidarité écologique. 

Changer de paradigme économique, réduire l’industrialisation de l’élevage et promouvoir l’agroécologie.  

Tous les scientifiques qui se sont exprimés auprès de Marie-Monique Robin appellent à un changement de paradigme économique, qui remette en cause le sacro-saint principe de la croissance du produit intérieur brut. Marie-Monique Robin reconnaît avoir été très surprise d’entendre des virologues ou des parasitologues lui expliquer que le fameux PIB était l’une des causes principales de l’émergence des maladies infectieuses.

Le concept de croissance économique est un non-sens total, a ainsi affirmé Malik Peiris, qui a isolé le virus du SARS. Les économistes et politiques ne savent pas compter ce qui compte. Nul besoind’être fort en maths pour comprendre qu’une croissance quantitative illimitée – toujours plus de production et toujours plus de consommation – sur une planète limitée en termes de ressources et de capacité d’absorption des déchets est mathématiquement impossible, a ironisé Safa Motesharrei, qui a publié en 2016 une étude sur le sujet. En revanche, Safa Motesharrei ne voit pas de limite à la croissance de la créativité, ni de l’intelligence, de la santé physique et mentale ou de la qualité de vie.

Le PIB est un faux ami, a précisé le zoologue Bruce Baylis, car son calcul ne tient pas compte des externalités, c’est-à-dire des coûts environnementaux liés à son augmentation. Il faut complètement revoir le système des incitations financières, a ajouté l’économiste et écologue David Rapport, en identifiant clairement les activités qui détruisent les écosystèmes et celles qui, au contraire, favorisent leur santé. Actuellement, c’est l’inverse qui se produit.

Pour l’épidémiologiste Andrew Haynes, la société postcovid ne pourra émerger que si les politiques acceptent de changer leur logiciel. Son collègue Samuel Myers d’enfoncer le clou : nous devons tout faire différemment : produire, manger, nous chauffer ou déplacer. La question de la surconsommation de viande stimulée par l’industrialisation de l’élevage, apparaît cruciale à cet égard, comme l’affirmait le 22 juillet 2020 le titre d’un communiqué de presse du CIRAD, l’organisme de recherche pour lequel travaille Serge Morand : Accroissement du bétail : un facteur pandémique mondial. Il présentait la dernière étude publiée par Serge Morand dans Biological Conservation, qui a été largement commentée par la presse. Serge Morand avait déjà montré que les épidémies de zoonoses étaient liées aux pertes de biodiversité, mesurées par le nombre d’espèces sauvages menacées. Il a réactualisé ses données, qui couvrent la période de 1960-2019, en ajoutant deux paramètres : le nombre de têtes de bétail et de maladies des animaux domestiques. Et il a constaté que la relation entre le nombre d’espèces en danger et celui des épidémies augmente jusqu’à atteindre un pic avant de diminuer. Le risque épidémique est alors corrélé à l’augmentation du nombre de têtes de bétail. Pour Serge Morand, cette corrélation est une grosse alerte. Tout indique que la biodiversité a atteint ses derniers soubresauts : la disparition des animaux sauvages est telle que bientôt ils ne seront plus capables de nous fournir de nouveaux pathogènes. Ce sont les animaux domestiques, en particulier les bovins, qui ont pris le relais. De fait, le bétail a un double impact renforçant le risque pandémique : il a besoin de protéines végétales, ce qui contribue à la diminution des espaces où vit la faune sauvage et il sert de pont épidémiologique pour le passage des agents infectieux zoonotiques aux humains. Le bétail est devenu le principal facteur pandémique. C’est ce que vous appelez l’ère du bovinocène ! Tout à fait, c’est l’une des caractéristiques de l’anthropocène.

Bernard Hubert, écologue et vétérinaire, qui siège à l’académie d’agriculture a évoqué l’inversement de la mobilité animale : autrefois, les animaux domestiques bougeaient localement ; aujourd’hui, ils sont enfermés dans des mégafermes et, quand ils bougent, c’est pour être vendus, morts ou vivants, à l’autre bout de la planète. L’Union européenne ne devrait plus encourager ce genre de dérives, en réorientant les subventions agricoles de la PAC vers les pratiques agricoles qui s’inscrivent dans un développement multifonctionnel et résilient des territoires. Cet avis est partagé par Georg Cadisch, qui dirige l’Institut de l’agriculture tropicale à l’université de Hohenheim : il faut arrêter de penser la production alimentaire en termes de filières compétitives, en cessant de découpler la production primaire (les cultures) et secondaire (l’élevage). Concrètement, il ne faut plus importer du soja du Brésil pour nourrir les vaches allemandes. Pour le chercheur, la Suisse est un exemple à suivre : les paysans n’y sont plus considérés comme des producteurs d’aliments, payés à la tonne de maïs ou de patates, mais comme des jardiniers des paysages, qui sont aussi rémunérés pour les services écologiques qu’ils rendent à leur communauté. À grande échelle, ce n’est possible que si les politiques cessent de subventionner la malbouffe, en soutenant l’agriculture biologique et les circuits courts de distribution des aliments. Il faut une vraie politique d’investir dans les biens communs, a abondé Anne Larigauderie, secrétaire exécutive de la Plateforme intergouvernementale d’expertise sur la biodiversité et les services écosystémiques (IPBES). L’avenir de l’agriculture, ce ne sont pas les pesticides ni les monocultures, mais l’agroécologie, qui est aussi bonne pour le climat, la biodiversité et la santé. Du coup, on pourrait faire d’une pierre trois coups ! À condition aussi de réduire notre consommation de viande rouge, ce qui contribuera à réduire la déforestation en Amazonie et ailleurs.

