Il est clair pour Benjamin Brice, docteur en sciences politiques et auteur, que les politiques de compétitivité appliquées depuis des décennies ne sont plus appropriées pour affronter les défis majeurs qui s’accumulent à l’horizon : enjeux environnementaux, inégalités, services publics, démocratie, contexte international…
Dans son ouvrage ‘’ L’impasse de la compétitivité ‘’, Benjamin Brice présente dans un premier temps, les résultats de ces politiques appliquées en France depuis l’avènement, dans les années 1980, de la mondialisation de l’économie. Dans un second temps, il propose une alternative socio-économique pour sortir de l’impasse des politiques de compétitivité accompagnée de moyens d’action pour ce faire.
Le cas de la France, sur lequel Benjamin Brice se concentre, nous interpelle car beaucoup de pays ont adopté ces mêmes politiques de compétitivité pour s’adapter à la réalité de la mondialisation des marchés et ont obtenu des résultats plus ou moins similaires. D’où l’intérêt de présenter ici l’essentiel du bilan de ces politiques et de l’alternative socio-économique proposée par Benjamin Brice pour être en meilleure posture pour faire face aux défis majeurs actuels.
J’ajouterai que l’analyse réalisée par Benjamin Brice fait écho à ce que disait Henri Laborit, biologiste avec des idées politiques, concernant la finalité d’une société : ‘’ La finalité d’un groupe social n’est ni la technique, ni le bien-être matériel, ni l’expansion, ni le profit, ni la production, mais se situe lui-même dans l’harmonie des rapports entre les individus qui le composent et que cette harmonie n’est réalisable que si chacun d’eux est conscient de ses motivations instinctuelles, des automatismes que la société lui a imposés et de ses possibilités de création ‘’.
Pourquoi, ce refus d’agir ?
Que faudrait-il faire face aux enjeux environnementaux ? Investir massivement dans la transition écologique et prendre des mesures structurantes de sobriété afin de réduire notre consommation matérielle. Or, il apparaît que les actions engagées ne sont pas toujours à la hauteur des ambitions affichées.
En matière d’inégalités, cela fait plusieurs décennies qu’en France, les relations entre les groupes sociaux sont marquées par un profond déséquilibre. Alors que les classes supérieures ont plutôt bénéficié de l’ouverture et des opportunités de la mondialisation, les classes populaires subissent directement les pressions sur le pouvoir d’achat et de la montée de la précarité. Même si Emmanuel Macron estime que cette situation n’est pas normale, cela ne débouche pas, pour autant, sur une révision des grandes orientations du pays. Dès lors, aucun rééquilibrage ne se dessine.
Les services publics français se dégradent peu à peu. Cela met en danger la cohésion du pays (hôpital, justice, police, transports, présence sur le territoire) et cela promet, à terme, un déclassement international (éducation, recherche, défense).
Bien que ce constat soit plus ou moins partagé par toute la classe politique, nulle véritable amélioration en vue : des brèches colmatées ça et là, quand il y a urgence, mais la situation demeure précaire.
Benjamin Brice se demande pourquoi une telle impuissance, ou plutôt, pourquoi un tel refus d’agir ? Les causes de cette inertie sont évidemment multiples. Par exemple, la mondialisation des marchés et l’intégration européenne ont diminué les marges de manœuvre des dirigeants français. Des instruments tels que la monnaie ou les barrières douanières échappent maintenant en grande partie à la délibération nationale, ce qui réduit les possibilités de réformes. Néanmoins, il reste encore de quoi agir. S’ils le voulaient, les dirigeants français pourraient très bien limiter les comportements les plus nocifs sur le plan écologique, imposer une répartition moins inégale des revenus ou des richesses et investir davantage dans les services publics quitte à augmenter pour cela les impôts.
La dimension de classe du problème ne doit pas non plus être négligée. Il est clair que les dirigeants français dans la dernière période, ont reçu davantage le soutien des classes supérieures que de celui des classes populaires, dont ils ont porté les revendications, au moins sur le plan socio-économique. Cependant, cette lutte des classes n’explique pas toute l’impuissance politique.
Lorsque l’on interroge les partisans du statu quo, ils reconnaissent de plus en plus l’injustice d’un certain nombre de situations (Gilets jaunes, agents hospitaliers, personnel de deuxième ligne), mais ils justifient l’inaction par l’existence de ‘’ nécessités économiques extérieures ‘’ auxquelles la collectivité ne saurait échapper. Selon Benjamin Brice, ce qui dissuade d’agir, même lorsque des leviers d’action existent et que la cause paraît juste, c’est une évaluation restrictive du champ des possibles. À côté des blocages institutionnels et sociaux, il existe un blocage intellectuel. Selon Benjamin Brice, les gouvernants ainsi qu’une partie non négligeable de la population française, surtout au sein des classes supérieures, estiment que la France n’a pas intérêt à agir avec résolution en matière d’écologie, d’inégalités et de services publics et même que cela s’avèrerait finalement dangereux pour le pays. Pourquoi donc ? Parce que cela reviendrait à affaiblir un élément essentiel à la prospérité et même à la survie du pays : ‘’ la compétitivité de l’économie française. ’’
Dans le débat public, que répond-on systématiquement à ceux et celles qui demandent une révision de nos modes de vie, une meilleure répartition des richesses ou de l’argent pour les services publics ? Que ce n’est pas raisonnable ! Que faute de tenir suffisamment compte des contraintes extérieures, cela mènerait tôt ou tard le pays à la catastrophes… En définitive, la volonté de changement et d’action rencontre à chaque fois un obstacle indépassable sur son chemin : ‘’ l’impératif de compétitivité ‘’. Ce blocage doit être étudié de près car, à la longue, il finit par nous faire douter complètement de notre capacité à relever les défis qui se dressent devant nous. Bien évidemment qu’il apparaît tout à fait bon de chercher à se montrer raisonnable lorsque l’on endosse des responsabilités politiques. Et il serait déraisonnable de ne pas tenir compte des réalités extérieurs qui contraignent l’action.
En revanche, une question demeure : est-il vraiment raisonnable de subordonner la délibération publique aux impératifs de la compétitivité ? Cela paraît évident à beaucoup de dirigeants, mais cela demande quand même à être discuté, et ce pour plusieurs raisons.
