La croissance économique infinie, une nécessité absolue ! Vraiment ? 4ième partie

Timothée Parrique considère la “ décroissance ” comme une “ stratégie de transitionvers une économie de post-croissance et explique en quoi elle consisterait et comment elle serait mise en œuvre. Nous en rapportons ici les grandes lignes tout en précisant qu’il s’agit d’un “ changement majeur ” (la crise actuelle et l’effondrement à éviter ne le sont-ils pas également) d’organisation socioculturelle et économique.

Réduction de la production et de la consommation.

Produire et consommer moins ”, c’est sans doute le B.A.BA de la décroissance. Une économie en croissance produit et consomme plus d’une année sur l’autre, tandis qu’une économie en décroissance produirait et consommerait moins. Pour être plus précis, on pourrait parler de “ rétrécissement ” et de “ ralentissement ” de l’économie telle que mesurée par le PIB et surtout de son “ domaine marchand ”.

Décroissance de la production : rétrécissement et ralentissement de l’économie.

Le segment monétaire de la production rétrécirait après “ l’abandon d’une partie des activités néfastes ou inutiles ” qui le composent. La majorité des activités publicitaires, par exemple, seraient amenées à disparaître, tout comme de nombreux services financiers (la définanciarisation de certains produits financiers) et une portion importante de l’économie des services qui se retrouverait démarchandisée. L’économie serait donc nécessairement plus petite, car ces activités de production et de consommation cesseraient tout simplement d’exister et avec elles toutes les extractions et pollutions qui y sont liées.

À ce premier type de réduction viendrait s’ajouter un deuxième : l’économie viendrait ralentir. Nous continuerions de produire et consommer certaines de nos marchandises, mais à des rythmes fortement ralentis et selon d’autres modalités. Timothée Parrique prend soin de bien différencier la “ frugalité ” d’une part, une forme de “ renoncement ” (choisir de ne plus faire des choses que l’on faisait, par exemple prendre l’avion, acheter des SUV, faire de la publicité, concevoir des produits financiers, manger de la viande et vendre des pesticides), de la “ sobriété ” d’autre part, une forme de “ modération ” (choisir de limiter des choses que l’on faisait : garder le même téléphone plus longtemps, partir en vacances moins loin, produire plus lentement avec des low tech et des énergies renouvelables, travailler moins). Nous produirions à peu près les mêmes choses qu’aujourd’hui mais les fréquences et les volumes de production seraient moindres. 

Cette décroissance par le rétrécissement et le ralentissement aurait pour conséquence automatique une baisse du PIB. Comme Timothée Parrique le précise : cela ne veut pas dire qu’une économie en décroissance est la même chose qu’une économie en récession. La “ baisse du PIB ” n’est pas un objectif mais l’une des “ conséquences ” d’une politique de décroissance. Assimiler une douloureuse récession à une politique maîtrisée de décroissance juste parce qu’elle provoque une baisse du PIB est aussi absurde que de comparer une amputation à un régime juste parce qu’elle engendre une perte de poids.  Les secteurs amenés à décroître ne seront pas dépecés au fendoir : imaginons plutôt une “ redirection graduelle de l’économie ”, planifiée démocratiquement, dans laquelle une partie de nos ressources, de notre temps de travail, de notre énergie et de nos matériaux cessera d’être mobilisée pour produire certaines marchandises (surtout celles qui polluent et qui ne contribuent pas ou peu au bien-être) et pourrait alors être “ remobilisée partiellement au bénéfice de la société ”.

Timothée Parrique dissipe un autre malentendu : réduire la production par la décroissance ne veut en aucun cas dire s’appauvrir. On peut très bien “ diminuer fortement la valeur ajoutée monétaire  d’une économie ” (le PIB) tout “ en augmentant la valeur ajoutée sociale et écologique ”, par exemple grâce à la hausse du temps libre et à l’amélioration des services écosystémiques. La baisse de certaines productions sera donc compensée par la hausse d’autres activités. Par exemple, moins de voitures thermiques et de construction de parking, mais davantage de rénovations de bâtiments et de réparations de vélos ; moins d’agents immobiliers et de courtiers mais plus d’aides-soignants et de paysans. Cependant, l’effet net sur le PIB du redéploiement des forces productives doit être négatif, si l’on veut qu’il allège l’empreinte écologique de manière suffisamment rapide (et qu’il libère le temps indispensable pour la prospérité sociale).  Vu les taux de couplage entre PIB et pressions environnementales un simple réagencement des activités ne suffira pas – nous n’avons pas le choix que de réduire la taille de l’économie. 

La décroissance serait la manifestation macroéconomique d’une politique délibérée, le résultat d’une myriade de décisions de frugalité et de sobriété à l’échelle des consommateurs, des entreprises, des associations et des pouvoirs publics. Pour organiser une telle transition, il faudrait engager des “politiques de décroissance ” exactement de la même manière que l’on engage actuellement des politiques de croissance.  Mais autant les politiques de croissance ont depuis longtemps un caractère non démocratique, autant les politiques de décroissance ne peuvent réussir que via le renforcement fondamental de la démocratie (sujet abordé plus loin dans son ouvrage).

Timothée Parrique se penche sur une proposition concrète : la réduction du temps de travail. C’est une politique de décroissance par la production : consacrer moins de temps à l’emploi salarié dans une optique de diminution des volumes de production. Imaginons que le contexte écologique nous impose de réduire la taille de l’économie de moitié ; il faudrait donc produire moitié moins et donc travailler moitié moins. Le véritable “ défi de la décroissance ” est “ d’organiser ce grand ralentissement pour qu’il soitécologiquement soutenable ”, “ socialement juste ” et “ démocratiquement acceptable ”.