Limiter au maximum la déforestation importée.

Il faut que les pays du Nord balayent devant leur porte a renchéri Robert Nasi, le directeur du CIFOR. En important du soja pour nourrir leurs animaux, ou de l’huile de palme pour mettre dans leurs moteurs et leurs aliments transformés, ils participent à la déforestation et donc à l’émergence de maladies infectieuses. C’est trop facile de donner des leçons aux pays du Sud, il est temps d’être cohérent en prenant des mesures pour limiter au maximum la déforestation importée. Ce concept de “ déforestation importée ” est l’objet d’une motion qui sera présentée lors du congrès mondial de la nature. Le but de cette motion, portée par la France, est de souligner le fait que tous les achats des consommateurs européens – bois, huile de coco ou bœuf importé du Brésil – ont un impact environnemental dans les pays sources, a-t-il expliqué à Marie-Monique Robin. Cette motion, qui est le fruit de deux propositions similaires, pourrait être le premier pas vers la création d’une gouvernance mondiale visant à développer la solidarité écologique entre les nations. La primatologe Sabrina Kriel, qui a participé activement à la rédaction de la motion, ajoute que si l’on veut à la fois lutter contre l’extinction de la biodiversité, le dérèglement climatique et le risque pandémique il faut absolument préserver les forêts tropicales et les grands singes qui sont l’espèce emblématique pour ce triple défi essentiel pour la survie de l’humanité.

Promouvoir la science des solutions et le dialogue avec les citoyens.

Le déni est l’un de nos plus redoutables ennemis, car, comme on l’a vu avec le climat, il encourage l’inaction des politiques. S’il ne nie pas ce déni mortifère des politiques, l’australien Philip Weinstein n’hésite pas à pointer également la responsabilité des scientifiques eux-mêmes, enlisés dans un réductionnisme stérile. La science moderne fonctionne en silos, c’est-à-dire qu’elle est rigoureusement cloisonnée en disciplines extrêmement spécialisées, a abondé Andrew Haynes, l’instigateur de Planetary Health. Le savoir humain a tellement explosé qu’on parle aujourd’hui de “ fardeau du savoir ”. Toutefois l’excellence disciplinaire n’exclut pas l’interdisciplinarité qui constitue une indispensable valeur ajoutée. En 2015, le chercheur Gerardo Suzȧn a cosigné une étude, avec notamment Benjamin Roche, qui tirait les enseignements des épidémies d’Ébola en soulignant la nécessité d’une approche transdisciplinaire pour résoudre les problèmes complexes que posent les maladies zoonotiques pour le bien-être humain et animal. Ce qu’ils ont écrit à l’époque, vaut parfaitement pour la covid-19 : si nous voulons éviter la prochaine pandémie, il faut faire travailler ensemble les virologues, parasitologues, zoologues, épidémiologistes, médecins, vétérinaires, agronomes, géographes, mathématiciens, sociologues, économistes, anthropologues, écologues… C’est absolument indispensable, a confirmé Assaf Anyamba, chercheur de la NASA. Aucune discipline n’est capable à elle seule de résoudre le défi du risque épidémique ni d’ailleurs du changement climatique. Quant à la primatologue Sabrina Krief, elle a souligné une douloureuse réalité : nous sommes tributaires des financements. Malheureusement, les organismes de recherche ne privilégient pas les projets transdisciplinaires. Et même que la pluridisciplinarité constitue clairement un frein à la carrière, comme a confié Serge Morand à Marie-Monique Robin. Il a d’ailleurs démissionné de toutes ses responsabilités au CNRS pour poursuivre ses recherches en Thaïlande. Avec son collègue Kittipong Chaisiri, parasitologue et écologue de la santé comme lui, il a ouvert un laboratoire de terrain dans un petit dispensaire en collaboration avec le gouvernement local. Il y étudie l’effet dilution, conduit un suivi sanitaire des rats et autres animaux sauvages, organise des campagnes de prévention de la leptospirose ou de l’antibiorésistance pour les paysans, ou encore évalue les programmes de reforestation.