D’abord, les politiques de compétitivité menées au cours des derniers mandats présidentiels en France n’ont pas permis de redresser la situation socio-économique du pays. Le déficit commercial n’a fait que se creuser, la désindustrialisation du pays reste profonde, la pouvoir d’achat est la première préoccupation de la population et nous manquons d’argent pour les dépenses d’avenir. Quand on compare les résultats à ce qui a été promis, difficile de ne pas faire le constat d’un échec.
En outre, la colère sociale s’intensifie. Cela fait plusieurs décennies que les gouvernants au nom de la compétitivité imposent des réformes impopulaires. Des réformes qui, d’un côté, n’ont pas toujours apporté les bienfaits escomptés, mais qui, de l’autre, ont eu un impact manifeste sur les conditions de vie d’une partie de la population : hausse de la précarité, dégradation des services publics, augmentation des impôts non progressifs et impuissance démocratique. Peut-on s’imaginer pouvoir longtemps continuer dans cette voie ?
Enfin, le contexte international actuel impose à la France de revoir ses priorités. Les tensions géopolitiques et les conséquences du changement climatique pointent vers davantage de résilience et une révision de nos modes de vie, plutôt que vers une intégration toujours plus étroite à la mondialisation.
Les prochaines décennies ne ressembleront probablement pas à celles que nous venons d’expérimenter ; il va donc être temps de renouveler nos idées. Bref, il se pourrait bien que les gens qui, de nos jours, passent pour ‘’ raisonnables ‘’ – car ce qu’ils proposent reçoit pour le moment le sceau de la ‘’ crédibilité économique ‘’ – soient en fait de plus en plus en décalage avec la réalité. Un décalage qui conduit le pays dans une véritable impasse et nous fait courir de graves dangers.
Ce questionnement se rapporte directement à un enjeu démocratique majeur : la qualité de la discussion politique en France. En effet, dans la sphère publique, l’impératif de compétitivité est devenu une sorte d’atout de jeu de cartes qui ‘’ coupe ‘’ sans cesse la conversation au nom de la nécessité économique. L’écologie ? Les inégalités ? Les services publics ? Tout cela est très bien, mais, dans un monde concurrentiel, nous n’aurions pas le choix des priorités : l’essentiel serait de vendre moins cher (ou plus haut de gamme) que nos voisins, afin de stimuler nos exportations. À la longue, cette contrainte a produit un profond appauvrissement de la vie civique française. Sur quoi délibérer lorsque les questions principales sont plus ou moins dictées par l’adaptation du pays à la mondialisation ? Comment nous gouverner nous-mêmes quand la nécessité extérieure dicte l’essentiel de nos choix collectifs ?
Benjamin Brice souhaite qu’en démontrant l’impasse dans laquelle l’obsession de la compétitivité nous entraîne, cela puisse retendre les ressorts du régime politique français en élargissant le champ des possibles, en rétablissant les conditions d’un débat démocratique et en redonnant quelque peu l’envie de nous gouverner nous-mêmes.
Compétitivité.
Le terme ‘’ compétitivité ‘’ est d’usage fondamentalement politique. Il joue un rôle majeur dans la structuration de la conversation civique et dans la définition des politiques publiques.
Mais qu’est-ce qui se cache derrière ce mot de ‘’ Compétitivité ‘’. L’usage que l’on fait de cette notion dans l’espace public est marqué par une certaine ambiguïté. En effet, la compétitivité présente tour à tour deux visages : l’un riant, l’autre plus inquiétant.
Quand elle se présente sous un jour aimable, la compétitivité est mise en rapport avec les bénéfices que la nation peut en attendre : il s’agit de la ‘’ capacité à améliorer durablement le niveau de vie de ses habitants et à leur procurer un haut niveau d’emploi et de cohésion sociale ‘’. Ou encore : ‘’ la compétitivité d’un pays définit sa capacité à tirer avantage de son intégration internationale dans le but d’améliorer sur le long terme le niveau de vie de l’ensemble de ses citoyens ‘’. Ce sont les avantages qui apparaissent alors au premier plan : devenir plus compétitifs permettrait d’obtenir des biens désirables pour la collectivité.
Cependant, la plupart du temps quand on invoque la notion de compétitivité dans l’espace public, c’est pour en peindre une figure assez terrible : il n’est plus question de délibérer librement sur une possibilité d’amélioration, il s’agit de se soumettre à un impératif imposé de l’extérieur. Dans les discours, on passe avec grande facilité des bénéfices mutuels de l’ouverture commerciale à des assertions du type : ‘’ La France doit de toute urgence procéder à des réformes courageuses, sous peine de rater le train de la mondialisation’’. Autrement dit : ‘’pas de salut possible hors de la compétitivité ‘’.
Ainsi, ce n’est pas un hasard si les États-Unis et l’Europe ont mis la compétitivité à l’agenda politique dans les années 1980, au moment où leurs industries subissaient la pression de la concurrence japonaise. L’émergence de la puissance industrielle chinoise a eu le même effet dans les décennies suivantes. En France, le sujet de la compétitivité est devenu central au cours des années 2000, parce que le coût du travail avait augmenté beaucoup plus vite qu’en Allemagne, menaçant les positions françaises dans de nombreux secteurs. Tout cela s’inscrit en lien avec un fait majeur : au cours du dernier demi-siècle la pression de la concurrence étrangère est en forte hausse. Le démantèlement des barrières commerciales – traités de libre-échange, marché unique européen, adhésion de la Chine à l’OMC – a en effet beaucoup stimulé le commerce international. Les échanges de marchandises représentaient moins de 20 % du PIB mondial dans les années 1960, autour de 30 % dans les années 1980 et ils se situent aux environs de 45 % du PIB mondial depuis le milieu des années 2000. Dans ces conditions, les économies nationales qui ne sont pas compétitives perdent rapidement des parts de marché vis-à-vis des autres, ce qui peut entraîner dépendance, désindustrialisation, chômage, déficit commercial et difficultés à financer les services publics.