Le chômage est un autre exemple de décroissance par la production. Dans une société de croissance où le pouvoir de vivre est indexé au pouvoir d’achat, l’accès à un emploi rémunéré est une question vitale. Quand on sait que l’emploi dans notre société est aussi un des piliers principaux de l’identité personnelle et des relations sociales, on comprend que le chômage est une triple peine. Or, théoriquement, on peut réduire l’activité économique de moitié sans créer de chômage, voire même en le réduisant. Pour maintenir une partie de son emploi salarié, une économie en décroissance devra travailler plus lentement, moins longtemps, ou un mix des deux. Ainsi, moins on produit et plus la productivité horaire est élevée, plus il faudra réduire le temps de travail et donc partager les emplois disponibles. Selon Timothée Parrique, il est peu probable que la productivité se maintienne ou augmente dans une société de décroissance. Par exemple, l’agriculture industrielle (forte productivité horaire) laissera place à une agroécologie locale (faible productivité horaire). Des activités fortement lucratives (donc à haute productivité horaire) dans la finance, la publicité et le commerce international laisseront place à des services où la productivité est nécessairement plus faible comme l’éducation, la culture, la santé et le soin. Timothée Parrique rappelle également que la baisse du temps de travail salarié ne signifie pas nécessairement une baisse du travail au sens anthropologique du terme. Moins les gens dédient de temps à leur emploi plus ils peuvent participer à une foule d’activités productives et reproductives (mais non rémunérées) en dehors du secteur marchand.

Décroissance de la consommation.

Si dès aujourd’hui toutes les villes françaises interdisaient la publicité dans l’espace public et si la diffusion de la publicité pour les produits à haute intensité écologique était interdite (SUV, viande et produits laitiers, voyages en avion, produits de luxe), il y a fort à parier que la demande pour ces produits s’écroulerait. L’économie ferait l’expérience d’une réduction de la consommation (qui ciblerait en particulier les produits polluants) en plus d’une baisse de la production de publicités et donc aussi du temps de travail pour les concevoir. La décroissance de ces activités néfastes viendrait libérer du temps de travail, dès lors disponible pour d’autres activités plus bénéfiques. Ce sont des exemples parmi tant d’autres. Dans une revue de littérature, Timothée Parrique et ses collègues ont identifié plus de 380 mesures concrètes de décroissance. L’abandon des grands projets inutiles et imposés (aéroports, autoroutes, centres commerciaux, parking, nouvelles centrales nucléaires, stades de foot, centre de données, certaines lignes grande vitesse, etc.), le décret de moratoires sur les forages marins et la création de sanctuaires écosystémiques, l’introduction de budgets nationaux de bien-être, une taxe progressive sur le patrimoine financier ajustée en fonction de l’empreinte carbone, l’annulation de certaines dettes, l’interdiction de certaines formes de publicité, l’allongement de la garantie des produits et la criminalisation de l’obsolescence programmée, l’interdiction des pesticides, la fermeture de lignes aériennes et le rationnement des billets d’avion, la réduction du temps de travail et la garantie d’emploi, la généralisation de l’usage de logiciels libres, une taxe sur le transport routier, une taxe sur les transactions financières et l’interdiction de certains produits financiers et du trading à haute fréquence, une taxe progressive sur les profits, le démantèlement des grandes entreprises dont les banques “ too big to fail ”, l’imposition de la non-lucrativité pour les secteurs stratégiques comme l’éducation, la recherche et la santé, la généralisation de la logique du logement social à l’ensemble du marché immobilier, une taxe sur la valeur ajoutée plus élevée sur les produits de luxe, des réseaux de réciprocités et des monnaies alternatives, la gratuité socialisée des services essentiels, le plafonnement des salaires à 4 fois le revenu minimum garanti, ou encore le rationnement des énergies fossiles sont quelques-unes de ces mesures.  Chacune de ces “ propositions ”aurait pour conséquence de manière plus ou moins sélective, la décroissance de la production et de la consommation, le rétrécissement et le ralentissement bénéfique de l’économie telle que mesurée par le PIB. L’effort de politique économique serait le même que celui engagé pour des politiques de croissance, mais avec un objectif radicalement différent : (1) alléger l’empreinte écologique (2) de manière démocratique (3) dans un esprit de justice sociale (4) dans le souci du bien-être. Voilà les 4 éléments clés d’une stratégie de décroissance qui sont développés ci-après.   

Pour alléger l’empreinte écologique.

La prospérité de l’économie est intrinsèquement liée à celle de l’écologie. De la même manière qu’un organe sain ne survit pas longtemps dans un corps mourant, il ne peut exister d’économie prospère dans un désert écologique. Une économie ne peut se maintenir dans une biosphère qui s’effondre. Tout comme le corps humain, l’économie est un métabolisme qui consomme des ressources et rejette des déchets. Pour continuer à fonctionner, ce superorganisme économique ne peut s’approprier que les ressources naturelles qui existent déjà et ne peut jamais complètement se débarrasser de ses déchets qui, si indésirables soient-ils, continuent d’exister sous une forme transformée. La soutenabilité d’une économie est donc une histoire de taille, ou plus précisément, de proportion. Pour pouvoir perdurer dans le temps, la taille de l’économie ne doit pas dépasser les capacités de régénération des ressources naturelles qu’elle consomme ni les capacités d’assimilation et de recyclage des écosystèmes dans lesquels elle rejette ses déchets.