Ce que fait Serge Morand en Thaïlande devrait être fait partout, a expliqué le biologiste Bruce Wilcox à Marie-Monique Robin.  Malheureusement, il n’y a pas d’argent pour ça, lui a-t-il dit. Quand on voit les milliards de dollars qui sont déversés sur les laboratoires privés et les grandes institutions de recherche pour mettre au point un éventuel vaccin, a précisé Daniel Brooks, l’inventeur du paradigme de Stockholm, ça laisse rêveur… D’autant plus qu’il n’est pas sûr que le vaccin soit efficace, a renchéri Jean-François Guégan, qui fut membre du Haut conseil de la santé de France. Pour produire un vaccin, il faut entre 2 et 12 ans et généralement, c’est plutôt 12 que 2. Il y a actuellement moins de 40 vaccins qui fonctionnent, pour des milliers qui ont été abandonnés, dont celui du sida. En attendant, des milliards sont pompés par des chasseurs de prix Nobel… Pour Samuel Myers, chercheur à Harvard, les institutions de recherche ne sont pas adaptées pour relever le défi de l’anthropocène. Je ne dis pas, précis-t-il, qu’il faut cesser de travailler sur les vaccins,  mais cette activité ne doit pas être conduite au détriment de la recherche transdisciplinaire, qui seule permettra de résoudre l’urgence sanitaire sur le long terme. Cela suppose de revoir complètement la formation des médecins, afin qu’ils acquièrent une vision holistique de la santé, grâce à un échange permanent avec d’autres disciplines. C’est aussi ce que pense le vétérinaire Jakob Zinsstag, qui a présidé en 2020, avec le japonais Tateo Arimoto, professeur en sciences politiques, un groupe de travail pour le Global Science Forum de l’OCDE sur la recherche transdisciplinaire comme moyen de répondre aux défis sociétaux. Nous avons fait des recommandations aux gouvernements, aux universités et aux bailleurs de fonds pour que les scientifiques développent une nouvelle compétence d’excellence, à savoir la capacité de créer des ponts épistémologiques et un langage commun entre les différentes disciplines. Le but était aussi de redéfinir le rôle de la science à l’heure de l’anthropocène.

La meilleure science, qu’elle soit fondamentale ou appliquée, est celle qui rend service à la société, a déclaré le mathématicien Safa Motesharrei à Marie-Monique Robin. N’ayons pas peur de dire que nous avons besoin d’une “ science des solutions ” qui contribue à résoudre les graves problèmes contemporains, a martelé Richard Ostfeld, l’inventeur du concept de l’effet dilution. Cela implique que les scientifiques sortent de leur tour d’ivoire pour parler aux politiques, aux journalistes, aux professionnels de l’éducation ou aux entreprises. Pour la Finlandaise Tina Laatikainen, la science faillit à sa mission quand elle n’implique pas dans le processus des décisions politiques. L’Allemand Georg Cadisch va encore plus loin : la situation est tellement grave que les scientifiques doivent impérativement s’engager en faisant pression sur les politiques et en contribuant à la mobilisation des citoyens et de la jeunesse. Pour cela, il faut que leur savoir montre non seulement qu’un autre monde est possible, mais qu’il est désirable. Pour Jakob Zinsstag, cela n’est possible que si les scientifiques acceptent de collaborer avec ceux qu’il appelle les “ sachants non académiques ”, c’est–à-dire les militants locaux, qui sont aussi des experts de terrain. Seul ce dialogue permettra de produire un savoir de transformation. Serge Morand a souligné le déficit de crédibilité dont souffre la science auprès des citoyens : il est impératif de créer un vrai dialogue entre science et société, qui permette de se nourrir mutuellement, pour que triomphe la force de changement, dont nous avons besoin de toute urgence. Tous ces scientifiques de diverses disciplines qui ont accepté de confier leurs paroles à Marie-Monique Robin, ont salué le courage et l’engagement des citoyen-ne-s qui, partout dans le monde, bricolent, expérimentent, essayent des alternatives locales, visant à renverser le globalisme, pour reprendre les mots de Bruce Wilcox. L’histoire nous enseigne que les changements sociaux majeurs, comme l’abolition de l’esclavage ou le droit de vote des femmes, sont toujours survenus grâce aux citoyens qui se sont élevés et ont dit : ça suffit, a commenté Samuel Myers. Quant à Felicia Keesing, la spécialiste des tiques, elle a cité Éleanor Roosevelt, l’épouse du président américain des années 1930 : Où commencent les droits de l’homme universels ? Tout près de chez nous, en des lieux si près et si petits qu’ils ne figurent sur aucune carte du monde… 

Et pour conclure dans une perspective spatiotemporelle : si l’humanité croit pouvoir un jour Terraformer d’autres planètes pour y vivre, sa première priorité n’est-elle pas de préserver des conditions environnementales, politiques et socioéconomiques pour que la vie – en général et la sienne en particulier  –, puisse continuer de se maintenir sur la Terre ?  Et, tout indique, que c’est maintenant le temps de décider individuellement, collectivement et mondialement, de choisir de prendre soin de notre monde plutôt que de continuer à l’exploiter à outrance…jusqu’à l’extinction, croissance économique oblige !  

Lire la suite : La bourse ou la vie ?


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