Même si on cherche à en tirer des avantages en termes de niveau de vie ou de bien-être, la promotion de la compétitivité, pour un pays, représente avant tout une réponse à des pressions venues de l’extérieur. Être compétitif, c’est garder la capacité de vendre ses produits dans un contexte où la compétition internationale devient particulièrement intense. Bref, la compétitivité apparaît comme la réponse – et même la seule réponse – à la contrainte étrangère dans une conjoncture d’intégration commerciale accrue. Il s’agit sous peine de déclassement de s’adapter à l’approfondissement de la mondialisation. L’impératif de la compétitivité s’impose donc à nous comme une ‘’ nécessité ‘’. L’impératif de compétitivité semble dorénavant prendre les pas sur la plupart des autres considérations politiques, comme si nos marges de manœuvre vis-à-vis de la contrainte économique extérieure s’étaient démesurément réduites : ‘’ Dans un monde où les frontières sont largement tombées, les hommes, les capitaux ont désormais le choix de leur localisation ‘’. Les pouvoirs publics ne pourraient plus que suivre le mouvement.
Cette appréciation repose sur des évolutions réelles. Dans les années 1960, le taux moyen d’ouverture de la France (la moyenne des importations et des exportations rapportées au PIB) était de 7 % alors qu’en 2021 ce taux d’ouverture s’élevait à 31 % du PIB. Juste entre 2005 et 2021, le stock d’investissement direct en France – soit les sommes investies par des acteurs étrangers dans les entreprises du pays – à presque doublé par rapport à la production intérieure, de 17 points de PIB à 32 points. Ce qui se joue dans ce contexte, c’est la localisation d’une bonne partie des emplois de production, l’équilibre de notre balance commerciale, le niveau des recettes fiscales, le maintien de notre modèle social et ultimement notre capacité à financer l’avenir.
En définitive, sous les assauts de la mondialisation, l’impératif de compétitivité s’est imposé comme une préoccupation majeure pour nos gouvernants. Chaque époque a des impératifs qui lui sont propres et de nos jours, la ‘’ contrainte extérieure ‘’ paraît se manifester avant tout sous l’angle économique. Aujourd’hui, toute alternative politique, qu’il s’agisse de hausse des dépenses publiques, de relance de la consommation, de taxation des profits ou de décroissance du PIB, doit évidemment s’articuler aux contraintes économiques du monde de compétition dans lequel nous vivons.
La critique de Benjamin Brice ne porte pas sur le fait que l’on tienne compte des nécessités extérieures même s’il montre que l’impératif de compétitivité occupe une place disproportionnée par rapport aux autres contraintes de notre temps (géopolitiques, écologiques et sociales) Sa critique porte principalement sur les ‘’ politiques de compétitivité ‘’ mises en place en France pour faire face à ces contraintes. Certes, la nécessité extérieure s’impose en quelque sorte à nous, sans que nous l’ayons choisie, mais il n’y a pas une seule manière d’y répondre ; les réponses participent toujours de ‘’ choix politiques ‘’, des choix qui restent évidemment questionnables. Surtout lorsqu’ils n’apportent pas le redressement attendu.
Les politiques de compétitivité.
On distingue en général deux grands types de politiques de compétitivité.
Celles qui visent à améliorer la ‘’ compétitivité-coût ‘’ (ou ‘’compétitivité-prix’’), par la réduction du coût du travail, avec notamment les allègements de charges.
Et celles qui misent plutôt sur la ‘’ compétitivité hors coût ‘’ (ou ‘’hors-prix’’), c’est- à-dire sur la différenciation des produits grâce à la montée en gamme et à l’innovation. Parmi les éléments de la compétitivité hors coût, sont aussi mis en avant l’excellence opérationnelle, la capacité à mobiliser le personnel, la qualité du service client, etc.
Dans le débat public Français, les décideurs aiment insister sur les secondes, parce qu’elles portent sur des promesses plus réjouissantes : au lieu d’un alignement sur les pays moins exigeants en matière fiscale, sociale et environnementale, il s’agit d’investir dans la recherche et la formation afin de nous positionner dans les secteurs à plus forte valeur ajoutée. Néanmoins, malgré les discours sur le modèle scandinave, les dirigeants français n’ont jamais consenti un effort d’investissement dans l’innovation à la hauteur de ce qui a pu être fait chez nos voisins au nord de l’Europe. À partir de là, l’argument de la montée en gamme a surtout servi à justifier, au cours des dernières décennies, le déclin de nombreux secteurs industriels, au nom d’une spécialisation internationale de la France dans le luxe, l’aéronautique, le tourisme et les services de pointe. Entre 2000 et 2021, il y a eu presque 180,000 pertes d’emplois dans la fabrication de machines et d’équipements électriques et électroniques, 90,000 pertes d’emplois dans la fabrication de matériels de transport (surtout pour l’automobile) et 600,000 pertes d’emplois dans le reste du secteur de la fabrication (textile, bois, métallurgie, meubles, etc.). En 2015, seulement un septième de la valeur de la consommation des ménages en produits fabriqués était ‘’ Made in France ‘’.
Quand on parle de combler le retard de compétitivité de la France, les gouvernements successifs ont surtout concentré leurs efforts dans quatre directions au cours de la dernière période : le coût du travail, la flexibilité de la main-d’œuvre, l’imposition du capital et le niveau des dépenses publiques.
- L’allègement du coût du travail avec la multiplication des exonérations de cotisations sociales et la substitution d’une prime d’activité à des hausses de salaires et très récemment avec une baisse des impôts de production.
- Une série de mesures pour flexibiliser le marché du travail, avec comme résultat un recul de la part des CDI (contrat de travail à durée indéterminée), le développement du temps partiel, des négociations au niveau de l’entreprise plutôt qu’au niveau de la branche et des conditions plus strictes d’accès aux allocations chômage.
- Une réduction de la fiscalité sur les bénéfices des entreprises et sur le capital : baisse continue du taux de l’impôt sur les sociétés, flat tax et quasi-suppression de l’ISF (l’impôt de solidarité sur la fortune).
- Enfin, pour financer ces baisses de prélèvements obligatoires, il faut en retour tâcher de maîtriser les dépenses publiques (fonctionnaires, retraites, santé, éducation, prestations diverses).