La géologie terrestre produit des combustibles fossiles, le climat produit des services tels que le maintien de la composition chimique de l’atmosphère. Mais cette “ biocapacité ” (la capacité du milieu naturel à reconstituer ses réserves et à absorber des déchets) a son propre rythme. Un arbre peut prendre plusieurs décennies et une ressource comme le pétrole se crée sur plusieurs centaines de millions d’années. Pour être soutenable, l’empreinte écologique d’une économie (c’est-à-dire ses prélèvements et ses impacts sur la nature) ne doit jamais dépasser la biocapacité du territoire en question. Cela vaut pour l’économie d’un village par rapport à la nature environnante, comme pour l’économie mondialisée par rapport à la planète entière. C’est la règle fondamentale de toute économie écologique : la vitesse économique de consommation- rejet ne doit jamais dépasser la vitesse écologique de régénération-assimilation.   Une situation de dépassement prolongée détruit la biocapacité, en menant à des dégradations irréversibles de l’écosystème et à l’épuisement des ressources naturelles. Toute communauté dont l’empreinte écologique est supérieure à sa biocapacité se trouve dans un état de déficit ou de dépassement écologique. Surpêcher une population de poissons (par exemple, le cas de la morue de l’Atlantique Nord)  mènera à sa disparition et émettre trop de gaz à effet de serre dans l’atmosphère nous expose à un réchauffement climatique qui perturbe déjà nombre de services écosystémiques. À titre d’exemple, dans un pays comme la France, cette capacité de charge est largement dépassée. En 2015, la France transgressait déjà au moins 6 des 7 limites planétaires : émissions de gaz à effet de serre, usage du phosphore et de l’azote, empreinte matérielle, empreinte écologique et usage des sols. L’empreinte écologique des Français était de 4,8 hectares globaux (gha)  par personne, soit le double de notre biocapacité (2,4 gha) et les émissions de gaz à effet de serre étaient égales à 3,4 fois le seuil qui permettrait de tenir une trajectoire sérieuse d’atténuation du réchauffement climatique. Les chiffres sont sans appel : la France vit très largement au-dessus de ses moyens écologiques (comme beaucoup d’autres pays occidentaux).

Comme, il est impossible de verdir complètement une économie surdimensionnée, il faut nécessairement produire et consommer moins pour ralentir l’extraction des ressources naturelles et la pollution des écosystèmes. Voilà pour Timothée Parrique le premier élément qui caractérise la décroissance : un régime appliqué à l’économie pour réduire son empreinte écologique et la maintenir en bonne santé environnementale. Comme pour un régime, cette “ réduction ” ne doit pas tendre vers un niveau nul, mais vers un “ niveau inférieur aux plafonds écologiquement soutenables ”. À chaque limite planétaire (climat, biodiversité, eau, sols, etc.) son seuil de soutenabilité et sa trajectoire de réduction. Et à chaque pays, en fonction de l’ampleur de son dépassement, sa trajectoire de décroissance. La décroissance de l’économie américaine sera donc plus conséquente que celle de l’économie suédoise et les Américains ne devront pas produire les mêmes choses que les Suédois. Ce qui est sûr, c’est que plutôt un pays continue à grossir au-delà de leur budget écologique et plus il sera contraint tôt ou tard de décroître de façon abrupte : il sera alors plus difficile de planifier la transition pour qu’elle soit juste, démocratique et sereine.

Pour être efficace, ce “ régime de décroissance ” doit être sélectif et cibler en priorité les biens et les services à fort impact écologique. Pour réduire l’empreinte carbone (l’usage du charbon, pétrole et du gaz) et l’empreinte matérielle (l’extraction d’énergies fossiles, de minéraux, de métaux et de biomasse), il faudra en priorité réduire l’usage de la voiture, le chauffage au gaz et au fioul, ainsi que diminuer les activités d’élevage pour la viande et les produits laitiers, l’aviation, la construction, sans oublier les activités militaires.  Puisqu’il n’existe pas de boutons émission carbone, usage des sols et extraction de sable sur lesquels appuyer, il faudra donc mobiliser des politiques de décroissance plus précises. Prenons l’exemple de la réduction du temps de travail. Une étude relative à 29 pays développés sur la période de 1990 – 2008 montre qu’une augmentation de 1 % du temps passé en emploi s’accompagne d’une hausse de 0,4 % de la consommation d’énergie. Comme la consommation d’énergie est fortement liée aux émissions de gaz à effet de serre, réduire le temps de travail et avec lui la production est un moyen rapide d’amorcer une décroissance pour atténuer au moins un des 6 dépassements écologiques de la France.

Timothée Parrique explore quelques-uns des autres leviers disponibles qu’il regroupe en trois grandes catégories : les leviers “ d’interdiction ”, de “ rationnement ” et de “ fiscalité ”. On pourrait d’abord fermer un certain nombre de vols (le gouvernement néerlandais limite en 2023 à 440 000 vols par an à destination de l’aéroport d’Amsterdam-Schiphol), bannir la publicité pour les voyages en avion, interdire la vente de voitures à moteur thermique et abaisser les limitations de vitesse. La deuxième optionconsisterait à rationner l’usage des énergies fossiles à travers un système de “carte carbone ” ou bien des quotas plus ciblés comme l’octroi de droits à voler limités (un quota maximal de kilomètres aériens, compté en tonnes d’équivalent dioxyde de carbone, révisé aux 5 ans). La troisième option “ fiscale ”, augmenterait les prix des activités que l’on souhaite décourager, par exemple une taxe progressive sur les billets d’avion, une taxe sur le kérosène, un système de bonus-malus à la norvégienne qui surenchérit le coût des voitures lourdes et polluantes et facilite l’achat des véhicules électriques légers et tout cela en facilitant l’accès à d’autres activités, par exemple en rendant les transports publics gratuits (on retrouve cette logique de la gratuité des transports publics au Luxembourg et dans plus de 60 villes en France). Ces instruments peuvent se superposer. Par exemple, une taxe progressive sur les billets d’avion dans un premier temps en parallèle de la fermeture de certaines lignes nationales, qui pourrait après un certain temps laisser place à un système de rationnement des voyages aériens et puis peut-être plus tard, de l’usage de l’énergie fossile en général sur le territoire national, jusqu’à interdiction totalement de cet usage au niveau international. Même logique pour l’automobile : un système bonus-malus pollution/poids avec une interdiction de la publicité pour les voitures les plus lourdes et polluantes, qui précéderait l’interdiction de leur vente, elle-même précédantl’interdiction de toutes les voitures thermiques.

Selon Timothée Parrique, la tâche est plus facile qu’on le pense parce que la charge écologique est fortement concentrée géographiquement. Par exemple, 71 % des émissions mondiales peuvent être rattachées à seulement 100 entreprises, principalement dans le secteur de l’extraction d’énergie et les 20 entreprises les plus polluantes causent 1/3 de ces émissions. Même situation pour d’autres pressions. En 2019, seulement 20 entreprises sont responsables d’un peu plus de la 1/2 des déchets plastiques sur la planète. Selon les estimations du cartographe Cedric Rossi, les émissions sont pour leur immense majorité réparties sur quelques gros bassins industriels et les 10 usines les plus polluantes représentent 34 % des émissions industrielles en 2021, soit 7 % des émissions françaises. Bien sûr, ces entreprises ne sont pas à elles seules responsables de ces gaz à effet de serre, mais il n’empêche que leur forte concentration permettrait hypothétiquement une intervention ciblée.  

On réalise ici l’importance de la double mention “ production ” et “ consommation ”. Rien ne sert aux consommateurs de moins prendre leur voiture si la baisse des émissions est compensée par un surcroît d’activités militaires (un bombardier B-52 brûle en 1 heure autant de carburant qu’un automobiliste moyen en 7 ans). Inutile d’arrêter de produire des SUV si l’on continue d’en importer d’ailleurs et inutile de rouler en électrique si on continue d’exporter des SUV à l’étranger. Le “ défi ” est d’organiser une “ décroissance coordonnées ” où “ moins consommer ” incite à “ moins produire ” et vice versa.

Planifiée démocratiquement.

La décroissance n’est pas n’importe quelle réduction de la production et de la consommation. À la différence d’une récession chaotique symptomatique d’une économie de croissance, elle est planifiée, c’est-à-dire concertée démocratiquement avec la société et organisée à l’avance par les pouvoirs publics et les parties prenantes de l’économie selon un plan. Ce n’est pas une crise imprévue, incontrôlée et subie, mais une “ transition anticipée, organisée et choisie ”.  

Timothée Parrique explique la distinction entre décroissance et récession mais aussi entre décroissance et effondrement. La décroissance par la planification s’oppose à la récession et aussi à la décroissance par le désastre qu’il conviendrait bien d’appeler effondrement. La récession (le ralentissement subi de l’activité économique qui se traduit par une croissance négative du PIB) est un accident récurrent dans une économie qui a un besoin maladif de croissance pour fonctionner (l’équivalent de perdre du poids à cause d’une maladie). L’effondrement est l’issue inévitable à terme pour une économie de croissance – l’équivalent de mourir après avoir perdu tout son poids à cause de la maladie. La décroissance, au contraire de la récession et de l’effondrement, est le “ résultat espéré  d’une transition intentionnelle, volontaire, qui vise précisément à décroître ” (perdre le poids nécessaire pour atteindre la pleine santé grâce à un régime bienfaisant).

Si la décroissance doit être planifiée, c’est parce que le système économique actuel (le capitalisme) n’est pas conçu pour décroître et qu’il est dominé par des agents économiques qui considèrent inacceptable de l’orienter vers sa décroissance. Comme un requin qui doit constamment être en mouvement pour respirer, notre système économique actuel ne peut se stabiliser que par la croissance. Il devient donc extrêmement instable dans le contexte actuel, marqué par un ralentissement général des taux de croissance – la fameuse stagnation séculaire. Difficile d’imaginer une entreprise pétrolière renoncer à exploiter des réserves profitables pour atténuer le réchauffement climatique, ou un fonds d’investissement ralentir ses activités pour éviter une crise financière. Aujourd’hui, le modèle de l’entreprise à but lucratif va à l’encontre d’un objectif de décroissance. Mais voici un point que l’on a trop souvent tendance à oublier : cette propension à croître est elle-même planifiée. Rien ne se produit et ne se consomme jamais tout seul. En ce sens, toute économie est planifiée d’une manière ou d’une autre. Contrairement à l’opinion courante, le néo-libéralisme qui caractérise l’économie mondialisée actuelle n’est pas du tout le contraire de la planification. Il est en réalité une forme particulièrement planifiée du capitalisme où ce sont les grandes entreprises qui décident quoi produire, avec l’accompagnement de l’État qui facilite ouvertement l’expansion du champ économique au sein de la société. Aujourd’hui, la production est planifiée à au moins 4 niveaux. Les gestionnaires d’entreprise décident quoi produire, souvent dans une optique de lucrativité. Les associations à but non lucratif planifient également leur production mais selon des critères plus larges. En tant qu’individus, nous planifions notre travail, généralement en vue de maximiser notre pouvoir d’achat, ainsi que notre consommation (elle-même déjà partiellement planifiée par la publicité). Et bien sûr, le gouvernement planifie une partie de la production, celle des administrations publiques et participe à la planification du reste de l’économie en la régulant (actuellement selon des objectifs de croissance).