Telles sont les principales politiques de compétitivité – élaborées en Europe et aux États-Unis à partir des années 1980 -, celles qui définissent l’axe des réformes socio-économiques engagées en France, au moins depuis la crise de 2008.
Trois mandats présidentiels ont passé. Et malgré le fait que la situation de la France apparaisse plus préoccupante que jamais, force est de constater que ces politiques ne sont pas vraiment remises en cause, surtout par les personnes présentées dans le débat public comme ‘’ raisonnables ‘’. En dépit des déconvenues, de la colère sociale et de la dégradation rapide de la situation internationale, les politiques de compétitivité continuent de faire quasiment l’unanimité au sein de la classe dirigeante.
Le consensus autour de la compétitivité.
Pour comprendre le consensus autour de l’impératif de compétitivité, il faut probablement remonter à l’expérience socialiste de 1981-1983. C’est elle qui a fini par convaincre la majorité de la classe dirigeante française d’abandonner les politiques de la demande au profit de politiques de l’offre. Dans un contexte d’intégration internationale croissante, la stimulation de la demande de consommation en 1981, d’inspiration keynésienne, conduisit à une augmentation des importations et à une dégradation du solde commercial Français. Avec le marché commun européen et la monnaie unique, non seulement la pression exercée par la concurrence étrangère augmentait, mais la France se privait en même temps des deux instruments qu’elle employait habituellement pour assure son équilibre extérieur : les barrières douanières et les dévaluations monétaires. Dès lors, il devint presque impossible de trouver une échappatoire à l’impératif de gagner compétitivité, avec toutes les réformes qui en découlent.
Au tournant des années 2000, de nombreuses études détaillaient les réformes de compétitivité à mettre en place pour que la France ne perde pas pied dans la compétition internationale. Avec le rapport Attali de 2008 sous Nicolas Sarkozy et le rapport Gallois de 2012 sous François Hollande, on peut considérer que l’unanimité règne au sein des partis dits de ’’ gouvernements ‘’ en faveur des réformes de compétitivité. Cette convergence a une portée politique majeure. Même si François Hollande était censé représenter une alternative après dix années avec la droite au pouvoir, même s’il a insisté sur le besoin de changement, son diagnostic restait fondamentalement le même que celui de ses prédécesseurs : ‘’ déficit de compétitivité des entreprises, niveau excessif des dépenses publiques, rigidité du marché du Travail ‘’.
Désormais, élus, journalistes, cadres d’entreprise, hauts fonctionnaires, experts, tout le monde ou presque a intégré le poids de la contrainte économique extérieure et ce que cela implique en termes de politiques publiques.
Bref, l’impératif de compétitivité et les politiques qui vont avec, apparaissent aujourd’hui comme une évidence.
Emmanuel Macron est le président français qui a défendu le plus farouchement les réformes de compétitivité. Dans son livre de campagne, publié fin 2016, il affirmait qu’il était temps de rompre avec trente années où la dépense publique s’était substituée à la croissance ; ce qu’il fallait à la France, au sein de la mondialisation, c’était de l’agilité et de la flexibilité à tous les niveaux. Une telle évaluation des contraintes économiques a nécessairement marqué ses conceptions sociales, puisque l’adaptation de la France aux arbitrages du marché mondial produit des effets différenciés en fonction des groupes sociaux concernés. Schématiquement : les salaires et les conditions de travail des classes populaires sont soumises à la pression de la concurrence étrangère – et au dumping social de certains de nos partenaires commerciaux -, à quoi s’ajoute les effets négatifs de la maîtrise des dépenses publiques sur le niveau des prestations sociales et sur la qualité des services publics ; à l’opposé, les classes supérieures, elles bénéficient du dumping fiscal pratiqué par d’autres pays (avec une baisse de la taxation des bénéfices, des dividendes, des revenus et du capital), ainsi que de nouvelles opportunités de carrière dans un monde ouvert. La mondialisation a offert plus d’opportunités, de variété et des prix plus bas, tout en exacerbant la valorisation des compétences et l’adaptabilité. Cela a tracé une ligne entre gagnants et perdants.
En définitive, tout le débat sur la juste répartition des gains et des charges se fait sous la contrainte de la compétitivité. La nécessité d’adapter la France a la mondialisation implique la mise en place de politiques qui ont tendance à renforcer les inégalités entre classes sociales. D’après une étude de l’INSEE (Institut national de la statistique et des études économiques), les réformes sociales et fiscales de 2018 ont conduit à une hausse du niveau de vie comprise entre 0,4 % et 0,7 % pour les 90 % les moins aisés, mais de 1,2 % pour les 10 % les plus riches. Bien entendu, Emmanuel Macron a ensuite vécu d’importantes crises qui l’ont obligé à corriger le tir : la révolte des Gilets jaune, la pandémie de la covid-19, l’invasion de l’Ukraine et en toile de fond, l’urgence climatique.
Bien que face à l’adversité, il a souvent su trouver les mots justes, il reste que son analyse de la situation et l’orientation de ses politiques socio-économiques n’ont pas changé. En 2019, le problème du pouvoir d’achat a été traité dans une optique de coût du travail, avec une hausse de la prime d’activité plutôt que par des négociations sur les salaires. Dans le plan France Relance de 2020, le pilier ‘’ compétitivité ‘’ occupait clairement la position centrale (avec notamment la baisse des impôts de production) ; aux piliers ‘’ écologie ‘’ et ‘’ cohésion sociale ‘’ de l’articuler à lui. Le ‘’ quoi qu’il en coûte ‘’ a certainement permis d’amortir la crise sociale, mais là encore, le biais en faveur des classes supérieures a joué. Les premiers déciles (les moins aisés) ont bénéficié surtout de mesures ‘’ exceptionnelles ‘’ (chèques inflation, aides ponctuelles), tandis que les déciles du haut (les plus riches) ont obtenu des mesures ‘’ pérennes ‘’ (baisse de la taxe d’habitation et de l’impôt sur le revenu). Quant à la réforme des retraites, c’est finalement la même contrainte de compétitivité qui exige d’un côté un effort des travailleurs et qui empêche, de l’autre côté, au non de l’attractivité du pays, d’augmenter les impôts au sommet de la pyramide sociale ou de taxer les super profits. En fin de compte, il faut prendre Emmanuel Macron au mot lorsqu’il dit qu’il n’a pas changé de cap. En dépit des épreuves, la compétitivité reste aujourd’hui encore la matrice de ses décisions pour le pays.