À quoi ressemblerait une planification organisée pour la décroissance ? Parmi les 4 niveaux précédents, c’est bien celui des entreprises qui pose problème. En effet, c’est le pouvoir disproportionné des grandes entreprises, renforcé par une idéologie néolibérale qui fait de la lucrativité la boussole de la société, qui impose des comportements indésirables aux trois autres niveaux. Le gouvernement est forcé de défendre les intérêts des grands groupes ; les associations doivent vivoter avec l’aumône des entreprises et les financements publics ; et le comportement des consommateurs est fléché par les entreprises à travers la publicité et les pratiques d’obsolescence organisée. Pour pouvoir mettre en œuvre une stratégie de décroissance, il faudra nécessairement reprendre le contrôle des organisations qui aujourd’hui bloquent activement toute tentative de sobriété. Par exemple, nous savons que les entreprises fossiles doivent réduire de 74 % la production de pétrole et de gaz d’ici 2030. Pour limiter le réchauffement à 1,5 ⁰C, il faudrait renoncer à exploiter au moins 60 % des réserves de pétrole et de gaz et 90 % des réserves de charbon. Difficile à croire que des entreprises privées à but lucratif vont volontairement renoncé à ces profits potentiels. Si cela était plausible, elles l’auraient sûrement déjà fait. Ces entreprises font tout pour sauvegarder leurs marges et continuer à extraire. L’alternative consiste à les nationaliser (intégralement ou en partie) et à prendre cette décision à leur place. On pourrait imaginer un pôle public de l’énergie français qui rassemblerait EDF, Engie, Total, ainsi que d’autres petits fournisseurs, pour permettre la coordination d’une stratégie de sobriété énergétique nationale et d’une transition rapide vers les énergies bas carbone. Selon la même logique, on pourrait former un pôle stratégique du transport français qui inclurait la nationalisation de la SNCF, des autoroutes, des aéroports et des grandes compagnies aériennes et maritimes. Si les banques continuent de refuser de financer la transition écologique (les banques continuent massivement de financer les énergies fossiles à un niveau en 2021 supérieur à celui de 2016, dont BNP Paribas, le 5ième plus gros financier mondial des énergies fossiles), il faudra aussi prendre cette décision à leur place. Un contrôle démocratique des grandes banques permettrait de généraliser la politique de la Banque Postale et de suspendre le financement de toutes les entreprises qui développent des nouveaux projets d’extraction d’énergies fossiles. Même chose pour l’industrie pharmaceutique, les entreprises de télécommunication et toutes les autres entreprises que l’on voudrait radicalement transformer dans les années à venir. Si le mode de gouvernance appropriée pour ces organisations sur le long terme reste une question ouverte (qui sera abordée plus loin), leur contrôle hiérarchisé par une minorité d’actionnaires en attente de retours sur investissement est fondamentalement incompatible avec l’objectif d’une transition écologique par la décroissance. Et par “ transformation ”, il faut comprendre “ fermeture ”, “ démantèlement ” et “ reconversion ”, comme l’expliquent les auteurs de la Redirection écologique. Les industriels de l’automobile doivent cesser (de manière volontaire ou contrainte) de concevoir, produire et vendre des grosses voitures thermiques et se concentrer sur une production limitée de véhicules électriques légers (ou à hydrogène). Les compagnies aériennes doivent fermer certaines lignes nationales et certains aéroports et supprimer la plupart des vols internationaux. Les sociétés d’autoroute doivent abandonner leurs projets d’expansion et démanteler une partie de l’infrastructure existante. Les banques doivent renoncer à tout investissement dans les énergies fossiles et entamer la fermeture d’une partie des marchés financiers. La décroissance à l’échelle d’une économie nationale est le résultat agrégé de multiples protocoles de fermeture/démantèlement/reconversion à l’échelle des entreprises.

Certains objecteront que ces stratégies de nationalisation sont un risque pour la productivité de ces entreprises et pour la compétitivité du pays (c’est-à-dire dans la matrice d’une économie de croissance, les profits et le PIB). Pour Timothée Parrique, il faut “ redéfinir ” ce que l’on entend par “ productivité ” et sans doute “ abandonner l’idéologie de la compétitivité ” compte tenu de l’urgence à laquelle nous faisons face, qui est écologique et sociale avant d’être économique. Un pays comme la France (et d’autres pays) peut se permettre de perdre des profits (surtout ceux captés par des minorités déjà riches), mais il ne peut pas se permettre de perdre sa biodiversité et ses écosystèmes.

D’autres affirmeront que la nationalisation d’une entreprise n’est pas un gage de soutenabilité (en témoignent, par exemple, les 3 plus gros émetteurs mondiaux, 3 entreprises “ publiques ” en Arabie Saoudite, en Chine et en Russie). Timothée Parrique note d’une part, que ces entreprises sont dirigées par des régimes totalitaires et que d’autre part, planifier pour la décroissance (prendre le contrôle pour fermer, démanteler et reconvertir) aura l’effet inverse de cette planification pour la croissance (prendre le contrôle pour optimiser et accumuler). Entre le gouvernement et des multinationales privées, qui a le plus de chances d’agir pour protéger l’intérêt de la planète et du bien commun ?     

Bien sûr, nationaliser n’est pas l’unique réponse. Les secteurs stratégiques et les biens et services de réseaux se prêtent facilement à une gestion publique. Pour d’autres, l’objectif doit être de “ coopérativiser ” les entreprises, c’est-à-dire de démocratiser leur fonctionnement, en espérant que cette ouverture à la délibération permettre de prendre des décisions pour l’intérêt général.  Là encore, il paraît plus probable pour une coopérative de décider de “ renoncer à une partie de ses activités pour préserver l’habitabilité de notre planète ” que pour une entreprises privée, hiérarchique et à but lucratif de prendre la même décision. Dans une optique de transition écologique, la dilution du pouvoir de décision permettrait d’éviter des situations où toute tentative de transformation de l’entreprise qui va à l’encontre de la lucrativité est immédiatement bloquée par les actionnaires. Pour se coopérativiser, une grande entreprise pourrait commencer par créer un “ fonds de propriété inclusive ”, c’est-à-dire un fond détenu collectivement, géré par des représentants démocratiquement élus, dans lequel les entreprises viendraient émettre de nouvelles actions. On peut aussi plafonner les droits de vote des actionnaires non gestionnaires, dissocier les droits de vote des droits financiers et revoir complètement les processus de prise de décision en s’appuyant sur l’expérience des coopératives existantes. 

Dans un esprit de justice sociale.

La décroissance ne doit pas être seulement écologiquement efficace, elle doit aussi être juste. Parler d’une décroissance “ dans un esprit de justice sociale ” signifie appliquer le principe des “ responsabilités  communes mais différenciées ”, (le principe n⁰ 7 de la déclaration de Rio des Nations unies 1992) : chacun doit contribuer selon sa situation. Ce sont les consommateurs dont l’empreinte est la plus lourde qui devront en priorité déconsommer et renoncer à une partie de leurs revenus, ce sont les entreprises les plus polluantes qui devront en priorité ralentir leur production et renoncer à une partie de leurs profits et ce sont les pays les plus écologiquement destructeurs qui devront faire le plus d’effort pour réduire leurs PIB. Et pour corollaire, ce sont ceux qui sont  aujourd’hui les plus vulnérables (les faibles revenus, les petites entreprises et associations en difficulté et les pays du Sud) qui devront bénéficier du changement d’organisation économique.  C’est une logique de “ contraction et de convergence ” : décroissance pour les privilégiés (contraction) et croissance pour ceux qui en ont le plus besoin (convergence). Dans un monde aux contraintes environnementales de plus en plus serrées, nous devons partager nos budgets écologiques de manière plus équitable. Si les pays du Sud ont besoin davantage de ressources pour construire les infrastructures essentielles au bien-être, il faudra décroître les économies des pays du Nord. Dit autrement, la décroissance des pays riches est une condition sine qua non pour la prospérité des pays pauvres.

Si “ la ligne d’arrivée écologique ” d’une stratégie de décroissance est “ une économie au métabolisme biophysique soutenable ”, “ sa ligne d’arrivée sociale est une société équitable ” où tout le monde a assez pour parvenir à satisfaire ses besoins sans que personne ne consomme dans l’excès. L’ensemble de “ ces deux objectifs ” forme un “ espace sûr et juste pour l’humanité ” selon l’expression de l’économiste Kate Raworth.

La contraction.

Le premier volet de cette grande transformation consiste à “ contracter les productions et les consommations des populations privilégiées ”. Géographiquement, cette tâche commence dans les pays à hauts revenus. L’Europe et l’Amérique du Nord sont à elles seules responsables de la moitié de 2 450 milliards de tonnes de CO émises depuis 1850 dans le monde et, en 2010, l’empreinte carbone de l’Union européenne monopolisait 90 % du budget carbone annuel disponible. Ensemble, les habitants des pays du Nord ont causé 92 % des émissions de CO en excès par rapport au budget carbone permettant de respecter le seuil de stabilité climatique de 350 ppm. Si l’on fait le même calcul pour l’utilisation des matériaux (l’empreinte matière), les pays à hauts revenus (qui représente seulement 16 % de la population mondiale) sont responsables de 74 % de l’excès de consommation au-delà de la limite globale de 50 Ct par an, seuil défini par les scientifiques pour un usage soutenable des ressources naturelles. Mais derrière ces empreintes moyennes se cache une grande disparité, même au sein des pays les plus riches. En 1990, la situation était simple : les pays riches polluaient beaucoup et les pays pauvres polluaient peu. Trente ans plus tard, la situation a radicalement changé. Les inégalités carbone sont moins une question de divergence entre pays qu’une divergence entre classes sociales. Aujourd’hui, les 10 % les plus riches sont responsables de 47,6 % des émissions totales soit 4 fois plus que la moitié la plus pauvre de l’humanité. La fortune procure un “ privilège énergétique ” : les 5 % les plus riches de la planète utilisent plus d’énergie que la moitié la plus pauvre de l’humanité. Mais dans un monde où l’on consomme déjà trop d’énergie, ce privilège est aussi insoutenable qu’il est immoral : le décile le plus aisé a utilisé 56 % du budget carbone à 1,5C, alors que les 50 % les plus pauvres, qui devraient en tout logique avoir accès prioritairement aux ressources disponibles, seulement 4 %.

Pour réduire les émissions d’au moins 55 % d’ici 2030 et d’encore plus d’ici 2050, la réduction de l’empreinte des plus gros consommateurs et producteurs sera nécessairement plus drastique que celle de ceux qui aujourd’hui polluent le moins. Selon un rapport de France Stratégie, les 50 % des ménages les plus modestes devront réduire leur empreinte carbone de 4 % d’ici 2030, contre 81 % pour les 10 % des ménages les plus riches (revenu de 3 328 euros par mois et patrimoine dépassant le 607 700 euros). Selon les calculs de l’ingénieur Clément Caudron, il serait possible de diviser par deux le PIB français sans toucher aux revenus de la moitié la plus pauvre de la population. Ce n’est qu’un ordre de grandeur, mais il montre bien qu’un pays comme la France dispose d’une large marge de manœuvre pour décroître le PIB sans accroître les inégalités. Cette contraction peut se faire de différentes manières, certaines plus justes que d’autres. Par exemple, une taxe carbone avec un mécanisme redistributif, selon le modèle de la “ contribution climat anti-pauvreté énergétique ”, permettrait à la moitié des ménages français les plus vulnérables de recevoir plus qu’ils ne paient. On pourrait aussi, comme le propose Thomas Piketty, a minima ajuster le barème de l’impôt sur le revenu afin de neutraliser l’effet de la taxe carbone sur les ménages les plus modestes, ou bien même mettre en place une taxation progressive des émissions (aucune taxe sur les premières tonnes et puis un renchérissement progressif jusqu’à des niveaux d’empreinte maximaux, au-delà desquels l’amende se substituerait à la taxe). Il faudrait aussi prendre en compte l’empreinte carbone du patrimoine financier qui représente aujourd’hui 70 % des émissions du centile le plus fortuné. Un rapport de Greenpeace/Oxfam estime que l’empreinte carbone des actifs financiers des 63 milliardaires français est égale à 152 millions de tonnes soit l’empreinte du patrimoine financier de la moitié des ménages français. Le français moyen aura beau renoncer à voler et arrêter de manger de la viande, l’initiative restera lettre morte si ceux qui contrôlent les entreprises continuent d’investir dans la production de toutes ces choses qu’il faudrait urgemment arrêter de produire. Une autre option consiste à instaurer des comptes carbone individuels, suivant le modèle des quotas d’énergies échangeables. Le budget carbone français serait chaque année divisé en permis, une partie distribuée à chaque citoyen sous la forme d’une dotation carbone universelle et le restant serait attribué aux différentes entreprises, associations et pouvoirs publics. Chaque fois qu’un consommateur achèterait de l’énergie fossile (essence, gaz, fioul), il serait débité de la quantité équivalente de permis carbone en plus du prix d’achat. De la même manière, à chaque fois qu’une entreprise achèterait de l’énergie fossile pour produire, elle devrait également utiliser des permis. Les consommateurs et les organisations qui n’utilisent pas la totalité de leur quotas carbone pourraient les revendre sur un marché secondaire aux prix régulés. Prenons l’exemple de l’aviation. En 2018, 1 % de la population mondiale a causé 50 % des émissions du secteur et plus de 96 % d’entre elle n’a pas pris l’avion. Seulement 10 pays se partagent 60 % des émissions du secteur. À l’échelle de l’Union européenne, seuls les 10 % des ménages les plus riches prennent l’avion. Une “ décroissance de l’aviation dans un esprit de justice sociale ” consisterait à renchérir l’accès à l’avion pour ceux qui volent beaucoup (sauf exceptions type associations humanitaire, diplomaties, scientifiques, etc.) pour permettre à ceux qui ne l’ont jamais pris d’en profiter sans pour autant mettre en péril la stabilité climatique. En priorité, il faudrait fortement réduire l’usage des jets privés et supprime les classes affaires et premières classes, ou à minima, introduire un impôt direct par vol proportionnel à la distance parcourue (une proposition de la Convention Citoyenne pour le climat : une taxe de 360 euros pour chaque vol en jet privé de moins de 2000 Km et de 1,200 euros pour au-delà et son équivalent pour les vols en classe affaire (180 euros et 400 euros) et en classe éco (30 euros et 60 euros). Pour l’aviation commerciale, on pourrait fixer un nombre total de vols par an (qui serait amené à décroître dans une trajectoire de décarbonation) et les répartir de la manière la plus juste possible en fonction des usages.