Tout cela aboutit à une dimension majeure de la conjoncture de la France : pour être considérées comme économiquement crédibles, les propositions politiques doivent accorder une place centrale à l’impératif de compétitivité. Il ne s’agit plus d’un problème de science économique ; nous avons affaire à une question de bon sens. Tout le monde, ou au moins toute personne présentée comme sérieuse, sait que la France a besoin d’être plus compétitive dans un monde ouvert au libre-échange. En dépit de toutes ses insuffisances, le bon sens possède en général une part de vérité, ce pourquoi il importe de composer avec. À cet égard, Benjamin Brice démontre que les politiques de compétitivité sont en échec en France, elles minent en profondeur la cohésion sociale et elles ne correspondent plus aux réalités internationales de notre temps. Mais nous n’en devons pas moins prendre en compte la pression de la concurrence extérieure et nous inquiéter du fait que nous sommes habitués à vivre très au-delà de nos moyens. Des propositions alternatives qui négligeraient le bon sens économique produiraient sans doute plus de maux que de biens. Outre cela, les alternatives qui n’ont pas fait la preuve de leur crédibilité économique ont actuellement peu de chances de s’imposer. Pourquoi ? Parce qu’une bonne partie de la population française a fini par intégrer l’importance capitale des nécessités économiques.
Benjamin Brice ne remets pas en cause l’importance qu’a prise la crédibilité économiquedans la conversation civique. Il reconnaît volontiers qu’une proposition politique doit partir des réalités, notamment des réalités économiques, même si ce ne sont pas les seules. En revanche, Benjamin Brice conteste fortement l’association qui est faite actuellement entre crédibilité économique et défense des politiques de compétitivité. Car, ce qui devrait nous sauter davantage aux yeux, c’est l’échec de ces politiques en France.
L’échec manifeste des politiques de compétitivité en France.
Puisque nous présentons ici que l’essentiel des résultats de ces politiques en France, nous vous invitons à consulter l’ouvrage de Benjamin Brice pour obtenir davantage de détails concernant les statistiques qui les confirment.
Un des éléments les plus intrigants de la conjoncture politique française, c’est la disproportion entre le prestige dont jouissent les politiques de compétitivité au sein de la classe dirigeante française et leurs résultats qui, manifestement, n’ont pas apporté les bénéfices attendus, au moins jusqu’à maintenant.
Déficit commercial.
Commençons par examiner l’état de la balance commerciale de la France puisque les politiques de compétitivité ont spécifiquement pour but de l’améliorer, à travers la stimulation des exportations. Or, le résultat observé : un déficit commercial devenu incontrôlable.
Depuis une vingtaine d’années le solde commercial de la France pour les biens s’effondre, c’est-à-dire que l’écart entre les exportations et les importations s’agrandit démesurément. En clair, la France vit de plus en plus au-dessus de ses moyens vis-à-vis le reste du monde. En 2002, la France était presque à l’équilibre (5 milliards d’euros de déficit) ; depuis 2007, le déficit n’est jamais revenu en deçà de 50 milliards d’euros ; depuis l’élection d’Emmanuel Macron en 2017 jamais en deçà de 75 milliards d’euros, en 2021, il dépassait pour la première fois les 100 milliards d’euros et un nouveau record en 2022 nous amène maintenant à 189 milliards d’euros de solde négatif, ce qui représente entre sept et huit points de PIB. L’effondrement des deux dernières années a évidemment une dimension conjoncturelle : le prix de l’énergie qui a beaucoup augmenté (pétrole et gaz). Hélas, il est possible que la hausse du coût de ces matières premières soit durable du fait de l’aggravation des tensions géopolitiques.
Cependant, à côté de cet aspect conjoncturel, la situation a également une dimension structurelle particulièrement inquiétante. Depuis, vingt ans, le solde de la balance manufacturière,c’est-à-dire la différence entre les exportations et les importations pour les ‘’ produits industriels hors énergie ‘’, ne cesse de se dégrader. Au début des années 2000, le solde était positif (+16 milliards d’euros), avant de passer dans le rouge à partir de 2005, puis il a dépassé les 35 milliards d’euros en 2017 et a battu depuis 2020 un nouveau record chaque année ; en 2022, le déficit pour les produits manufacturiers s’établissait à 79 milliards d’euros. Qu’est-ce que cela signifie ? Avant même de payer notre facture énergétique (52 milliards d’euros en moyenne ces dix dernières années, soit environ deux points de PIB), nous avons eu à trouver en 2022, de l’ordre de trois points de PIB pour notre consommation manufacturière : véhicules, matériaux, textile, meubles, électroménagers, informatique, etc. Autrement dit, après plusieurs mandats présidentiels tournés vers la compétitivité, nous sommes finalement dans une situation beaucoup plus défavorable qu’en 1982, lorsque fut décidé – ou imposé – le tournant de la rigueur.
Mais en quoi cette situation pose-t-elle problème ? Dans la division internationale du travail, ne faut-il pas justement se spécialiser dans les services à forte valeur ajoutée plutôt que dans l’industrie ? Et investir à l’étranger pour en tirer des revenus ? Malheureusement, les excédents sur les services (dont le tourisme) et les revenus ne suffisent plus à compenser l’ampleur des déficits pour les combustibles fossiles et les produits manufacturés. L’écart majeur de performance entre la France et l’Allemagne a contribué à la perte d’influence de la France au sein de l’Union européenne. Ce qui pose de multiples problèmes, puisque les intérêts commerciaux allemands et français ne sont pas du tout alignés.
Le dommage ne s’arrête pas là, car l’ampleur du déficit commercial entraîne le plus de conséquences négatives pour le pays, aussi bien sur le plan géopolitique que sur le plan écologique que sur le plan social. Cela vaut la peine de développer un peu, car nos politiques de compétitivité tendent à aggraver le mal plutôt qu’à le combattre.
Dépendance internationale.
L’attention démesurée portée par la classe dirigeant aux exportations nous a fait négliger notre principale source de dépendance internationale : les importations. Certes, les exportations ont bien augmenté de 65 % en valeur entre 2000 et 2022, mais si le déficit s’agrandit, c’est parce que les importations ont, pour leur part, crû encore plus vite : + 110 % sur la même période.
Or, sans même parler de déficit, cette forte hausse des importations rend notre nation très dépendante des autres du point de vue matériel. D’une part, la France continue à importer les deux tiers de l’énergie consommée, sous forme de combustible fossiles. D’autre part, le contenu importé représente une fraction majeure des biens industriels que nous consommons : 83 % pour le matériel de transport, 87 % pour le textile et 89 % pour les équipements électriques. Cette dépendance entraîne nécessairement un manque de résilience en cas de pénurie, ce dont nous avons fait l’expérience avec la pandémie de covid-19. Faute de capacités de production et de stocks suffisants, les masques ont manqué sur le territoire national : rien qu’en 2020, leur importation a coûté près de 6 milliards d’euros à la France.
La France a d’ailleurs beaucoup plus négligé son industrie que des pays comme l’Italie et l’Allemagne. D’une certaine manière, la France a sans doute trop pris au sérieux la division internationale du travail qui était promue par les Occidentaux dans les années 1990 : ‘’ Les vieilles nations industrielles doivent assurer la R&D et la direction ; les pays émergents (notamment la Chine) se spécialisent dans la fabrication à bas coûts ; les pays riches en matières premières assurent l’approvisionnement de ce processus mondial ‘’. Or, visiblement, disposer de grands groupes internationaux qui délocalisent la production et se concentrent sur les tâches à forte valeur ajoutée ne suffit pas à équilibrer les comptes extérieurs. Aujourd’hui, même le positionnement sur la haute valeur ajoutée est menacé, car nos fournisseurs n’ont aucune envie de se contenter indéfiniment de vendre des matières premières ou d’occuper des segments peu rémunérateurs. La politique de montée en gamme n’est pas l’apanage des pays riches. Après avoir perdu beaucoup de parts de marché dans les produits de consommation courante, la France découvre qu’elle est maintenant menacée dans les secteurs de niche. C’est le cas, par exemple, avec les tomates cerises marocaines vendues à moins de 1 euro la barquette et produites par des ouvriers payés plus ou moins 1 euro l’heure. Du côté des matières premières, l’Indonésie a peu à peu interdit l’exportation de nickel, afin de favoriser l’implantation dans le pays des industries de transformation du minerai, ce qui lui permet de capter une part plus grande de la valeur ajoutée. Quant à la Chine, elle est partie de sa position dominante dans l’extraction et la purification de métaux stratégiques pour remonter la chaîne de valeur et s’imposer dans des technologies de la transition énergétique.
En résumé, s’il est sans doute désirable de promouvoir nos domaines d’excellence, la prise en compte d’un impératif de résilience dans un monde qui devient de plus en plus dangereux devrait nous conduire à préserver et à renforcer nos secteurs industriels traditionnels, même quand ils ne peuvent pas être au même niveau de coût que leurs concurrents extérieurs. En les abandonnant, ce sont des filières entières que nous risquons de condamner à terme, ce qui revient à nous placer dans une situation de dépendance croissante, alors que tout indique que cela devient de plus en plus déraisonnable.
Empreinte écologique.
Au-delà de notre dépendance matérielle, le déficit commercial de la France apparaît comme une mauvaise chose sur le plan écologique. Parce que, d’une part, ce que nous importons exerce généralement une pression sur les écosystèmes plus élevée que ce que nous produisons nous-mêmes. D’autre part, la baisse des prix liée aux délocalisations accroît notre volume de consommation matérielle. Certes, la pression environnementale qui découle de notre consommation nous est moins visible qu’auparavant, car elle est en large partie délocalisée (extraction, déforestation, pollutions) mais elle n’en est pas moins forte. Ce n’est pas tout. Avec la délocalisation industrielle, notamment dans des pays à bas coûts de production, les prix relatifs des biens industriels ont diminué, ce qui a permis de stimuler la consommation en volume, en dépit de la faiblesse de notre croissance économique. Non seulement la pièce de textile confectionnée en Chine a un impact écologique plus fort que celle confectionnée en France, mais, en plus de cela, elle est beaucoup moins chère, ce qui nous habitue à consommer bien plus que de raison. Ce qui signifie que le remplacement des produits fabriqués en France par des produits importés d’Asie permet de consommer davantage en volume, c’est-à-dire de surconsommer des biens souvent de moindre qualité. D’un point de vue écologique, cette intensification des échanges intercontinentaux n’est absolument pas quelque chose dont il faudrait de réjouir. En plus de réduire notre résilience, l’intégration de plus en plus avancée de l’économie française – et des économies européennes – dans la division internationale du travail apparaît comme une assez mauvaise chose pour la préservation du climat et de la biodiversité.
Insatisfaction.
Bien sûr, il y a eu des gains en termes de pouvoir d’achat et de hausse de notre confort matériel, grâce à la fourniture de biens toujours plus abondant à un prix toujours plus faible. L’adaptation aux contraintes de la mondialisation a des désavantages évidents, mais ne nous aide-t-elle pas finalement à mieux vivre ?
Pour Benjamin Brice, les choix politiques des dernières décennies n’ont pas permis ni de renforcer la cohésion sociale, ni de rendre la population plus satisfaite. En quarante ans, la part des gens qui déclaraient se restreindre pour les soins médicaux et l’alimentation a énormément augmenté. Quant à la cohésion sociale, il semble assez clair qu’elle est profondément ébranlée en France.