La convergence.

Voici quelques propositions de Timothée Parrique concernant le volet convergence d’une transition décroissante.  Pour améliorer la situation des pays du Sud, les pays du Nord vont devoir complètement repenser les ramifications internationales de leur modèle économique. Aujourd’hui, la mondialisation soutient un véritable “ circuit extractiviste ” : les pays riches importent des ressources naturelles à un prix artificiellement bas et ne compensent pas les pays exportateurs pour les dégâts occasionnés lors de leur extraction. Pour mettre fin à ce “ mode de vie impérial ”, il faut inverser la tendance : réduire le volume des importations proportionnellement à la baisse de la production et de la consommation tout en augmentant les flux financiers du Nord vers le Sud. C’était l’idée derrière l’initiative Yasuni ITT en Équateur. Entre 2007 et 2013, le président de l’époque avait proposé aux pays qui leur achetaient du pétrole de leur vendre “ des droits de non-émission de gaz à effet de serre ”. En échange, il s’engageait à sanctuariser le parc Yasuni et les réserves pétrolifères que son sous-sol contient. Voilà selon Timothée Parrique une façon concrète de protéger des ressources naturelles et de financer le développement des pays du Sud tout en réduisant la consommation dans les pays riches. Les pays du Nord continueraient de payer des ressources qui cesseraient d’être extraites, pour devenir des sortes de sites relevant du patrimoine mondial. Ce serait une façon pour les pays industrialisés de s’acquitter de leur dette climatique. 

Dans le souci du bien-être.

L’augmentation du PIB est corrélée à une augmentation du bien-être en dessous d’un certain niveau de revenu par habitant. Au-delà de ce niveau, les effets s’inversent. L’augmentation du PIB devient néfaste, surtout quand celui-ci est distribué inéquitablement. Dit autrement, la croissance ne fait plus le bonheur. Ceci étant dit, une baisse drastique et mal organisée des activités économiques, c’est-à-dire une récession, pourrait détériorer la qualité de vie. D’où ce quatrième élément : la décroissance vise à réduire la production et la consommation dans le souci du bien-être.

Imaginons un cadran avec deux axes où l’on viendrait placer tout ce qu’une économie produit. Il y aurait un axe écologique en fonction de la contribution de chaque produit à l’empreinte nationale (l’empreinte écologique) et un axe social en fonction de la contribution au bien-être (l’empreinte bien-être).  La façon la plus facile de faire baisser l’empreinte écologique tout en maintenant la qualité de vie est de renoncer aux produits très polluants qui contribuent peu au bien-être. Si l’on veut réduire les vols en avion, par exemple, on commencera par les fréquents week-ends de vacances des ménages les plus aisés et pas par les vols humanitaires et les réunions familiales ; si on veut réduire le nombre de grosses voitures polluantes, on commencera avec les véhicules particuliers dans les grandes villes et non par les ambulances et les secours de haute montagne.

Une rapide comparaison internationale nous montre que les marges de manœuvre pour la décroissance sont gigantesques. Pour une qualité de vie similaire, l’empreinte carbone moyenne d’un Costaricien ne dépasse pas les 3 tonnes éqCO₂ alors que celle d’un Français est d’une dizaine de tonnes et celle d’un Américain proche des 15 tonnes. Pour organiser la décroissance dans le souci du bien-être, il faut apprendre de ces pays qui parviennent à découpler bien-être et empreinte écologique (question bien plus importante que celle du découplage avec le PIB). Une autre étude comparative estime qu’il est possible d’atteindre des hauts niveaux de bien-être avec des faibles niveaux de demande énergétique (entre 13 et 18 GJ) par habitant, soit 1/10 de la consommation d’énergie par un Français moyen). Dans les 106 pays étudiés, la qualité des services publics, la redistribution des revenus et la démocratie sont des stratégies statistiquement plus efficaces pour améliorer le bien-être et bien moins intenses écologiquement que la croissance du PIB.