Comment cela est-il possible ? Pour Benjamin Brice, l’obsession pour la compétitivité nous a fait oublier un aspect essentiel de la vie collective : la consommation. Les efforts sont demandés du côté de la production (flexibilité de la main-d’œuvre, âge de la retraite, etc.), mais la consommation a été peu à peu abandonnée aux arbitrages du marché : disparition des protections douanières, dérégulation des prix, promotion de la grande distribution et multiplication des canaux de communication. Malheureusement dans un pays ayant une faible croissance économique, avec même une réelle stagnation du pouvoir d’achat depuis la crise de 2008, une fois prise en compte la hausse du coût du logement, le décalage s’agrandit entre ce que la société nous pousse à consommer et ce que les gens sont effectivement capables de s’offrir. Il ne faut pas oublier que l’idée d’une consommateur souverain et libre de ses choix est une chimère. En effet, c’est principalement à l’échelle collective que les préférences en matière de consommation se forgent. Comme le rapporte le GIEC (groupe d’experts intergouvernemental sur le climat), la plupart de nos besoins matériels dépendent du contexte social : ainsi, la part des Américains jugeant indispensable d’avoir un lave-vaisselle, un poste de télévision, la climatisation et un sèche-linge a beaucoup augmenté entre 1996 et 2006, mais elle a ensuite reculé avec la récession des années 2008-2009. Lorsque la cité estime que son rôle se borne à stimuler la concurrence, afin que le consommateur bénéficie des prix les moins élevés possible, ce sont les acteurs économiques qui en viennent à prendre toute la place dans la définition des normes de consommation. Hélas, cela est spécialement visible aujourd’hui, il n’y a pas toujours coïncidence entre les arbitrages du marché et nos intérêts collectifs. En France, les constructeurs automobiles ont misé dans la dernière période sur la montée en gamme, avec des véhicules plus gros et plus sophistiqués. Le cas le plus emblématique est celui des SUV, puisque leur part de marché en France est passée de 10 % en 2010 à 40 % en 2020. Ce ‘’ succès ‘’ a notamment été rendu possible par des investissements gigantesques en communication : chaque jour, en 2019, près de 4 heures de publicité sur l’ensemble des chaînes de télévision et 18 pages dans la presse. Cependant, cette ‘’ évolution ‘’ a des conséquences négatives. Le coût moyen d’un véhicule neuf en France est passé de 14, 7 mois de SMIC (salaire minimum légal) à 17,2 mois de SMIC entre 2010 et 2020, ce qui accroît la pression sur le pouvoir d’achat des ménages. Le surdimensionnement des voitures et l’ajout de plus en plus d’électronique, n’aide pas à réduire l’impact écologique de notre consommation, contrairement à nos engagements. Enfin, les véhicules à destination du marché français sont de moins en moins fabriqués localement. En 2000, les constructeurs français produisaient 2,8 millions de voitures particulières sur place, contre seulement 700,000 en 2021. Sur la même période, la balance commerciale pour le secteur automobile s’est dégradée de près de 30 milliards d’euros.
Bref, la hausse de la consommation matérielle ne répond pas forcément aux intérêts de la collectivité. Et à trop laisser le marché multiplier nos besoins de consommation – ou de surconsommation – on met les français dans une position impossible, puisque les revenus ne suivent pas.
Coût social.
Sur le terrain social, les conséquences sont majeures. Le coût le plus visible du déficit commercial est celui de la perte de nombreux emplois manufacturiers. Si l’on remonte à 1980, ce sont 2,1 millions d’emplois qui ont disparu dans le secteur manufacturier. Bien sûr, comme le souligne Benjamin Brice, cette évolution ne se résume pas à l’ouverture commerciale de la France. D’autres facteurs ont joué, comme les gains de productivité et la sous-traitance d’activités tertiaires comptabilisées auparavant dans l’industrie. Néanmoins, comme l’indiquent la dégradation du solde commercial et le déclin des secteurs industriels traditionnels, la concurrence étrangère et les délocalisations ont joué un rôle non négligeable. L’économiste Clément Malgouyres évalue par exemple que, entre 1995 et 2007, l’importation de produits chinois est responsable de la perte d’au moins 100,000 emplois. Selon l’argumentaire de l’innovation créatrice, ces pertes d’emplois, quoique douloureuses, seraient inévitables pour parvenir à une meilleure allocation de la main-d’œuvre : ‘’ le progrès technique n’entraîne pas nécessairement de pénurie d’emplois, mais il force à leur recomposition ‘’. Il s’agirait donc de promouvoir la mobilité des travailleurs et d’améliorer leurs qualifications, afin d’être en mesure de renforcer la compétitivité hors prix et la montée en gamme des produits. Malheureusement, le discours de l’innovation créatrice oublie à quel point les conséquences sociales de notre adaptation à la mondialisation sont dommageables pour de nombreuses catégories sociales, ce qui finit par avoir des effets négatifs sur toute la collectivité. Ne l’oublions pas, la destruction d’emplois industriels pèse sur l’ensemble d’une région. Une unité de production qui ferme, c’est tout un territoire qui se trouve en difficulté, avec le déclin du commerce local et des lieux de sociabilité, la disparition des services publics et le départ d’une partie de la population active. Nous avons laissé ce genre de drame se répéter un peu partout dans le pays, au nom de l’adaptation à la mondialisation dont nous commençons à peine à mesurer les conséquences en termes de déficit commercial, de dépendance internationale et d’impact écologique.
Quelles perspectives sont alors ouvertes à la jeunesse ? La montée en qualification ? Oui, sans doute, mais il manque de moyens pour cela. Au milieu des années 1990, la France consacrait 7,7 % du PIB à ses dépenses intérieures d’éducation ; en 2019, l’effort était tombé à 6,6 % du PIB. D’ailleurs, dans tous les cas, il restera toujours des personnes moins qualifiées à qui il est indispensable de proposer aussi des perspectives d’avenir, ce qui passe, notamment par une situation professionnelle stable et une rémunération décente. En 2022, si le taux de chômage se situait à moins de 5 % à partir de bac+2, il s’élevait à plus de 13 % pour les personnes ayant au mieux un brevet des collèges.
Ce que notre société désindustrialisée encourage donc depuis des décennies, c’est la mobilité vers les métropoles, là où se concentrent progressivement les cadres et la valeur ajoutée, avec le développement des services de pointe. Malheureusement, ces métropoles deviennent de plus en plus inaccessibles pour les ouvriers et les employés (vigiles, aides-soignantes, vendeuses, manutentionnaires, chauffeurs) et même pour une bonne partie des professions intermédiaires (professeurs des écoles, infirmières, techniciens), à cause du coût du logement. En moyenne, un couple avec deux enfants dépense 500 euros de plus par mois en région parisienne (en combinant le logement et le transport) que s’il habitait dans une ville de moins de 200,000 habitants. Évidemment, cela représente une pression énorme, surtout quand les salaires sont faibles et les emplois instables. Il faut donc trouver un logement social, ce qui est particulièrement difficile, accepter d’habiter un quartier dégradé – avec de moins bonnes perspectives de réussite pour les enfants – ou se résigner à passer des heures dans les transports en habitant très loin du centre. Il n’est donc pas étonnant que les trois quarts des français aspirent au développement des territoires, afin de pouvoir vivre là où ils résident plutôt qu’à se voir attribuer des aides à la mobilité.
Ces inconvénients sont réels, cependant au moins depuis l’arrivée au pouvoir d’Emmanuel Macron, le chômage est en baisse. Toutefois, ce résultat est notamment dû à la forte hausse des ‘’ emplois aidés ‘’, principalement à travers le développement de l’apprentissage. Ce dynamisme de l’emploi est une bonne chose, mais il ne doit pas faire oublier un phénomène majeur : la faible qualité des emplois en question. De quoi peut-on déduire de cela ? Du fait que la baisse importante du taux de chômage n’a pas permis de réduire les prestations sociales liées à la précarité (allocations chômage, aides au logement et minima sociaux, dont une prime d’activité). Les emplois créés ne sont pas d’une qualité suffisante pour diminuer les besoins des transferts sociaux.
Pour prendre véritablement la mesure du phénomène chômage, il faut intégrer deux autres indicateurs : le ‘’ sous-emploi ‘’, c’est-à-dire essentiellement des personnes à temps partiel désirant travailler plus et le ‘’ halo autour du chômage ‘’, c’est-à-dire des personnes comptées comme inactives, mais souhaitant travailler. Quand on regarde l’ensemble du tableau, on s’aperçoit alors que la France, malgré la baisse du taux de chômage, n’est pas sortie du chômage de masse. Une fois de plus, les différentes classes sociales ne sont pas affectées de la même manière. Ces trois formes de chômagene concernent que 12 %des gens à partir de bac +2, contre 34 % au niveau du brevet des collèges. Ces différents phénomènes liés au chômage ont des effets concrets sur la vie des gens. Ils fragilisent des populations entières – perte de repères et de confiance, parfois même alcoolisme et fragilisation de la cellule familiale – et ils participent à l’installation de différentes formes de précarité dans le pays : faibles rémunérations, statuts peu protecteurs et mauvaises conditions de travail. Une précarité qui induit, en retour, une hausse des besoins de transferts sociaux. D’abord, le chômage sous ses diverses formes tire les salaires vers le bas. À côté de cela. La hausse de la flexibilité du travail, ‘’ l’envers des politiques de compétitivité ‘’, exerce une vraie contrainte sur les travailleurs. En 2001, un CDD (contrat de travail à durée déterminée) durait, en moyenne 112 jours, contre seulement 46 jours en 2017. Les mesures prises depuis une vingtaine d’années pour décentraliser au maximum les négociations collectives augmentent la concurrence entre les travailleurs. Le développement de l’auto-entrepreneuriat – souvent au service de plateformes numériques – va dans le même sens. S’ajoute enfin le fait que la qualité des métiers proposés à la place des emplois de production n’est pas toujours bonne.
Clairement, la désindustrialisation et les réformes de compétitivité de la dernière période ont été particulièrement défavorables aux classes populaires. Cette réalité sociale n’est probablement pas étrangère au mécontentement actuel. Comme Benjamin Brice le dit : ‘’ Si les gouvernants ont attendu les Gilets jaunes pour commencer à s’intéresser à la métropolisation, si une part des économistes ont eu besoin de la montée du populisme pour regarder les choses en face, c’est parce qu’ils n’ont pas pris la mesure de ce qu’ont représenté, pour une bonne partie de la population, la désindustrialisation, l’abandon de certains territoires, la crise du logement et la hausse de la précarité ‘’.
Coûts/bénéfices.
Beaucoup d’économistes, inquiets face à la remise en cause du libre-échange, insistent sur les bénéfices matériels de notre insertion dans le marché mondial : ‘’ La mondialisation permet d’accroître le pouvoir d’achat des consommateurs en faisant baisser les prix et en accroissant la qualité des produits. ‘’ Comme Benjamin Brice le souligne, voici une réalité qu’il ne faut certainement pas négliger, car une éventuelle relocalisation d’activités industrielles porterait atteinte à notre ‘’ volume de consommation matérielle ‘’ et obligerait à rompre avec notre obsession des prix bas.
Toutefois, il est d’autres réalités dont on doit également tenir compte si l’on entend juger les choses de manière raisonnable.
D’abord, notre abondance matérielle se paie aux prix fort. Notre économie devient de plus en plus dépendante du reste du monde, pour l’importation de biens et pour le financement du déficit qui en découle. En parallèle, cette abondance s’accorde assez mal avec nos objectifs écologiques et ne nous prépare pas du tout à un monde dans lequel un certain nombre de ressources vont probablement devenir plus rares et plus chères.
Ensuite,en dépit de notre abondance matérielle, le pouvoir d’achat est devenu la préoccupation numéro un de la population française, surtout dans les classes populaires.
À force de tout miser sur les prix bas, les importations ont remplacé la production locale, ce qui détruit des emplois dans les territoires, augmentent les besoins de transferts et joue à la baisse sur les salaires. Le consommateur y a gagné en volume de consommation mais le travailleur est soumis à une très forte pression au nom de la compétitivité, le locataire des métropoles a du mal à se loger et le contribuable voit son imposition non progressive s’alourdir. Au bout d’un certain temps, même le consommateur ne s’y retrouve plus, car l’écart entre ce que la société le pousse à acquérir – notamment via la publicité – et ce qui lui reste à la fin du mois devient énorme et alimente l’insatisfaction.
Enfin, les conséquences ne s’arrêtent pas là : le financement de nos politiques de compétitivité a également eu pour corollaire une dégradation des services publics, ce qui nourrit à son tour la colère dans le pays.
Lire la suite : Dommages-collatéraux des politiques de compétitivité.
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