Une “ politique de décroissance heureuse ” consisterait donc à étendre l’accès à des services publics de qualité, par exemple via la gratuité. Santé, éducation, transports en commun, gestion de l’eau, accès à internet, téléphone et autres biens et services essentiels seraient financés collectivement par cotisations selon le modèle de la gratuité socialisée et gérés de la manière la plus locale et démocratique possible dans une logique de non-lucrativité. La tarification de ces biens et services serait progressive : gratuité des choses indispensables et renchérissement progressif des consommations pour pénaliser le gaspillage et le mésusage. Comme le répète Timothée Parrique : ce qui compte vraiment pour le bien-être n’est pas le pouvoir d’achat mais le “ pouvoir de vivre ”. À quoi bon protéger le porte-monnaie des consommateurs lorsque la logique même de la production lucrative vise à vendre au prix le plus élevé possible ? Ce n’est pas un problème de pouvoir d’achat, c’est un problème de pouvoir de vente, devenu pour les grandes entreprises en situation de quasi-monopole, un super pouvoir de vente. Il faudrait plutôt encadrer les prix des choses essentielles pour les rapprocher des coûts réels de production, ce qui viendrait dégonfler tous ces secteurs aujourd’hui dopés par les marges déraisonnables des entreprises capitalistes. Suivant le modèle viennois, les prix de l’immobilier ne pourraient dépasser un prix maximum et même chose pour le prix des médicaments , des assurances et de toutes ces autres choses sans lesquelles on ne pourrait vivre décemment.

Pour Timothée Parrique, cela donne une feuille de route claire pour maintenir et augmenter le bien-être pendant le grand ralentissement de l’économie. Timothée Parrique les classe en deux grandes catégories : la déconsommation et la non-production.

La non-production.  

Derrière la question de la production se trouve celle du travail et de son utilité. La question essentielle à poser aujourd’hui : est-ce que mon activité professionnelle justifie le risque d’un effondrement écologique ? Et plus généralement à l’échelle de chaque territoire et de chaque entreprise : de quoi avons-nous vraiment besoin ? C’est une question de priorité : nous devons ralentir les activités les plus polluantes et les moins utiles afin de préserver celles que l’on considère comme essentielles et qu’il faudra verdir le plus possible. Une “ garantie de l’emploi ” pourrait éviter le chômage accidentel lors de ces grandes fermetures industrielles. On pourrait imaginer la généralisation du système des “ Territoires zéros chômeurs de longue durée ” et la création de “ coopératives d’emploi ” à l’échelle de chaque commune. Les instances de démocratie participative au sein des territoires viendraient identifier les besoins ou les manques et recenser les compétences des habitants désirant travailler davantage avec l’objectif de créer des emplois permettant de satisfaire à la fois les besoins de la communauté et les aspirations des travailleurs. Ces “ communs du travail ” deviendraient des forums démocratiques pour pouvoir constamment ajuster l’activité économique.

La déconsommation.

Même logique du côté de la consommation. Une des propositions de la Convention Citoyenne pour le climat : que soit inscrite sur la publicité des produits les plus polluants la mention “ En avez-vous vraiment besoin ? La surconsommation nuit à la planète ”. Se désencombrer des possessions (et des envies) auxquelles on tient peu serait une façon de réordonner nos priorités et de redistribuer certains de ces objets – une économie où une organisation comme Emmaüs deviendrait beaucoup plus importante qu’Amazon. Ce processus commence à l’échelle individuelle avec une “ réflexion de simplicité volontaire ”, un peu comme la technique de déconsommation de la Japonaise Marie Kondo qui consiste à évaluer chaque possession avec la question “ Est-ce que cette chose vous rend heureux ? ”. La réflexion continue ensuite à l’échelle locale, pour discuter des possessions que l’on pourrait mettre en  commun pour en partager l’usage (le covoiturage, les ressourceries de quartiers, les boîtes à outils collectives, les boîtes à livres, les réseaux de partage en ligne, les gymnases en plein air, les encyclopédies en ligne et même la mise en commun des machines à laver) et des choses qui pourraient devenir inutiles si l’on s’organisait pour les faire disparaître (les bouteilles d’eau, les hôtels et les voitures, rendues inutiles par l’existence de fontaines publiques, de réseaux d’hébergement réciproque et de transports en commun). Avant de crier au sacrifice, réalisons que la plupart des activités les plus importantes pour notre bien-être ont une très faible empreinte écologique et ne sont pas considérées à proprement parler comme du travail et des marchandises : passer du temps entre amis, se balader dans la nature environnante, lire et faire de la musique, ou encore participer à des débats politiques. Produire moins ferait baisser le temps de travail et viendrait donc libérer du temps pour produire toutes ces choses que le PIB ne mesure pas et profiter de toutes les richesses que l’on a déjà. On pourrait donc “ travailler moins pour mieux vivre ”, renoncer à concevoir de plus grosses voitures, à bâtir des antennes 5G et à développer le tourisme spatial pour pouvoir s’adonner à une vie associative et politique riche de sens, même si légère en termes de PIB. La “ décroissance économique ” serait alors une “ immense croissance intellectuelle, hédoniste, humaniste et écologiste ” et un formidable progrès pour nos sociétés.

Conclusion.

Mettre une économie en décroissance, cela veut dire “ réduire la production et la consommation pour alléger l’empreinte écologique de manière démocratiquement planifiée, dans un esprit de justice sociale et dans le souci du bien-être ”. Une décroissance intelligente permettrait de redescendre au-dessous de plafonds écologiques soutenables tout en générant un triple dividende social : une économie plus participative où l’on décide ensemble de ce que l’on veut produire et consommer, moins de pauvreté et d’inégalités et une qualité de vie plus résilientes aux crises géopolitiques, économiques et écologiques. C’est une “heureuse coïncidence ” comme dit Jason Hickel : “ ce que nous devons faire pour survivre est aussi ce que nous devrions faire pour être plus heureux ”. Ce qui définit la décroissance comme concept, c’est la juxtaposition de ces 4 aspirations dans une seule stratégie de transition. Qui dit transition dit “ destination ” et Timothée Parrique présente à quoi ressemblerait le système économique vers lequel la décroissance nous ferait cheminer.

Lire la suite : La croissance économique infinie… 5ième partie.    


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